Teahupo’o
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Jean Marie Hosatte
N° 147 - Été 2025

Au cœur de la vague

À Teahupo’o, sur l’île de Tahiti, la mer offre aux surfeurs du monde entier une vague géante. Considérée comme une divinité, la « mâchoire d’Havaé » accueillait les épreuves de surf des Jeux olympiques d’été de 2024. Sans pour autant faire de ce territoire secret une destination envahie par les touristes.

Le territoire des légendes commence au PK. 0, où la route vient plonger dans le lit de la merci. La rivière sépare le pays des hommes de Fenua Aihéré Hia te Atua, la « terre aimée des dieux. » Les humains ne sont autorisés à pénétrer, dans le dernier espace totalement sauvage de Tahiti, qu’à pied ou dans des pirogues, en longeant les récifs acérés de la pointe sud-est de l’île.

Longtemps, cette brousse dense ne fut accessible qu’aux pi’imato, les montagnards de l’île, qui arpentaient les pentes des deux pics qui dominent Teahupo’o pour y récolter des plumes multicolores et y creuser les sépultures des rois. La jungle servait aussi de refuge aux réfractaires à l’ordre moral imposé par les missionnaires chrétiens. Depuis trente-cinq ans, le Fenua Aihére et le lagon qu’il domine sont protégés par le « rahui », une coutume qui limite l’accès à un espace qui devient tabou. « Le rahui, explique Gérard Parker, l’ancien maire de Teahupo’o, consiste à faire intervenir le monde des esprits le temps que la nature, l’animal, l’arbre, le poisson puisse se régénérer. »

La « mâchoire d’Havaé ».
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Jean Marie Hosatte
La « mâchoire d’Havaé ».

MUR DE SAPHIR

La rivière transporte le « mana », l’énergie qui émane de la nature du Fenua Aihéré jusqu’à l’océan au niveau de la passe de Havaé. À 400 mètres d’une plage de galets et de sable noir, la barrière corallienne ferme le lagon qui s’étend, indolent, devant le minuscule hameau. Quelques bungalows, jetés le long d’un chemin de terre, se dissimulent dans un fouillis végétal dominé par les cocotiers, cet « arbre du paradis » qui fit tant envie aux premiers découvreurs des îles du Pacifique sud parce que depuis 1000 ans au moins, il sert aux Polynésiens à s’abriter, se soigner, se désaltérer et se nourrir.

À Teahupo’o, la « mâchoire d’Havaé », c’est une rumeur avant d’être un spectacle. Il faut s’approcher de la limite du lagon pour la découvrir. Ce qui, depuis le rivage, n’était qu’une fine ligne d’écume, devient un mur de saphir et de jade, couronné de cristal, qui s’élève, s’enroule sur lui-même en emprisonnant une masse d’air que la vague expire dans un dernier souffle avant de se coucher, épuisée, sur le champ corallien. À peine morte, la mâchoire ressuscite aussitôt qu’une nouvelle onde marine, qui a commencé à vibrer dans l’océan Antarctique, à des milliers de kilomètres plus au sud, vient jeter toute sa force contre la barrière vivante qui défend le lagon de Teahupo’o.

« Tu aurais dû venir hier, la houle était parfaite et la vague était bien plus belle qu’aujourd’hui… » Sempiternel refrain que servent les piroguiers et les guides qui vivent de la curiosité de tous ceux qui veulent approcher de la vague. Et l’on revient le lendemain… Mais pas de chance. Le vent a tourné. Le rouleau ne sera pas aussi puissant que promis. C’est la malédiction des curieux, à Teahupo’o.

L’île de Raiatea.
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Jean Marie Hosatte
L’île de Raiatea vue du ciel.

Aussi grande soit leur patience, ils ne seront jamais là au bon moment, sous le bon vent et dans la lumière idéale. On se retire de cette partie de cache-cache avec la beauté absolue aussi frustré qu’ébloui.

La vague s’est longtemps refusée aux hommes, même à ceux qui baignaient chaque jour dans son éternel grondement. Elle ne se laissait chevaucher que par les rois, les héros et les fous. Leur esprit plane sur le lagon, hante la forêt qui le limite. La vague servait à séparer les uns des autres. De l’intrépide, elle faisait un roi, mais, sans pitié, elle brisait le corps du fou. Les guerriers venaient y régler leurs différends. Qui sortait vivant de l’union avec la vague était déclaré vainqueur.

Un surfeur intrépide se mesure au monstre liquide.
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Jean Marie Hosatte
Un surfeur intrépide se mesure au monstre liquide.

FEMME DU VENT

Aux temps mythiques, elle portait un autre nom : Taravao-nui-i-te-vaha-oro’oro. Hinapu’u et Maraeono, les jumeaux, furent, dit l’immémoriale chronique des exploits des guerriers de Teahupo’o, les premiers humains à dominer la vague. Peu d’hommes, après eux, renouvelèrent l’exploit. Puis vint Vehiatua ite matai, « Vehiatua des vents », une femme de l’île de Raiatea. « Je suis l’enfant des vents, celle qui monte sur les flots de Ta’aroa. » Ta’aora, la puissance créatrice originelle laissa la belle Vehiatua vaincre la vague. Le peuple de Teahupo’o acclama si fort l’étrangère que le roi de cette partie de l’île en prit ombrage. Il fit chasser Vehiatua de son territoire : « Dites au peuple, qu’il n’y a qu’un roi à Teahupo’o. Tahiti ne doit pas savoir qu’un autre que moi a été acclamé ici. Dites à cette femme qu’à partir de maintenant elle ne s’appellera plus Vehiatua ite matai. Désormais, ce nom sera le mien. » Vehiatua s’est soumise à l’injuste décret du tyran. Il aurait fallu qu’elle soit encore plus folle pour se rebeller contre lui. Teahupo’o, en tahitien, cela veut dire « le mur de crânes ». Ce nom fut donné au territoire battu par la grande vague, en hommage à une bataille gagnée par un monarque qui fit marquer les frontières de son royaume par des piques au bout desquelles il avait fait planter les têtes de ses ennemis vaincus.

Le cocotier.
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Jean Marie Hosatte
Le cocotier, cet « arbre du paradis » qui fit tant envie aux premiers découvreurs des îles du Pacifique sud parce que depuis 1 000 ans au moins, il sert aux Polynésiens à s’abriter, se soigner, se désaltérer et se nourrir.

DÉCOUVERTE DU SURF

La grande vague termine son voyage sur la partie la moins accueillante de Tahiti. Ici, la fulgurante beauté de l’île impose le respect que l’on doit aux sanctuaires. L’air semble bien plus léger au-dessus des atolls de Huahine, Raiatea et Rangiroa, qui ne semblent être sortis de l’océan que pour étaler l’infinie palette de tous les bleus et offrir aux humains la certitude que le bonheur n’est pas une idée tout à fait folle.

Les vagues à l’autre bout de Tahiti sont bien plus accueillantes que celle de Teahupo’o. Elles ne semblent avoir été créées par Ta’aroa que pour donner du plaisir à ceux qui n’ont pas besoin d’être des demi-dieux pour les chevaucher. « La première fois qu’un Occidental observe un surfeur tahitien, raconte l’historien et surfeur Jean Christophe Shigetomi, ce n’est pas à Teahupo’o, mais dans la baie de Matavai. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il soit abasourdi par ce qu’il découvre, ce 29 mai 1769 si l’on garde à l’esprit que pour les marins européens, la mer est terrifiante. Pour la plupart, ils ne savent pas nager. Ils ne peuvent pas comprendre comment des hommes, des femmes, des enfants peuvent autant s’amuser en se faisant soulever puis porter par des vagues qui, pour eux, représentent un péril mortel. »

Ce premier témoin des joies du Horué, ce qui, en polynésien, signifie « glisser sur les vagues », s’appelle Joseph Banks. Ce jeune homme de très bonne famille anglaise est le botaniste de l’expédition du capitaine James Cook. Au cours d’une mission d’exploration de Tahiti, Banks tombe sur un spectacle qu’il décrit ainsi dans son carnet de bord : « Cependant, alors que nous retournions au bateau, nous avons eu droit à un spectacle qui nous a fait oublier notre fatigue et notre déception. En chemin, nous arrivâmes à l’un des rares endroits où l’accès à l’île n’est pas protégé par un récif, et où par conséquent, une forte houle déferle sur le rivage. J’en avais rarement vu de plus terribles ; il était impossible à un bateau européen de s’y maintenir et si le meilleur nageur d’Europe avait été, par accident, exposé à sa fureur, je suis persuadé qu’il n’aurait pu s’empêcher de se noyer, d’autant plus que le rivage était couvert de cailloux et de grosses pierres. Cependant, au milieu de ces vagues, dix ou douze Indiens nageaient pour se distraire. Une fois qu’une vague déferlait sur eux, ils plongeaient sous elle, et, avec une facilité infinie remontaient de l’autre côté. Cette distraction était grandement améliorée par la poupe d’un vieux canoë… dont ils tournèrent l’extrémité carrée vers la vague déferlante, ce qui les poussa vers le rivage avec une rapidité incroyable, parfois presque jusqu’à la plage… Nous sommes restés plus d’une demi-heure à contempler cette scène merveilleuse pendant laquelle aucun des nageurs n’a tenté de regagner le rivage, mais semblait s’amuser au plus haut point… »

À Teahupo’o, la vague et le surf ne sont jamais très loin de la religion.
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Jean Marie Hosatte
À Teahupo’o, la vague et le surf ne sont jamais très loin de la religion.

HAWAÏ CONTRE TAHITI

Neuf ans après l’éblouissement de Joseph Banks, son voilier, le HMS Endeavour est de retour dans le Pacifique. À Hawaï, le grand James Cook lui-même consigne quelques notes sur le surf dans son carnet de bord, mais il est tué par des locaux dans la baie de Holualoa avant d’avoir pu écrire plus de quelques lignes sur le sujet.

James King, son second, prend le relais. Le jeune officier anglais est lui-même passionné par le surf. Ce qui le surprend c’est que les Hawaïens qui le pratiquent ne cherchent pas à se mesurer les uns aux autres, chacun tentant de se montrer plus audacieux ou plus habile que ses concurrents. Le bonheur pour lui-même semble être le seul but.

Cette idée, si commune aux Polynésiens, semble révolutionnaire pour les esprits européens. Mais elle est si enivrante qu’elle passe des populations du Pacifique à l’Europe puis à l’Amérique. Bien informé des mœurs des peuples dits heureux de Polynésie, Thomas Jefferson, en digne représentant des Lumières, affirme le droit inaliénable à la poursuite du bonheur dès le second paragraphe de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Les textes et les illustrations de James King sont si enthousiasmants qu’Hawaï est reconnue comme l’île d’origine du surf, à la place de Tahiti. Cette injustice va perdurer.

En 1956, l’anthropologue Ben Finney, de l’Université d’Hawaï, pense être en droit d’écrire : « Il n’y a pas de vague à Tahiti. » Le coup porté à la Polynésie est d’autant plus rude que Finney, premier historien du surf, est un spécialiste incontesté de la navigation traditionnelle polynésienne. S’il affirme qu’il n’y a pas de bonnes vagues à Tahiti, l’affaire est close. Mais dix ans après cette stigmatisation prononcée par l’éminent professeur, deux surfeurs californiens, les types les plus cools, de l’époque la plus cool jamais vécue dans l’État le plus cool d’Amérique, vont le faire mentir.

En 1964, Myke Hynson et Robert August caressent le projet de vivre un été sans fin en poursuivant le soleil et les beaux jours d’un continent à l’autre, d’un spot de surf à l’autre, d’Hawaï à l’Afrique, de la Nouvelle-Zélande à la Polynésie.

Teahupo’o
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Jean Marie Hosatte
Teahupo’o, un paradis encore préservé malgré la participation de la ville aux Jeux olympiques de 2024.

L’INVENTION DU COOL

Ils arrivent à Tahiti à la fin de leur interminable saison sans grand espoir d’y surfer. Mais ils sont agréablement surpris. Il y a là de bons spots, avec des vagues correctes et des filles accortes. Leur périple a été filmé par Bruce Brown dont le documentaire The Endless Summer va fédérer la communauté mondiale des surfeurs autour de leur droit inaliénable à la coolitude. Au Ghana et au Sénégal, les deux héros du film ne voient pas la pauvreté des pêcheurs qui les regardent glisser. Pas cool, la misère. En Afrique du Sud, ils ne remarquent pas le régime d’apartheid. Pas cool, le racisme. À Tahiti, ils ne vont pas voir la grande vague de Teahupo’o. Pas cool, le monstre. Mais les choses vont changer. En quittant Tahiti, Myke Hynson et Robert August offrent leurs planches, des longboards, à des adolescents qu’ils ont convertis. Ce groupe, que Jean Christophe Shigetomi appelle les « Tontons surfeurs », s’entraîne sur le matériel californien.

Il se distingue dans la sage Tahiti alors très soumise à l’influence des missionnaires protestants, en développant une mentalité de marginaux, cheveux décolorés et chemises californiennes. Les yachtmen américains attirés à Tahiti par le succès de The Endless Summer viennent surfer à Tahiti avec des planches toujours plus performantes qu’ils laissent aux locaux, à leur départ. Bien équipés, les Tahitiens se remettent rapidement à la hauteur des Hawaïens. Mais aucun d’entre eux n’ose encore affronter la vague de Teahupo’o.

La barrière corallienne de Huahine.
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Jean Marie Hosatte
La barrière corallienne de Huahine étale sa palette infinie de tous les bleus.

Ce n’est que vingt ans après la sortie du documentaire que Thierry Vernaudon décide de tenter l’impossible et réussit l’exploit de surfer la grande vague. L’écho que reçoit la performance n’est pas tout à fait à la mesure de ce que le Tahitien a accompli. Il faut attendre douze ans pour qu’une compétition internationale de surf soit organisée à Teahupo’o. Vingt-sept ans passent encore avant que l’épreuve de surf des Jeux olympiques 2024 y soit organisée.

Un an après les JO, on aurait pu craindre que Teahupo’o, désormais célèbre, devienne une étape du circuit international de surf aussi fréquenté et branché que les meilleurs spots d’Hawaï, d’Australie ou de Californie. Mais le village n’a pas grandi. Le chemin de terre qui conduit à la passe d’Havaé n’a pas été élargi. Les chiens errants qui dorment sur le bas-côté de la route qui finit au PK. 0 ne sont pas plus dérangés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient avant que le monde entier ne devienne fou de la mâchoire. La minuscule communauté des surfeurs de Teahupo’o a-t-elle manqué l’occasion de devenir le clan le plus branché, le plus cool et, accessoirement, le plus riche de tous ceux qui prospèrent partout là où déferlent les plus belles vagues ?

Un motu.
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Un « motu », l’un de ces îlots abandonnés que des familles réinvestissent depuis quelques années.

« Ils n’ont pas raté cette chance, ils l’ont refusée, explique Annick, une jeune femme qui accompagne des groupes de touristes au cœur du Fenua Aihéré. Ils en font juste assez pour gagner leur vie sans avoir à s’éloigner de la vague. Certains peuvent vivre avec quelques billets et ce qu’ils peuvent retirer du lagon, des rivières ou de la forêt. » Ce refus du superflu semble être une aspiration profonde dans la jeunesse polynésienne.

Partout, des « motu », des îlots, désertés, parfois depuis des décennies, sont à nouveau habités par des familles et des clans qui réinventent le passé en l’idéalisant. Pour certains, à Teahupo’o, consacrer leur vie à affronter la vague c’est honorer la mémoire des anciennes générations. « Ils ne pourraient pas sur-vivre en étant séparés d’elle trop longtemps. Ils ont besoin de la voir et de nager vers elle chaque jour. Et ils attendent… ça ne leur laisse pas beaucoup de temps pour la chasse aux sponsors, et les interviews avec les journalistes. Si tu veux les comprendre, savoir ce qu’ils cherchent, lis Jack London. »

LA LEÇON DE LONDON

En 1907, Jack et Charmian London, en route pour un tour du monde sur leur voilier, jettent l’ancre à Hawaï, où ils s’initient au surf. De cette expérience qui le bouleverse, l’écrivain en fait un petit livre où il explique que pour retirer des vagues tout le plaisir qu’elles peuvent apporter à ceux qui vont à leur rencontre, il faut savoir cultiver l’art subtil de la « non-résistance » : « Esquivez le coup que la mer vous porte. Plongez sous la vague qui espère vous gifler. Ne luttez pas. Détendez-vous. Abandonnez-vous à l’eau qui vous déchire et vous écartèle. Il ne faut pas lutter contre les monstres tourbillonnants, mais Mercure aux pieds noirs, chercher un équilibre gracieux, être un roi naturel. »

La « mâchoire d’Havaé »
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Jean Marie Hosatte
Derrière la vague, juste avant que la « mâchoire d’Havaé » ne se referme sur les surfeurs.

La voilà, la seule ambition des surfeurs de Teahupo’o. Ils ne règnent que le temps de s’élever contre le mur d’eau puis de glisser contre lui jusqu’à ce que leur trône d’écume s’affaisse, brisé par la barrière de corail. Ce pouvoir d’un instant sur la vague rend fou. On ne pense qu’à le reconquérir aussitôt qu’on l’a perdu. Alors, les rois naturels déchus reviennent se mettre à l’affût, là où la houle devient déferlante, en attendant que s’offre à eux un nouveau royaume éphémère d’eau, de vent et d’écume. Le 17 août 2000, la plus belle des vagues qui, de mémoire d’homme, ait jamais déferlé sur le lagon a été conquise par le surfeur américain Laird Hamilton. « Il y a eu tellement d’émotion pendant ce moment parce qu’il a fallu une vie entière de désirs, une vie de rêves, de travail et d’espoir qui m’ont amené à ce moment qui n’a duré que le temps d’un clignement d’œil. Je l’ai ressentie cette sensation et il m’a fallu des semaines pour redescendre après. J’étais vidé, épuisé et je ne m’en remettrai peut-être jamais… »

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