N° 140 - Printemps 2023

Au-delà du visible

Le Musée Barbier-Mueller à Genève a invité le couple Zoé Ouvrier et Arik Levy à associer leurs créations artistiques à certaines pièces de ses collections. Une exposition où ce que l’on voit n’est pas toujours ce que l’on croit.

C’est une sculpture en bronze qui est exposée en ce moment dans une vitrine du Musée Barbier-Mueller. Une sorte de carapace à l’extrémité effilée dont le visiteur, peu au fait des cultures africaines, ignore qu’il s’agit d’un bouclier. Un bouclier amélioré, inutilisable vu son poids de 50 kilos, présenté à l’envers par Arik Levy, designer, artiste et scénographe israélien. Derrière lui, un paravent en trois parties montre des végétaux qui roulent et s’enroulent, des sortes de tentacules surréalistes à l’inspiration Art nouveau. L’œuvre est signée par sa femme, Zoé Ouvrier. C’est la première fois que le couple monte, ensemble, une telle exposition. Ils ont choisi de l’intituler Pensées invisibles « parce que ce qui m’intéresse n’est pas ce qu’on voit, explique Arik Levy. Voir, c’est un instant statique du présent. Alors que ce qu’on ne voit pas nous fait réfléchir. Peut-être pas tout de suite, mais dans quelques minutes, dans quelques jours, dans quelques années. Ne pas voir instille, infuse. C’est pour cela que l’invisible est plus fort que le visible. » Susciter des émotions, des idées, des liens, ou pas, en associant des œuvres d’art extraoccidentales de la collection du Musée Barbier-Mueller à des pièces contemporaines : un principe que l’institution a déjà appliqué avec les photos de Steven McCurry, les céramiques de Jacques Kaufmann et les dessins de Silvia Bächli. Mais jamais avec deux artistes qui habitent, qui plus est, des univers très différents.

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(Photo Florian Kleinefenn)
Les artistes Arik Levy et Zoé Ouvrier.
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(Musée Barbier-Mueller, Arik Levy, Zoé Ouvrier. Photo Luis Lourenço)
Un rouleau de monnaie de plumes des îles Salomon dans les collections Barbier-Mueller (à droite) dialogue avec RockGrowth 44 d’Arik Levy, 2015 (à gauche) et L’éclipse de Zoé Ouvrier, 2022 (au centre).

STUDIO DE DANSE

Arik Levy a reproduit en bronze, après les avoir scannés en 3D, des masques, un tambour et le fameux bouclier. Il a ajouté à ces doubles parfaits des éléments (des concrétions minérales), voire, a complètement repensé la pièce originale en la découpant et en la remontant au point de la rendre méconnaissable. Mais sans montrer le modèle de départ, histoire d’éviter le jeu des comparaisons et ainsi laisser au spectateur le soin de faire travailler son imagination. Zoé Ouvrier n’a pas choisi d’œuvre en particulier. « Visiter les réserves a été une bouffée d’inspiration. Les pensées étaient là, l’invisibilité de l’énergie aussi. De retour à mon atelier, j’ai tout de suite fait plusieurs dessins que j’ai envoyés à Laurence Mattet, la directrice du musée, pour qu’elle et son équipe trouvent des œuvres qui pourraient dialoguer », explique l’artiste qui partage avec son mari un immense lieu de travail, à Saint-Paul de Vence, où ils vivent avec leurs deux enfants. L’endroit servait jadis de studio à la danseuse étoile Sylvie Guillem. « Zoé a voulu installer une séparation pour que chacun ait son espace, intervient Arik Levy. Il arrive souvent que les gens ne sachent pas qui se trouve de quel côté. Même ceux qui nous connaissent bien se trompent. Ils entrent dans l’atelier de Zoé et me disent : Arik, tu fais des choses très différentes aujourd’hui. Et vice-versa. C’est très amusant. »

Zoé Ouvrier confectionne des peintures sur bois qu’elle grave ensuite patiemment d’après un motif récurrent inspiré par les arbres. Un boulot fou, des heures passées à gratter des plaques de chêne. Arik Levy, de son côté, travaille le marbre, l’inox polimiroir, l’acier Corten et le bronze. L’artiste a un passé de designer industriel, ça se sent. Reste que les deux créateurs, aux pratiques singulières, sont animés par une passion commune pour la nature. « Parce que nous en faisons partie, continue Arik Levy. Encore une fois, l’important n’est pas ce qu’on en voit. Je n’imite pas la nature, j’opère des rapprochements. J’utilise son langage pour solliciter l’imagination. Prenez mes pièces intitulées Rock qui ressemblent à des cristaux à facettes. Si vous les installez en intérieur, vous aurez l’impression de faire entrer la nature dans votre maison. À l’extérieur, en revanche, ces sculptures acquièrent une tout autre signification. Vous verrez tout de suite qu’elles ne sont pas minérales. Alors, de quelle nature sont-elles ? Viennent-elles d’une autre culture, d’une autre planète, d’une autre intelligence ? Ce sont les questions que je pose. La nature est chez moi une source d’inspiration, mais jamais le point de départ d’une forme de réinterprétation. »

Une figure féminine assise bamana du Mali et un objet-force nkisi nkondi kongo de République démocratique du Congo sont exposés avec Mona Screen de Zoé Ouvrier, 2014, FacetForm 90 et ShieldBronze, 2022, deux œuvres d’Arik Levy.
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(Musée Barbier-Mueller, Zoé Ouvrier, Arik Levy. Photo Luis Lourenço)
Une figure féminine assise bamana du Mali et un objet-force nkisi nkondi kongo de République démocratique du Congo sont exposés avec Mona Screen de Zoé Ouvrier, 2014, FacetForm 90 et ShieldBronze, 2022, deux œuvres d’Arik Levy.

ORIFICES OBSCURS

Chez Zoé Ouvrier non plus, le rapport à la nature n’est jamais vraiment explicite. « J’exploite la silhouette de l’arbre, mais pour mieux jouer avec. Elle ’ nous ’ représente au sens charnel. J’y vois des visages, des corps, toutes sortes d’êtres vivants », explique-t-elle au sujet de ces motifs qui évoquent, certes, des troncs, des branches, des cellules ou des graines, mais percées d’orifices obscurs et constituées d’entités organiques minuscules. « Ce sont des spermatozoïdes. Avec eux, je construis un nouveau monde imaginaire qui est aussi proche de l’animal et du monstre que du fantasme. Cela dit, si je travaille le bois, ce n’est pas pour rien. Celui que l’on prélève dans la nature sert à faire des palettes, des décors, des éléments pour cacher des espaces industriels. J’ai voulu reprendre ces panneaux usinés, leur redonner leur noblesse et les ramener à la vie. C’est ce qui se passe quand on les regarde. Mes œuvres ne sont pas juste de la peinture étalée en aplat. Elles sortent de leur cadre et deviennent des formes qui grandissent dans l’espace. Et si ces formes sont le plus souvent arrondies, c’est pour la simple et bonne raison que l’être humain n’est pas angulaire. »

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(Musée Barbier-Mueller, Arik Levy, Zoé Ouvrier)
En combinant leurs travaux avec des pièces des collections Barbier-Mueller, les artistes Arik Levy et Zoé Ouvrier font travailler l’imaginaire du visiteur.

Parmi les objets retenus par le couple dans les collections du musée, la plupart viennent d’Afrique. Comme ce totem taillé dans un tronc par des artisans gabonais. Arik Levy l’a associé avec un autre totem, à lui, de cette couleur rouille typique de l’acier Corten. « On a l’impression que les deux sont en bois. Mais celui du Gabon, que j’ai commandé pour cette exposition, a sans doute été exécuté dans une essence semblable à certaines pièces de la collection. J’aime l’idée que cet objet monumental a effectué le même voyage que des masques amenés ici par des missionnaires ou des scientifiques il y a cent ans. »

Pour Zoé Ouvrier, l’Afrique raconte une histoire personnelle. « Je suis née en France, un pays qui a un lien très fort avec l’Afrique. Au-delà de ça, mes parents sont de grands amoureux de ce continent. Même si je n’y ai pas vraiment habité, j’ai vécu avec l’Afrique à la maison, avec les odeurs, les objets, les boubous et même un petit singe. Ma mère, qui travaillait dans les métiers du son, rapportait du Mali des instruments de musique. Mon père, qui a vécu au Sénégal, en Mauritanie et ailleurs, est un jour revenu en France avec une Africaine et ma petite sœur métisse. Ce lien avec ces pays et leurs cultures ont constitué un langage qui m’a interpellée dans mon travail. »

Deux œuvres monumentales en forme de totem d’Arik Levy.
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(Musée Barbier-Mueller, Zoé Ouvrier, Arik Levy. Photo Luis Lourenço)
À l’entrée du musée, deux œuvres monumentales en forme de totem d’Arik Levy (Logshift 305 et Logshift 385, 2022) accueillent les visiteurs.
Deux figures d’Arik Levy.
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(Musée Barbier-Mueller, Arik Levy. Photo Luis Lourenço)
Une figure anthropomorphe masculine abelam de Papouasie-Nouvelle-Guinée, Rockstone 91 d’Arik Levy, 2021 et une figure de reliquaire fang.

SENTIR LA FORÊT

Un rapport que l’on retrouve dans les titres de ses œuvres, auxquelles elle donne des prénoms africains : Mama, Moussa, Jaja. Tandis que chez son mari, les intitulés sont plus minéralogiques, plus administratifs, moins poétiques : RockStone 91, SocialBronze A4. « Tout est codé chez moi. Un mot ne me suffit pas pour décrire ce que je fais. Dès lors, j’en juxtapose plusieurs. » Et pour le A4 ? « C’est parce que toute notre vie est régie par ce format. Vous naissez ? Certificat A4. Un diplôme, un contrat de mariage, un certificat de décès… Toujours du A4. » Dans l’exposition, on peut voir, parfois même toucher, les pensées invisibles. On peut aussi les sentir, les deux artistes ayant insisté pour mobiliser chez les visiteurs le sens olfactif. « Tous ces objets qui viennent d’Afrique, d’Alaska ou d’Océanie vous les voyez, mais vous ne les sentez pas. Pourtant, l’odorat est le premier sens avec lequel le nouveau-né se connecte au monde, analyse Arik Levy. Au Gabon, je suis parti dans une forêt avec un guide. Il a allumé un morceau de résine d’okoumé pour faire fuir les moustiques. Ce parfum, le feu… c’était incroyable ! Cette expérience nous la proposons au visiteur à travers un diffuseur développé avec le parfumeur grassois Georges Maubert. Pour que chacun sorte d’ici en emportant la forêt avec lui. »

Les œuvres Nola, Neil et Ngonda de Zoé Ouvrier.
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(Musée Barbier-Mueller, Zoé Ouvrier. Photo Luis Lourenço)
Les œuvres Nola, Neil et Ngonda de Zoé Ouvrier, 2022, avec deux boucliers mongo de République démocratique du Congo.

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