N° 145 - Automne 2024

Minorque, île rebelle

Comparé à Majorque et Ibiza, c’est le havre de paix de l’archipel des Baléares. Une tranquillité et une authenticité acquises malgré une histoire tragique et mouvementée faite d’invasions et de résistance au franquisme. Alors que plane sur l’île la menace du surtourisme.

Ciutadella, elle-même, si pudiquement catholique, s’est abandonnée. Les signes de son amoureuse défaite sont plus discrets que ceux qu’exhibe sans vergogne, Mahon, sa rivale. Les deux villes de Minorque, l’une avec retenue, l’autre sans réserve, veulent montrer qu’elles ont succombé, sans résister, au charme de leurs envahisseurs britanniques. À Ciutadella, depuis le XVIIIe siècle, les maisons sont percées de fenêtres à guillotine, mal adaptées au climat parfois rugueux des Baléares, mais « So British! »

Mahon, à l’autre bout de la route d’une cinquantaine de kilomètres qui traverse l’île est fière de ses bâtiments édifiés sur le modèle des maisons de la noblesse anglaise. Mais dans les deux cités comme dans le chapelet de villages qui s’égrène entre elles, le gin additionné de soda au citron est la boisson de toutes les paisibles soirées minorquines. Le chemin d’ombres, de lumières, de parfums de forêts et d’effluves marins qui reliait les deux cités avant la construction d’une route moderne, porte toujours le nom de Sir Richard Kane, le premier gouverneur anglais de l’île après l’attribution, en 1713, de la plus discrète des îles baléares à l’Angleterre.

Les ruelles pittoresques de Ciutadella.
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Jean Marie Hosatte
Les ruelles pittoresques de Ciutadella.

PARADIS TERRESTRE

Les Français ne pouvaient pas se résigner à laisser Minorque à leurs ennemis jurés de l’époque. La petite île permettait, en effet, aux Anglais de contrôler le trafic maritime au large de Toulon. Le gouverneur Kane avait en outre inauguré, une politique anticatholique qui agaçait la très pieuse couronne française. Des chapelles avaient été transformées en tavernes pour la plus grande joie des marins anglais. C’est de ce moment que date la passion de Minorque pour le gin. L’Inquisition avait été chassée et le gouverneur anglais avait favorisé l’installation sur l’île d’étrangers à condition qu’ils ne fussent pas catholiques. Les Anglais avaient transformé Minorque en une menace à la fois militaire et spirituelle que la France pouvait d’autant moins supporter que l’île était décrite comme un paradis terrestre. « Port Mahon est le plus beau de la Méditerranée, racontait ainsi le Cardinal de Retz. Son embouchure est fort étroite. Il s’élargit tout à coup et fait un grand bassin oblong, qui a une demi-lieue de long. Une grande montagne qui l’environne de tous côtés fait un théâtre qui, par la multitude, et la hauteur des arbres dont elle est couverte, et par les ruisseaux qu’elle jette avec une abondance prodigieuse, ouvre mille et une scènes qui sont, sans exagération, plus belles que celles de l’opéra. Minorque donne encore plus de chair et de toutes sortes de victuailles nécessaires à la navigation, que Majorque ne produit de grenades, de limons et d’oranges. Dans ce beau lieu, la chasse est la plus belle du monde en toutes sortes de gibiers et la pêche en profusion. »

Le port d’Es Castell.
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Jean Marie Hosatte
Le port d’Es Castell.

CHASSÉ-CROISÉ

En 1756, 12’000 Français envahissent Minorque. Les Anglais battent en retraite juste assez longtemps pour laisser leurs ennemis doter leur belle île perdue d’une administration efficace et d’une nouvelle ville, San Lluis, construite en hommage à Louis IX. Les cadeaux des Français ne font pas tourner la tête de Minorque. Ses habitants regrettent les Anglais qui ont construit la prospérité économique de l’île en en faisant une plaque tournante du commerce méditerranéen et en la dotant d’une industrie.

Minorque, protégée par la Royal Navy ne subit plus les incursions des pirates d’Afrique du Nord. Une bourgeoisie éclairée, ouverte aux influences progressistes peut se développer à Mahon. Minorque accueille avec en enthousiasme le retour des Anglais en 1763, après la signature d’un traité à Paris. Les Français digèrent mal cette perte. En 1782, les troupes de Louis XVI reprennent l’île.

Les Anglais les en chassent quelques années plus tard. Minorque devient une pièce maîtresse du dispositif militaire anglais pour paralyser les armées de la Révolution, puis celles de Napoléon en Méditerranée.

Sur les rochers du port de Mahon.
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Jean Marie Hosatte
Sur les rochers du port de Mahon, les habitations passent au rouge.

COLONS D’ALGER

Le chassé-croisé des Anglais et des Français cesse en 1802. Le traité d’Amiens offre Minorque à l’Espagne. Les Anglais acceptent de l’échanger contre Malte. Le passage de l’île sous l’autorité du roi d’Espagne plonge les Minorquins dans la misère. Des milliers d’entre eux trouvent un moyen de vivre plus dignement en devenant des colons en Algérie, que la France a conquise en 1830. Les autorités françaises font tout leur possible pour favoriser ce déplacement de population tant « les Mahonnais font d’excellents colons, souligne un rapport administratif de l’époque. Ils sont très entendus dans la petite culture et leurs habitudes de travail, d’économie et de sobriété, les font presque toujours réussir, c’est une des populations les plus actives et les plus utiles d’Algérie. Les Mahonnais ont cultivé presque tous les terrains autour du massif d’Alger et ils approvisionnent pour ainsi dire à eux seuls de fruits et de légumes les marchés de la ville. »

Parmi les premières familles minorquines émigrées, il y a les Sintès de San Lluis, la ville fondée par les Français à quelques kilomètres de la trop britannique Mahon. L’une des filles Sintès, née en Algérie, sera la mère d’Albert Camus. Illettrée et sourde, Catherine Sintès n’en exerce pas moins une influence décisive sur son fils. Elle lui apprend, par le regard et des mots trop rares à devenir cet « enfant pauvre qui peut avoir parfois honte sans jamais rien envier. »

Un phare donne le cap aux bateaux qui rejoignent Minorque.
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Jean Marie Hosatte
Un phare donne le cap aux bateaux qui rejoignent Minorque.

VICTIME DE BARBEROUSSE

La pauvreté des Sintès en Algérie ne les rend pas jaloux de la prospérité d’autrui. La misère les rapproche des autres damnés de la terre. Toute sa vie, Camus va espérer qu’Arabes et Européens se montreront capables de vivre ensemble, en paix sur le sol d’Algérie. Mais il leur faut oublier le passé avant de se bâtir un avenir commun. Pour les Minorquins, l’oubli est un effort. Les musulmans ont conquis leur île en 903 ; elle ne sera reprise par les armées chrétiennes qu’en 1287.

Mais la menace musulmane persiste après la Reconquista. Pour pouvoir se replier vers un abri sûr en cas d’attaques des pirates venus de Turquie et d’Afrique du Nord, les Minorquins construisent Ferreries, Es Mercadal et Alaior, le long de la piste qui relie Mahon et Ciutadella. Ces précautions ne suffisent pas à empêcher les drames. En 1535, Mahon est dévastée par Kheïr-Eddine Baba Arroudj, un corsaire ottoman que tout l’Occident connaît sous le nom de Barberousse. Des centaines de Mahonnais sont massacrés ou capturés pour être vendus comme esclaves en Afrique du Nord. En 1558, une nouvelle razzia arabo-turque conduite par Piyale Pasha et Turgut Reis sur Ciutadella se conclut par le massacre de milliers de personnes. Quatre mille survivants sont vendus sur les marchés aux esclaves de Constantinople. Après la bataille de Lépante, en 1571, la flotte pirate arabo-turque perd l’essentiel de sa puissance. Les Minorquins en profitent pour se faire corsaires. Ils attaquent les côtes africaines pour libérer des captifs chrétiens et, à leur tour, réduire des musulmans en esclavage.

Les eaux turquoise d’Al Kofar.
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Jean Marie Hosatte
Les eaux turquoise d’Al Kofar. Le nom de la ville rappelle que Minorque fut jadis occupée par les Arabes.

GROTTE DE LÉGENDE

Miquel Angel Limon est journaliste et historien. Personne ne semble connaître mieux que lui l’histoire de Minorque, son île. Selon lui, l’attitude des Minorquins à l’égard de l’islam et des musulmans est ambiguë. « Nous avons conservé des vestiges matériels de tous les peuples et de toutes les civilisations qui sont passés et ont occupé Minorque. Mais en ce qui concerne l’islam, nous n’avons que des souvenirs intangibles des siècles d’occupation de notre île par les musulmans. Par exemple, nous avons des dizaines de localités baptisées Binidali, Alcaufar, Binibeca… qui sont des noms d’origine arabe et sont les témoins d’une longue occupation. Mais les échanges qui ont dû s’opérer entre les populations au cours des quatre siècles qu’a duré la présence musulmane à Minorque n’ont laissé presque aucune autre trace. On l’évoque dans quelques contes maos, mais c’est presque tout. »

La plus célèbre des légendes arabes de Minorque est celle d’un guerrier maure nommé Xoroï. En des temps très anciens, Xoroï enlève une chrétienne dans son jardin. Toute la famille de la jeune femme part à sa recherche. La quête dure trois ans, jusqu’au jour où la neige se met à tomber en abondance sur l’île. La famille de la jeune femme enlevée remarque alors des traces de pas près de sa maison. On suit la piste qui conduit les frères de la disparue jusqu’à une grotte creusée dans une falaise à une hauteur vertigineuse au-dessus de la mer. Là, ils découvrent leur sœur, Xoroï le Maure et les trois enfants nés de leur union. Xoroï craignant le châtiment terrible réservé aux musulmans qui ont abusé d’une chrétienne préfère se jeter dans la mer. Son fils aîné le suit dans la mort.

La baie d’Es Canutells et ses barques de pêcheurs.
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Jean Marie Hosatte
La baie d’Es Canutells et ses barques de pêcheurs.

RÉSISTER À FRANCO

Aujourd’hui, Cova d’en Xoroï (la Grotte de Xoroï) est l’un des bars les plus branchés de Minorque. Il faut patienter longtemps avant d’avoir accès au réseau de galeries ouvertes creusées à flanc de falaise pour y boire un verre en regardant le soleil plonger dans l’océan, du côté de Gibraltar. En fait, c’est l’un des seuls endroits de l’île qui évoque le tourisme, massif, bruyant, clinquant tel qu’on le conçoit à Ibiza et à Majorque. Minorque, elle, a échappé à la malédiction du tourisme de masse. C’est parce qu’on voulait la punir que l’île est restée aussi belle que paisible.

Miquel Angel Limon poursuit son résumé de l’histoire de Minorque. De siècle en siècle, de batailles en occupations étrangères successives, le voilà arrivé au milieu des années  30. « Ce qu’il faut comprendre c’est que Minorque a toujours été plus tournée vers Barcelone que vers les autres îles des Baléares. C’est une question de mentalités. Minorque qui a subi l’influence de la démocratie britannique et des Lumières françaises a toujours été, et reste toujours, beaucoup plus progressiste que ses voisines. Quand la guerre civile a commencé, Minorque s’est rangée dans le camp républicain, alors qu’Ibiza et Majorque ont adhéré à la cause de Franco. Minorque n’a jamais flanché malgré le terrible bombardement de l’aviation italienne fasciste. Elle restera républicaine même après la chute de la Catalogne en 1939. »

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Jean Marie Hosatte
À Minorque, les pins sont les rois de l’île.

L’ÎLE « OUBLIÉE »

Franco ne lui pardonnera pas. Pendant les quarante années que va durer sa dictature, le Caudillo feint d’ignorer l’île résistante. Même s’il lui interdit tout accès aux prêts d’argent public alors que Majorque et Ibiza sont récompensées de leur engagement dans la cause franquiste par un accès presque illimité aux caisses de l’État. Les promoteurs ont donc tous les moyens de construire autant de complexes touristiques qu’ils peuvent s’offrir de béton.

Dès les années 60-70, les Baléares sont destinées à siphonner tous les deutsche marks, les francs et les livres sterling que des hordes de touristes sont incitées à venir flamber dans les boîtes de nuit, les restaurants et les bars, par un essaim d’agences de voyages. Minorque, ignorée par Franco, subit en silence sa relégation. « Si le tourisme de masse ne s’est pas développé sur notre île, c’est aussi parce que nous nous sommes bien gardés de réclamer notre part d’un gâteau dont la population n’avait finalement pas très envie, continue le journaliste. Minorque entretient des liens très forts avec la Catalogne. Bien avant la Guerre civile, l’île était devenue un lieu de repos et de création pour de nombreux intellectuels catalans qui n’avaient pas du tout envie d’être submergés par une foule de touristes. En outre, les Britanniques nous avaient aidés à développer une industrie prospère. Minorque produisait des chaussures, des bijoux, et toutes sortes d’articles manufacturés qui se vendaient de l’Amérique du Sud au Moyen-Orient. Les Minorquins n’avaient donc pas besoin de céder leurs terres aux promoteurs pour échapper à la misère. »

Au coucher du soleil, les rochers de Minorque s’habillent d’or.
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Jean Marie Hosatte
Au coucher du soleil, les rochers de Minorque s’habillent d’or.

SILENCE, CALME ET VOLUPTÉ

Au début des années 90, Majorque et Ibiza sont déjà devenues des points chauds de « l’industrialisation du plaisir ». Minorque, elle, se distingue en devenant réserve mondiale de biosphère de l’UNESCO parce que l’île discrète a su préserver, presque intacte, la diversité de ses habitats naturels. Alors qu’à Ibiza les nuits sont réservées aux « touristes de la cuite », celles de Minorque appartiennent à ceux qui veulent photographier la voûte céleste. Mahon s’enorgueillit de ses théâtres, de ses salles de musique classique. Dans les campagnes on pratique l’agrotourisme. Des restaurants gastronomiques éclosent à proximité des fermes qui les alimentent en fruits, en herbes, en légumes, en fromages. Les poissons arrivent de la mer qui n’est jamais à plus de vingt kilomètres des cuisines où ont les prépare.

L’île est entourée par le Cami Cavalli, un chemin que l’on suit de plage en plage, d’émerveillements en ébahissements, à pied, à cheval, à vélo. Tout y est d’un silence que déchire les chants d’oiseaux quand le chemin traverse une forêt de pins. Au fond des ravins courent des sources où trempent les racines d’une infinité d’arbres, de fleurs et de plantes. Tout cela existe parce que Franco voulait que Minorque, la rebelle soit à jamais oubliée.

Les jardins suspendus de Ciutadella.
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Jean Marie Hosatte
Les jardins suspendus de Ciutadella.

RÉSISTER AU SURTOURISME

Il y a un peu moins de dix ans, le peintre Pol Marban est revenu vivre et travailler à Minorque qu’il avait quittée pour courir le monde. Son atelier se trouve sur le port de Mahon, juste en face du quai où des paquebots débarquent plusieurs fois par mois leurs cargaisons de touristes émerveillés. « Je suis revenu juste à temps. Si j’avais traîné quelques mois encore à New York, jamais plus je n’aurais pu m’offrir cette ancienne distillerie de gin où je me suis installé pour peindre. Le monde entier semble être devenu fou de Minorque, de sa beauté, de sa magnifique simplicité. Nous sommes des gens simples, mais le monde nous aime excessivement. Il va nous étouffer dans son étreinte. Les touristes vont à Ibiza et à Majorque pour s’oublier, ils viennent ici pour se retrouver. Je ne pensais pas qu’il y avait autant de personnes qui s’étaient perdues… »

Binibecca Vell, le « village blanc » à huit kilomètres de Mahon ne compte que 200 habitants, mais pendant l’été 2023, 800’000 touristes sont venus se bousculer dans ses ruelles d’ombre fraîche. Quatre mille visiteurs pour un seul villageois ! Probablement un record du monde que Minorque n’a jamais cherché à s’approprier. Les « hordes » sont priées de ne pas s’égarer au-delà d’Ibiza et de Majorque.

Dans les rues de Mahon et de Ciutadella, le slogan « Menys Turisme, Plus Vida ! » a été repris avec assez de conviction pour que la revendication qu’il porte soit entendue par les autorités. Minorque résistera au surtourisme. On y louera plus difficilement une voiture. Les paquebots ne seront pas tous autorisés à accoster. On imagine suivre l’exemple du Danemark et du Canada qui limitent fortement le droit des étrangers à acheter des maisons avant d’avoir passé plusieurs années dans le pays. Dans l’histoire d’amour qui s’est nouée entre Minorque et le monde, l’un des deux sera malheureux. L’île si elle s’abandonne, le monde s’il est privé d’elle.

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