Un glacier du Spitzberg.
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Jean Marie Hosatte
N° 146 - Printemps 2025

Dernière visite au paradis blanc

Aux confins du monde arctique, le Spitzberg se réchauffe inexorablement. À bord du « Persévérance », l’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne tente d’alerter l’opinion publique et les gouvernements avant qu’il ne soit trop tard.

Portrait de Jean-Louis Étienne
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Jean Marie Hosatte
L’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne.

Agaçant Shakespeare. Irritante, sa manie de lancer des questions insolubles comme : « Où va tout le blanc quand fond la neige ? » C’est presque aussi vertigineux que ce « Être ou ne pas être ? » que le génie pose, vers 1596, l’année où Willem Barents découvre le Spitzberg, la plus grande île norvégienne de l’archipel du Svalbard. Aujourd’hui, c’est là, à 1000  kilomètres au sud du pôle Nord que l’on commence à avoir une idée un peu plus précise de ce qu’il advient du blanc quand la neige a fondu.

Au Spitzberg, le blanc du manteau neigeux disparu explose en une palette de couleurs que l’on n’avait jamais vues, aussi loin au nord du monde. Le blanc défunt de la glace et de la neige ressuscite en vert, en pourpre, en jaune, en bleu des mousses et des fleurs qui envahissent des terres où aucun arbre n’a poussé. Le Spitzberg prend des couleurs. Jamais il n’a été aussi beau et moins hostile à l’homme. Dans un fjord, sur la côte ouest de l’île, l’explorateur et médecin français Jean-Louis Étienne s’émerveille du spectacle : « Je ne peux pas m’empêcher de noter toutes ces différences dans ces paysages que j’ai découverts il y a tant d’années en naviguant le long de ces côtes ou en les survolant en ballon. C’est beau… c’est trop beau. »

Un glacier du Spitzberg.
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Jean Marie Hosatte
Le blanc du Spitzberg. Mais pour combien de temps encore ?

PÂLE COMME LA MORT

En 1838, Léonie d’Aunet s’extasie devant un spectacle qu’aucune femme avant elle n’avait contemplé. La gamme des couleurs des paysages qu’elle découvre dans leur beauté originelle est assez limitée : « Ces glaces au pôle, qu’aucune poussière n’a jamais souillé, aussi immaculées aujourd’hui qu’au jour de la création, sont teintées des couleurs les plus vives, c’est l’éclat du diamant, les nuances éblouissantes du saphir et de l’émeraude confondues dans une substance inconnue et merveilleuse. »

Mais c’est sur le rivage que l’exploratrice et romancière découvre le visage pâle comme la mort du Spitzberg.

« De tous côtés le sol était couvert d’ossements de phoques et de morses, laissés par les pêcheurs norvégiens ou russes, qui venaient autrefois faire de l’huile de poisson jusque sous cette latitude élevée ; depuis plusieurs années ils y ont renoncé, les profits ne valant pas les périls d’une telle expédition. Ces grands os de poisson, blanchis par le temps et conservés par le froid, avaient l’air d’être les squelettes des géants, habitants de la ville qui, près de là, achevait de s’abîmer dans la mer. Les longs doigts décharnés des phoques, si semblables à ceux d’une main humaine, rendaient l’illusion frappante et me causaient une sorte de terreur. Je quittai ce charnier, et, me dirigeant avec précaution sur le terrain glissant, je m’acheminai vers l’intérieur du pays. Je me trouvai bientôt au milieu d’une espèce de cimetière ; cette fois, c’étaient bien des restes humains qui gisaient sur la neige. »

Un glacier du Spitzberg.
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Jean Marie Hosatte
Un glacier du Spitzberg. Certains observateurs prédisent qu’à partir de 2030, l’île connaîtra des étés sans glace.

RÉCHAUFFEMENT INQUIÉTANT

La vie grouille désormais au royaume glacé des morts, mais Jean-Louis Étienne ne se réjouit pas de ce foisonnement. « Le Spitzberg est beau parce qu’il se réchauffe. En fait, aucun autre point de la planète ne se réchauffe plus vite que l’Arctique et c’est tout l’équilibre climatique du monde qui risque d’être bouleversé. »

L’agence météorologique de l’ONU a publié des chiffres qui ne disent toujours pas grand-chose au public, mais affolent les scientifiques. À Longyearbyen, la minuscule capitale du Spitzberg, la température moyenne du mois d’août 2024 a été de 11 degrés, soit 5 degrés au-dessus des valeurs moyennes mesurées entre 1991 et 2000.

L’île se réchauffe 4 à 7  fois plus rapidement que le reste de la planète parce que le blanc est parti. C’est à cause de l’affaiblissement de l’effet d’albédo, qui désigne le pouvoir réfléchissant d’une surface. Plus le Spitzberg monte en température, moins il est blanc et moins il renvoie de rayonnement solaire. La chaleur s’accumule dans le sol et les roches sombres découvertes par la disparition du manteau neigeux et de la glace. Le cercle vicieux s’amorce. Moins de neige, plus de chaleur, plus de chaleur, moins de neige et ainsi de suite… « Ce qui est saisissant, reprend Jean-Louis Étienne, c’est la vitesse d’emballement du processus. Si les données que les scientifiques ne cessent de recueillir sont confirmées, cette partie de l’Arctique sera l’une des premières à subir une transformation totale à cause du changement climatique. »

Certains observateurs prédisent ainsi qu’à partir de 2030, la région devrait connaître des étés sans glace. Ce qui signifierait des îles sans ours polaires, des fjords sans morses, sans phoques, des falaises où les cris de millions d’oiseaux en train de nicher se seraient tus.

Un mineur à Longyearbyen.
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Jean Marie Hosatte
À Longyearbyen, une statue rappelle que jusqu’en 2023 des mineurs extrayaient du charbon de ces terres inhospitalières.

AUBAINE POUR L’ÉCONOMIE

À moins de porter des œillères économiques parfaitement ajustées, la disparition des glaces de l’Arctique est une excellente nouvelle pour certains. Depuis cinq  siècles, en effet, les navigateurs cherchent des routes maritimes libres de glace qui, passant au plus près du pôle, permettraient de relier l’Asie à l’Amérique et à l’Europe.

S’il était navigable toute l’année le Grand Passage de l’Ouest, par l’Atlantique Nord raccourcirait la distance entre Tokyo et Londres de 23’000 à 16’000 kilomètres. Le Grand Passage de l’Est, celui qui longe la Sibérie, permettrait à un porte-conteneurs de n’avoir que 14’900 kilomètres à franchir au lieu de 20’000 pour relier Shanghai à Rotterdam. En passant par l’Arctique, le transport maritime mondial deviendrait moins cher, mais aussi moins polluant. Vue sous l’angle de la rentabilité et de la réduction des émissions de gaz à effets de serre, la fonte des glaces polaires est bonne pour l’économie et pour le climat. Ce serait une incroyable aubaine pour les entreprises extractives.

Le fond de l’océan Arctique regorge de pétrole et de minerais de toutes natures et en particulier de métaux rares indispensables à la transition verte des vieilles économies industrielles. C’est l’argument que la Norvège oppose à ses adversaires, les ONG particulièrement, qui lui reprochent de se montrer un peu trop pressée d’exploiter les richesses des fonds arctiques. En janvier 2024, le parlement a fait marche arrière sous la pression de l’opinion publique mondiale qui s’est exprimée à travers des pétitions rassemblant des centaines de milliers de signatures. Les abysses arctiques ne seront pas « exploités », mais « explorés », pour autant aucun projet d’exploitation minière n’a été définitivement refermé. Si tout se passe comme le prévoient les Norvégiens, le Spitzberg redeviendra un pays de mines.

Le bateau « Persévérance ».
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Jean-Louis Étienne a baptisé « Persévérance » son bateau, le plus grand voilier océanographique du monde et le seul capable d’affronter les pires conditions atmosphériques imaginables.

TERRE DE PERSONNE

Longyearbyen, la capitale de l’archipel, porte le nom d’un hardi entrepreneur américain qui y a ouvert les premières mines de charbon. Le filon a été exploité pendant cent vingt ans. Le dernier puits a été fermé en 2023 seulement. Aujourd’hui, les infrastructures minières encore debout ont été classées monuments historiques. C’est un moyen pour les Norvégiens de rappeler que depuis sa découverte, le Spitzberg a été une terre hostile, où l’on ne peut gagner sa vie qu’en travaillant dur dans des conditions inhumaines. Leur bienveillance naturelle ne s’exprime pas là-bas. C’est le pays où les forts ne s’encombrent pas des faibles. Il n’y a pas d’hôpital sur l’île alors que le moindre faux pas face à un ours polaire qui rôde ou sur la glace trop fragile se paie au prix fort. Une impression de dureté de la vie qui se confirme quand on pousse jusqu’à Pyramiden, la cité minière soviétique idéale que les Russes ont définitivement abandonnée en 1998.

Un ours polaire de Longyearbyen.
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Au-delà de Longyearbyen, la loi norvégienne impose d’être équipé d’un fusil de gros calibre pour se défendre des attaques des ours polaires.

FUSIL OBLIGATOIRE

Jusqu’aux années 20, le Spitzberg était considéré comme Terra nullius, c’est-à-dire n’appartenant à personne. À la fin de la Première Guerre mondiale, un traité accorde à la Norvège la souveraineté sur l’archipel, mais tous les pays signataires sont autorisés à en exploiter les ressources. Seule la Russie dispose d’une main-d’œuvre assez craintive et affamée pour s’en aller creuser dans des mines de charbon au-delà du cercle polaire. Le calvaire va durer jusqu’à la presque fin du XXe siècle. Il ne reste plus à Pyramiden qu’un ou deux gardes russes armés qui patrouillent le site et protègent contre les attaques des bêtes les quelques touristes qui viennent s’aventurer jusque-là.

En quarante ans d’expéditions polaires, Jean-Louis Étienne n’est jamais tombé nez à truffe avec un ours blanc. Il interprète cette incroyable chance comme un signe du destin. « En 1986, quand j’ai traversé l’Arctique seul et à pied, j’avais été obligé d’emmener un pistolet avec moi pour me défendre ; ma pétoire ne m’aurait vraiment servi à rien si j’étais tombé sur un prédateur aussi puissant. J’étais pourtant sur leur terre, une proie facile et visible. Je n’ai jamais vu de près que la trace d’une patte énorme. Comment ne pas imaginer que ces territoires m’acceptaient sans m’imposer le choix d’avoir à tuer ou d’être tué ? »

La très stricte loi norvégienne impose à toute personne qui franchit les limites de Longyearbyen d’être armée d’un fusil de gros calibre et de tirer si un ours polaire s’approche à moins de 50  mètres. Comme les autres visiteurs du Svalbard, Jean-Louis Étienne respecte cette obligation, mais à son corps défendant. C’est le prix à payer pour pouvoir continuer à emmener des passionnés au plus près du territoire des ours à bord du Persévérance, « le plus grand voilier océanographique » jamais construit. Ce bateau qu’il a entièrement conçu, Jean-Louis Étienne l’appelle « sa cathédrale ».

Il n’existe aucun autre navire équivalent dans le monde : 42 mètres de long, 11 de large. Tout en aluminium. Deux mâts de 33  mètres de haut, 750  mètres carrés de voile. Bourré d’équipements de recueil de données, de mesures et d’analyse. Un laboratoire flottant pouvant amener une douzaine de passagers et un équipage de huit  personnes au ras des glaciers où au milieu des tempêtes les plus violentes.

Au Spitzberg, le Persévérance est le meilleur outil qui soit pour se perdre dans ce que la photographe américaine Elizabeth Bourne reconnaît être « le dernier endroit sauvage et terrible de notre monde. » L’artiste qui sillonne l’archipel du Svalbard depuis sept ans le décrit ainsi : « Le haut Arctique, c’est le pays extrême. C’est acéré, magnifique et impitoyable. Ici, vous réalisez que vous n’êtes pas la mesure du monde. Ici, les nuits durent trois mois et le premier soleil levant vous fait tomber à genoux. Après trois mois de soleil implacable, le premier crépuscule vous fera pleurer de joie. Si nous perdons l’Arctique, nous mettrons l’humanité en danger de mort, nous détruirons d’innombrables espèces animales, mais nous perdrons notre âme aussi. Parce que dans l’Arctique nous comprenons à quel point nous sommes dérisoires. »

Un renne s’abreuvant.
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Un renne s’abreuvant. La plupart de l’archipel va être placée hors d’atteinte de l’homme pour faire face au surtourisme.

TOURISME DU DÉSASTRE

Ils sont ainsi de plus en plus nombreux à vouloir faire l’expérience de leur insignifiance face à cette démesure. En 2023, cent quarante mille voyageurs ont atterri à Longyearbyen. C’est un tourisme de la dernière chance, le « tourisme du désastre » qui amène sur les sites les plus menacés ceux qui veulent être les derniers à avoir vu ce dont la prochaine génération sera privée. Pour réparer sa réputation environnementale sérieusement endommagée par sa volonté mal dissimulée d’exploiter les profondeurs arctiques, le Gouvernement norvégien a décidé de lutter contre le surtourisme. La plus grande partie de l’archipel va être placée hors d’atteinte de l’homme. Les sites d’accostage dans les fjords seront limités et les bateaux de croisière emportant des cargaisons de touristes trop importantes vont être priés de rester à bonne distance des côtes du Spitzberg. La grande île froide est trop précieuse à l’avenir de l’humanité pour qu’on sacrifie sa rudesse à l’enthousiasme de ceux qui veulent la contempler avant qu’il ne soit trop tard.

L’ARCHE DE NOÉ DES PLANTES

Mais trop tard, c’est quand ? Au Spitzberg, des dizaines de chercheurs travaillent d’arrache-pied à cette question. Ils sont pour la plupart rassemblés sur la base internationale de Ny Alesund dans le Kongsfjorden. Depuis le pont du Persévérance qui croise au large, la base a des allures de décor de film de science-fiction. Les Norvégiens l’ont installée là en 1962 à la place d’une ancienne mine de charbon inexploitable parce que trop dangereuse pour les ouvriers. À partir des années 90, l’Allemagne, le Japon, le Royaume-Uni, l’Italie, la France, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde ouvrent des ambassades scientifiques à Ny Alesund. Dans toutes les langues, on cherche à répondre à cette interrogation que le facétieux Shakespeare aurait pu poser : « Où va tout le froid quand le Spitzberg se réchauffe ? » Personne n’a encore de réponse, tant le fonctionnement de la machine climatique semble influencé par des milliers de milliers de paramètres.

Tout ce que l’on sait, c’est que le processus de réchauffement ne cesse de s’accélérer.

L’inquiétude du monde se cristallise à quelques kilomètres de Longyearbyen, dans « l’arche de Noé des plantes ». Le Global Seeds Vault a été aménagé en 2008 dans une ancienne galerie de mine percée dans le pergélisol. À ce jour, 1,25  million d’échantillons de toutes les graines de plantes vivrières y sont entreposés en toute sécurité. Le monde peut bien se réchauffer, se bombarder, s’entretuer, s’inonder ou s’incendier, l’avenir agricole de l’humanité est garanti. Jamais « l’arche » n’a reçu autant de graines qu’en 2024. Ce serait le signe d’un sentiment d’urgence qui affecte désormais toute la planète.

Le Spitzberg.
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Son manteau neigeux disparu, le Spitzberg révèle une palette de couleurs à la richesse insoupçonnée.

QUESTION DE TEMPS

« Il est impossible de refuser l’idée que tout va changer à cause des bouleversements climatiques. Mais dans quelle mesure ? À quelles échéances dans le temps ? reprend Jean-Louis Étienne. Depuis des années, toutes les discussions que j’ai avec des scientifiques du monde entier se concluent de la même façon : par une demande de plus en plus pressante de données recueillies sur une longue période, là où les échanges entre l’atmosphère et les océans sont les plus importants et cette zone se trouve exactement de l’autre côté du monde, entre les ‹ quarantièmes hurlants › et les ‹ cinquantièmes rugissants ›. Il n’existe aucun bateau au monde, à part le Persévérance, capable d’affronter les pires conditions atmosphériques imaginables. Je l’ai justement conçu et nous l’avons construit dans ce but. »

Amarré face à la paroi vertigineuse d’un glacier dans un paisible fjord inondé de soleil, le vaisseau ressemble à un gladiateur en armes assis dans un salon de thé ; pas vraiment à sa place sur cette mer d’huile. Son équipage rêve de tempêtes. Ses vœux pourraient se réaliser d’ici un an… deux ans… « Persévérance, continue l’explorateur français, fait partie du programme Polar Pod que j’ai imaginé pour répondre aux souhaits de la communauté scientifique mondiale. Notre voilier sera le navire ravitailleur d’une station océanographique internationale qui sera emportée par le courant circumpolaire tout autour du continent antarctique. Il faudra trois ans pour en faire deux fois le tour. C’est le temps nécessaire pour récolter toutes les données sur la capture du carbone par les eaux froides, la vie sous-marine, la pollution par les plastiques et beaucoup d’autres sujets, dont les chercheurs ont besoin pour nous dire combien de temps il nous reste avant qu’il ne soit trop tard. Persévérance sera la ligne de vie entre Polar Pod emporté par les tempêtes et les ports de l’hémisphère du sud… »

Dans le carré de son bateau, Jean-Louis Étienne n’en finit pas de détailler un projet auquel il a consacré dix ans de son incroyable vie. On le devine impatient de quitter les eaux de ce Spitzberg trop coloré à son goût. Quarante années d’explorations polaires lui ont donné l’habitude d’être le seul minuscule point de couleur dans les immensités blanches.

Portrait de Jean-Louis Étienne.
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À pied, en solitaire, en bateau, en ballon… Jean-Louis Étienne explore depuis plus de quarante ans les régions polaires.

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