N° 128 - Printemps 2019

Éternel comme un tango

On dansait dans les rues de Buenos Aires et de Montevideo, cette nuit du 1er octobre 2009. À Abu Dhabi, les délégués de l'UNESCO venaient d'inscrire le Tango au patrimoine culturel de l'humanité. Pour le pianiste argentin Miguel Ángel Estrella, cette décision est un « Hommage tardif à des gens très pauvres qui habitent des logements communautaires sur les deux rives de l'embouchure du Rio de la Plata, ce sont eux qui ont crée le Tango. »

Un sous-marin… L’empereur Hiro Hito propose de mettre un sous-marin à la disposition du señor Juan D’Arienzo ! Les amiraux de la flotte impériale ont calculé que cela réduirait de 15 jours le temps de la traversée entre Buenos Aires et le Japon via le cap Horn. L’empereur avait imaginé qu’un croiseur suffirait pour transporter Juan D’Arienzo en toute sécurité, mais le chef d’orchestre a refusé ; il ne voulait pas rester isolé pendant un mois et demi en plein océan. Il serait mort d’ennui. Voyager en avion ? Il n’en est pas question. Carlos Gardel, son ami, est mort brûlé vif sur l’aéroport de Medellin. C’était en mai 1935. Exactement trente-cinq ans plus tôt. Les sommes fabuleuses que les Japonais sont prêts à lui payer pour qu’il accepte de se produire chez eux ne le convainquent pas. Il n’ira pas. Et certainement pas en sous-marin.

Origines du tango

Mais en 1970, Juan D’Arienzo a d’autres raisons de ne pas entreprendre une tournée qui ne manquerait pas d’être triomphale mais attirerait un peu trop l’attention sur lui. Une dictature militaire écrase l’Argentine. La junte au pouvoir a horreur du tango, musique de voyous, chansons de fanfarons, une danse pour les femmes perdues. C’est aussi la musique que Juan et Eva Peron, leurs ennemis jurés, adoraient. Les généraux argentins ont dressé des listes de musiciens qu’ils ne veulent plus entendre. Ceux qui renâclent sont intimidés par des sbires qui n’apprécient d’autre musique que celle des os qui se brisent et des verrous qui claquent. Pour faire passer le goût du tango et des débats aux Argentins, les militaires interdisent les rassemblements de plus de trois personnes. Ils favorisent outrageusement la diffusion sur les ondes du rock and roll nord-américain. Les musiciens et les chanteurs de tango sont, eux, presque totalement interdits d’antenne.

Juan D’Arienzo – « El Rey del Compas » – a toutes les raisons de ne pas se faire trop remarquer. C’est lui, en effet, qui a inauguré les vingt années du premier Âge d’Or du Tango qui s’est étendu de 1935 à 1955. Jusqu’alors, le tango n’était qu’une « pensée triste qui se danse ». En 1935, D’Arienzo lui donne un rythme, une puissance d’envoûtement qui met les danseurs en transe.

Mettre de la joie dans le tango. Ce fut aux yeux des puristes un péché qu’ils ne pardonnèrent jamais à D’Arienzo. Le Tango, le vrai Tango, on l’aime amer. On l’adore cynique, désespéré. Mais on le snobe quand il est d’humeur joyeuse. La seule gaieté qu’il peut exprimer, c’est celle, forcée et tarifée, des maisons closes. Parce que c’est là qu’il est né. C’est « un serpent de lupanar », écrit l’Argentin Leopoldo Lugones en 1916. Jorge Luis Borges proclame, lui aussi, les origines indignes du trésor culturel national argentin : « Notons, argumente Borges, qu’il était dansé par des couples d’hommes, parce que les femmes du peuple ne voulaient pas se compromettre dans cette danse de putains. »

La danse, c'est une architecture en mouvement. Cette définition s'applique parfaitement au Tango. Les Tangueros, au sommet de leur art, se transforment en statues aussi parfaites qu'éphémères.
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© Jean Marie Hosatte
La danse, c'est une architecture en mouvement. Cette définition s'applique parfaitement au Tango. Les Tangueros, au sommet de leur art, se transforment en statues aussi parfaites qu'éphémères.

C’est dans les longues files d’attente devant les maisons closes que les hommes prennent l’habitude de danser entre eux. En attendant leur tour de plaisir, les hommes esquissent quelques pas sous prétexte de mimer un combat au couteau afin que nul ne s’imagine questionner leur virilité : « J’crains pas les gars de Corrales / qui sortent leurs couteaux / et croient que comme des veaux / on va se laisser dépecer / mais qu’hésitent pas à filer / dès qu’ils voient une gâchette » plastronne un tango de bordel de la fin du XIXe siècle.

À cette époque, toute la politique du gouvernement argentin s’organise autour d’un slogan : « Gouverner, c’est peupler ! » On espère des familles de Français, d’Anglais et d’Allemands menées par des pères possédant un bon métier. Mais ce sont des foules de Siciliens, de Calabrais, de Génois, de Galiciens sans terre et sans femmes qui arrivent. Ils s’entassent avec les Juifs rescapés des pogroms de Russie et d’Ukraine à la périphérie des grandes villes, en particulier à Buenos Aires.

Entre les années 1890 et 1910, la population de la capitale argentine triple. La proportion de femmes parmi les nouveaux venus est infime. Buenos Aires déborde de solitaires et il faut bien que les corps exultent. L’industrie des maisons closes fait la fortune des gangs qui organisent la traite des blanches entre l’Europe et l’Argentine. Sur le terreau de la prostitution prospère une faune de souteneurs au sommet de laquelle brille la figure du « compadre », ce beau voyou que le tango glorifie.

Mais ces sempiternelles histoires de gouapes et de filles perdues finissent par lasser. Au début du XXe siècle, vingt ans après sa création, le tango s’échappe du bordel pour se refaire une réputation dans les conventillos, ces alignements de logements d’une pièce. Quelques mauvais garçons vivent là parmi la population ouvrière, mais les pères de famille veillent au grain. On ne laisse pas les jeunes filles danser le tango sur des airs qui vantent le sinistre monde des gouapes. Les marxistes, eux aussi, se méfient de cette musique pour « efféminés ». Leonidas Barella, leur porte-parole, fulmine en 1916 : « C’est la musique de quelques dégénérés qui refusent de porter les vêtements de prolétaires et dont les compagnes à la chevelure graisseuse quittent l’usine pour finir au bordel. Le tango est malsain ! »

La séduction n'est jamais le but recherché. Les Tangueros, même s'ils dansent ensemble pour la première fois espèrent arriver à une fusion totale de leurs corps. Le couple doit savoir devenir complice et sensuel dès les premiers pas.
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© Jean Marie Hosatte
La séduction n'est jamais le but recherché. Les Tangueros, même s'ils dansent ensemble pour la première fois espèrent arriver à une fusion totale de leurs corps. Le couple doit savoir devenir complice et sensuel dès les premiers pas.
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© Jean Marie Hosatte
La séduction n'est jamais le but recherché. Les Tangueros, même s'ils dansent ensemble pour la première fois espèrent arriver à une fusion totale de leurs corps. Le couple doit savoir devenir complice et sensuel dès les premiers pas.

Un tango adouci

Pour entrer dans les conventillos, le tango doit se faire moins canaille. Il s’assombrit en chantant la nostalgie des déshérités, les amours impossibles, la révolte. Ce tango du peuple a trouvé sa voix. C’est celle du bandonéon, cet instrument aussi complexe qu’un orgue monumental d’église qui « ignore le rire et ne sait pas se permettre un moment de joie ».

Portées par la plainte et les soupirs du bandonéon, les paroles du tango deviennent moins ricanantes, moins obscènes. En 1917, Carlos Gardel interprète « Minoche triste », une chanson écrite par Pascal Contursi. L’histoire n’est pas très originale : un homme pleure son amour perdu : « Môme, tu m’as largué au meilleur moment de ma vie. Tu m’as laissé l’âme meurtrie et des épines dans le cœur… » « Minoche triste » clôt la préhistoire du tango. Désormais, « la poésie va éclairer la mélodie ». Le tango devient ce que Borges appelle « une comédie humaine vaste et décousue de la vie de Buenos Aires ».

Tous les Argentins adoptent alors définitivement le tango pour exprimer leurs sentiments et leur mal de vivre. Surtout quand il est chanté par Carlos Gardel.

L’Europe était déjà folle de ce brun ténébreux devenu le visage de l’universelle « tangomania » et dont on ne savait pas vraiment s’il était né Français, Uruguayen ou Argentin. La fièvre était arrivée à Marseille, apportée par des marins argentins. Rapidement, elle est remontée jusqu’à Paris. En 1912, toute la France en était folle, trois ans après on le dansait de Saint-Petersbourg à Shanghai. Mais en Prusse, le Kaiser Guillaume menace ses officiers de la cour martiale s’ils sont pris à danser le tango. La Queen Mary prévient qu’elle n’assistera à aucun évènement au cours duquel ses royales oreilles pourraient être offusquées par une musique aussi peu respectable. Le pape, qui assiste à une démonstration réalisée par deux danseurs, trouve cela plutôt plaisant. Au Japon, le tango devient l’autre empereur.

Personne n’enrage plus de voir le tango conquérir le monde que l’ambassadeur d’Argentine à Paris. En 1913, l’Excellence déclare tout à fait officiellement à la presse parisienne qu’à Buenos Aires, le tango est une danse « réservée aux maisons mal famées et aux tavernes de la pire espèce. On ne le danse jamais dans les salons de bon goût ni entre personnes distinguées. Pour les oreilles argentines, le tango évoque des choses réellement désagréables. » Ce n’est qu’après avoir fait fureur à Paris que le tango sera accepté dans les salons et les cabarets chics de Buenos Aires. Mais c’est le tango bien élevé, de bonnes mœurs ainsi que le regrette un journaliste argentin : « Le Tango de nos bastringues, avec son déhanchement et son galop n’est plus qu’une vieillerie à côté des petits pas gracieux des danseurs parisiens qui dansent en dégustant de la crème chantilly au lieu de boire le bon vieux genièvre de nos bastringues. »

Dans le Tango, on met longtemps à devenir simple. L'aisance acquise, le vague à l'âme qui inspire cette musique se transforme en joie pure. La tristesse devient bonheur.
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© Jean Marie Hosatte
Dans le Tango, on met longtemps à devenir simple. L'aisance acquise, le vague à l'âme qui inspire cette musique se transforme en joie pure. La tristesse devient bonheur.

Rapidement, le tango devient ce que Borges appelle ʻ une comédie vaste et décousue de la vie de Buenos Aires.ʼ

Le tango version chic et glamour est joué par des musiciens, souvent des pianistes, qui sont aussi des « messieurs cultivés » et bien élevés. Le señor Roberto Firpo en est l’archétype. En 1916, il compose La Cumparsita avec l’Uruguayen Gerardo Matos Rodrígues. Le morceau devient un tube universel aussitôt que Carlos Gardel en susurre les langoureux couplets : « Depuis le jour où tu es partie, je sens l’angoisse dans ma poitrine. Dis-moi petite, qu’as-tu fait de mon pauvre cœur ? » Borges s’agace : La Cumparsita n’est qu’une « affligeante baliverne ». Des années plus tard, Astor Piazzolla juge à son tour que c’est le « pire des tangos jamais écrits ». Ce que l’on reproche à La Cumparsita, c’est son innocuité. Un divertissement que l’on danse en robe de soie et en habit de soirée.

L’apprentissage de la danse

Mais un Argentin ne danse pas le tango pour s’amuser. C’est la première chose qu’apprennent alors les foules d’hommes et de femmes qui veulent s’offrir à lui, corps et âme, dans les practicas. Dans ces écoles, il faut s’épuiser au moins trois ans à raison de cinq séances par semaine avant d’avoir une chance d’être reconnu comme un danseur correct. On est d’abord admis en tant que simple spectateur. Puis, au bout de quelques semaines, un danseur chevronné se choisit un élève. Les deux hommes vont danser ensemble pendant des mois. C’est le maître qui guide, l’élève doit accepter de « suivre ». Quand il sait suivre, le nouveau danseur apprend alors à guider en enlaçant un plus novice que lui.

On ne devient pas un grand danseur de Tango par la technique. C'est la passion, la capacité à oser se laisser emporter qui fait les meilleurs Tangueros.
© Jean Marie Hosatte
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On ne devient pas un grand danseur de Tango par la technique. C'est la passion, la capacité à oser se laisser emporter qui fait les meilleurs Tangueros.
© Jean Marie Hosatte
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L’apprentissage se termine avec la première visite à la milonga, la salle de bal. Mais aucune bonne danseuse ne prendra le risque d’accorder sa chance à un nouveau, à un inconnu. Le mentor du débutant doit aller plaider la cause de son protégé auprès de l’une de ces déesses de la piste de danse. Alors ils dansent. Cœur contre cœur, leurs profils toujours parallèles. Par d’infimes pressions sur sa taille, sur son dos, ses épaules, il suggère une chorégraphie. Son talent à elle, c’est de le comprendre. Leur entente doit être si subtile que personne ne doit voir qu’ils ne cessent de communiquer, de la première à la dernière note du morceau. Ils ne dansent pas, ils se fondent l’un à l’autre. Ils improvisent un moment de vie, unique, qui jamais ne ressemblera à aucun autre. Ensemble, pendant quelques minutes, ils deviennent un couple soudé par le désir, assez forts, l’un comme l’autre, pour mépriser les chienneries de la vie de toute leur élégance.

Comment une dictature pourrait-elle supporter le tango ? Le premier Âge d’Or se termine avec la chute de Perón. Pour les militaires au pouvoir, le tango est dangereux. Les paroles de ses chansons ne promettent pas de lendemains qui chantent, mais elles affûtent la lucidité des opprimés, la rendant aussi tranchante, aussi dangereuse que le couteau d’un « compadre ».

Pas besoin d'être Argentin pour danser le Tango. Cette musique, cette danse, inventées par des immigrants venus des quatre coins du monde sont universelles. À Paris ou à Tokyo, le bonheur de glisser, enlacés sur une musique triste est le même.
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© Jean Marie Hosatte
Pas besoin d'être Argentin pour danser le Tango. Cette musique, cette danse, inventées par des immigrants venus des quatre coins du monde sont universelles. À Paris ou à Tokyo, le bonheur de glisser, enlacés sur une musique triste est le même.

Retour à la gloire

Pendant trente ans, on ne dansera presque plus le tango en Argentine. En 1983, l’armée argentine perd la guerre des Malouines. La dictature militaire argentine s’effondre. Quelques mois plus tard a lieu au théâtre du Châtelet, à Paris, la première du show Tango Argentino. Le spectacle résume toute l’histoire du tango, d’abord musique des bas-fonds jusqu’aux explorations savantes d’Astor Piazzolla. Pour constituer leur corps de ballet, Claudio Segovia et Héctor Orezzoli sont allés chercher à Buenos Aires les derniers danseurs de l’âge d’or.

On les fait monter sur scène, vieillis et bedonnants, et le miracle se fait. Le show triomphe à Paris puis à Broadway et dans toutes les grandes capitales du monde. Partout des milliers de personnes se mettent à danser le tango. Plus de trente années ont passé et l’expansion de l’univers tango ne s’est pas ralentie. Pour expliquer cette folie, il y a ceux qui pensent que, tout simplement, le tango a du succès parce qu’il n’y a pas de meilleure recette pour se faire du bien. Ce serait la voie la plus directe, la plus sûre, pour accéder, par la fusion d’une paire de corps et d’âmes à ce « sentiment océanique » que Romain Rolland, qui l’inventa, définit comme la sensation merveilleuse d’union indissoluble à l’universel. Ainsi, les pas du tango conduiraient immanquablement vers une dimension supérieure où le désir est légitime et les frustrations, méprisées. Le tango mène au ciel bien plus sûrement que les prières. Le pape François n’a-t-il pas demandé que des centaines de couples viennent danser le tango, devant lui au Vatican, le jour de son anniversaire ?

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