N° 142 - Automne 2023

À Conakry, les monuments de la honte

Dans la capitale de la Guinée, les statues racontent, dans l’indifférence, une histoire coloniale que tout le monde voudrait oublier.

Statue du gouverneur Jean Louis Georges Poiret
x
Jean-Marie Hosatte
Sur le socle de la statue du gouverneur Jean Louis Georges Poiret, le bas-relief en bronze montre les Africains exploités.

« Tierno Monémembo, pouvez-vous me décrire Conakry à la fin du XIXe siècle, au moment où Noël Ballay, va s’y installer ? » La communication ne passe pas très bien entre la France et la Guinée. « Je vous entends mal. Mais, si j’ai bien compris votre question, vous trouverez la réponse dans Le roi de Kahel, le roman pour lequel j’ai reçu le Prix Renaudot, en 2008. » Le roi de Kahel, donc, page 227. Conakry, dans les vingt dernières années du XIXe siècle, c’est « … un trait de clairière en forme de bouche dans la face épaisse de la jungle ! écrit l’auteur guinéen. On ne pouvait faire un pas sans sentir au visage les frôlements sinistres des chauves-souris. Les résines des arbres et la bave des crapauds vous dégoulinaient sur la tête, les chenilles vous glissaient sous la chemise. Les caméléons vous crachaient dans les yeux, les vipères et serpents siffleurs s’entortillaient autour de vos chevilles. Les sentiers et les cours puaient la crotte d’hyène et la fiente de rapace. Le sable des plages était invisible à cause des nuées de méduses et de loutres, de poissons morts et de crabes trotteurs. Les chacals et les phacochères grouillaient autant que les mouches. … C’était une terre vierge qui n’appartenait à personne, c’est-à-dire à aucun Blanc ! »

Le monument à la gloire du docteur Noël Ballay.
x
Jean-Marie Hosatte
Le monument à la gloire du docteur Noël Ballay, premier gouverneur de la Guinée française, est désormais installé dans les jardins du Musée national de Guinée.

FUNÉRAILLES GRANDIOSES

Trente pages plus loin, moins de dix en plus tard : « En ce mois de février 1895, le germe de Conakry perdu dans la brousse faisait penser à l’éclat du pou dans la chevelure de l’ermite. La ville comptait maintenant une bonne centaine de maisons en dur, le gouvernorat, la garnison, le lazaret et le poste télégraphique mis à part. De nombreuses villas à tuiles rouges scintillaient de blancheur et de fleurs sous les acacias. Les cases à Nègres commençaient à adopter la peinture et le ciment. Trois mille, quatre mille âmes, peut-être, se bousculaient sous les cocotiers de la ville, dont quelques centaines de Blancs. »

Premier gouverneur de la Guinée française, le docteur Noël Ballay meurt en 1902, en combattant une épidémie à Saint-Louis du Sénégal. En France, on lui organise des obsèques nationales. Les députés votent à l’unanimité un crédit de 15’000 francs pour financer des funérailles que l’on veut grandioses. Un ministre en exercice, une troupe de députés, des régiments de notables s’alignent devant le cercueil dans la cathédrale de Chartres. Les volutes d’encens à peine dissipées, un comité est constitué pour édifier un monument à la gloire du gouverneur. On sollicite le meilleur sculpteur de monuments officiels de l’époque. Henri Allouard met depuis des années son talent au service des communes et des institutions qui veulent honorer Richelieu, Jeanne d’Arc, Pierre Corneille, les morts pour la France de la guerre perdue de 1870 contre la Prusse, Héloïse et Abélard.

Statue de Noël Ballay.
x
Jean-Marie Hosatte
Détail du socle de la statue de Noël Ballay qui glorifie la période coloniale.

Pour célébrer la vie et l’œuvre de Noël Ballay, Allouard a imaginé un monument qui marquera les générations futures aussi bien chez les colonisés d’Afrique noire que chez les Français, blancs et républicains, qui veulent que se poursuive la « mission civilisatrice de la France ». La sculpture est inaugurée en 1908 à Conakry. Elle est énorme, si on la compare à la taille de la ville à cette époque. Mais le gouvernement républicain a fait le pari que la Guinée restera française pour l’éternité, ce qui laissera à Conakry tout le temps nécessaire pour devenir une capitale moderne peuplée de Blancs prospères et de Noirs évolués. Un jour, elle sera à la dimension du monument Ballay que l’on installe en grande pompe au milieu de la ville. Cent vingt ans ont passé. Le monument se trouve toujours à Conakry, crasseux, mais presque intact. On l’a déplacé du centre de la ville jusque dans les jardins du Musée national de Guinée. On peut le voir depuis la rue, une des plus encombrées de la cité, qui passe juste devant le mur de briques mangées de moisissures délimitant l’espace de ce lieu qui ne reçoit jamais de visiteurs. Comment expliquer qu’il soit encore conservé, intact, à Conakry alors que partout dans le monde on veut abattre les statues que l’on soupçonne de glorifier le passé colonial ou esclavagiste de l’Europe ? « C’est simplement parce que les Guinéens s’en moquent, explique Tierno Monémembo. Ce monument leur est parfaitement indifférent. Je pense qu’ils se sont toujours désintéressés de cette chose que la puissance coloniale a édifiée puis abandonnée ici. Cette statue raconte aux Français une histoire qui ne concerne que les Français. Pas les Guinéens. Il pourrait y avoir un rocher ou un arbre, ou un tas d’ordures à la place, que cela ne nous intéresserait pas plus. Cela dit, sa présence est un peu de l’autoflagellation. Cette sculpture n’a pas sa place dans notre espace public. »

HÉROÏSME EXALTÉ

Cette histoire écrite par des Français pour des Français commence après la défaite de la France, écrasée par la Prusse pendant la guerre de 1870. L’Alsace et la Lorraine sont perdues. Les armées, humiliées. La Troisième République, qui naît de cette défaite, a immédiatement besoin de nouveaux héros qu’elle pourra donner à admirer à la place des généraux vaincus. Elle les trouvera parmi ceux qui construisent le domaine colonial de la France, souvent dans l’indifférence la plus totale, voire l’hostilité du grand public. Ils sont une poignée d’explorateurs, de soldats, d’aventuriers, d’entrepreneurs. Aussitôt adoubés par la République, ils voient leur héroïsme exalté par la presse, au théâtre et dans d’innombrables romans. Leur courage n’est pas celui des militaires qui partent à la conquête de nouveaux territoires. La France, après la défaite de Sedan, est contrainte à la modestie, même si elle se montre capable de faire preuve d’une grande brutalité quand elle réprime des révoltes en Algérie, qu’elle a conquise en 1830.

La fresque révolutionnaire qui orne le Palais du Peuple.
x
Jean-Marie Hosatte
La fresque révolutionnaire qui orne le Palais du Peuple offert par Mao à la Guinée en 1967.

STATUE ROUILLÉE

Les nouveaux héros de la France ne seront pas des conquérants. Ils seront des libérateurs. L’Afrique les attend, les espère. Le continent noir, accablé par les fléaux conjugués de l’esclavage, des guerres tribales et le despotisme des chefs de tribus, leur devra son salut. La France envoie vers ces contrées sauvages les meilleurs de ses citoyens en ambassadeurs de la liberté et du savoir. C’est sa responsabilité et sa généreuse mission. Et si la République récupère quelques bénéfices au passage, ce ne serait que justice, car, ainsi que Jules Ferry l’affirme haut et fort devant les députés : « Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ! »

C’est exactement cette histoire que raconte le monument Ballay qui rouille dans le jardin dévasté du Musée national de Guinée.

Au sommet de la sculpture, le gouverneur est présenté debout. Il tient un drapeau dont la hampe est fichée au sol. Son autre main étreint un jeune garçon nu. Cet enfant-là ne connaîtra pas l’esclavage. La France l’a aboli au moins cinquante ans avant l’inauguration de la statue. Depuis la Révolution de 1848, toute personne en est préservée par le simple fait de se mettre sous la protection du drapeau tricolore. En 1891, Ballay a d’ailleurs représenté la France à la conférence de Bruxelles pour la suppression définitive et universelle de l’esclavage.

À la base du monument, un autre enfant dénudé, lui aussi, tend une palme vers Ballay qui le domine. C’est l’hommage que l’Afrique nue, éternellement mineure, rend à celui qui va lui apporter la liberté. À ses côtés est posé le bouclier de la loi républicaine qui est fondée sur la raison. « L’émotion est nègre comme la raison est hellène », écrira Léopold Sédar Senghor en 1956. Ballay, Galliéni, Brazza vont disperser les ténèbres africaines par l’éclat des Lumières.

Ainsi, la rationalité blanche triomphera de l’émotivité noire. « Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie », se réjouissait déjà Victor Hugo en 1860. Au sommet de son monument, Noël Ballay est habillé simplement. Sur sa vareuse, il ne porte que sa Légion d’honneur. Pas d’uniforme chamarré, pas de médailles, pas de sabre, pas d’épaulettes, de bottes ou d’étriers. On veut que l’image qui restera du premier gouverneur de la Guinée française, fondateur de Conakry, soit celle d’un homme simple, généreux et dévoué à l’Afrique. Sa tête est légèrement penchée sur deux figures représentant un homme et une femme allaitant un magnifique bébé. Autour de ces personnages, des fruits à profusion. L’Afrique, nous montre la sculpture, attendait la République pour enfanter de ses richesses. La liberté l’a fécondée. La raison l’a fait grandir. Un jour viendra l’égalité et peut-être, plus tard, la fraternité. Car l’Africain reste encore cet étranger absolu dont on espère faire un citoyen, un égal.

TERRE SANS CULTURE

Cela prendra des siècles, car les libérateurs républicains ne peuvent s’appuyer sur rien pour ancrer leur mission civilisatrice. « Quelle terre cette Afrique ! prétendait s’extasier Victor Hugo. L’Asie a son histoire. L’Amérique a son histoire. L’Australie a son histoire. L’Afrique n’a pas d’histoire ! » Quelques années après lui, le Suisse Victor Tissot, qui eut un temps quelque influence à Paris, écrira : « L’Afrique est enfin la terre où l’être humain se montre sans culture, absolument comme les solitudes qu’il abandonne aux animaux comme si c’était leur domaine naturel. »

La République n’aura donc parfois pas d’autres choix que de se montrer sévère pour imposer la liberté, le droit et la science à l’Afrique. Comment argumenter pacifiquement avec des êtres sans culture ? De l’Algérie à l’Afrique noire, les derniers soulèvements sont réprimés avec une brutalité inouïe. Au Tchad, la colonne Voulet-Chanoine se rend coupable de crimes effroyables qui suscitent une vague d’indignation en France, mais sans que soit remis en question le droit de la République à coloniser l’Afrique. Un haut fonctionnaire français évoquera ce premier temps de l’expansion coloniale par ces mots : « Il faut que l’œuvre coloniale soit une œuvre d’amour. Il faut que ce viol, ce concubinage s’achève en amour ! »

L’entrée du Musée national de Guinée à Conakry.
x
Jean-Marie Hosatte
L’entrée du Musée national de Guinée à Conakry.

MARIANNE CONTRE MARIE

Marianne incarnera cet amour – sincère, mais sévère – que la République voue à l’Afrique. Dans le jardin du musée de Conakry, quelques-uns de ses bustes ont été abandonnés sous les arbres. Produits en quantité industrielle à la fin du XIXe siècle, au moment où Marianne est imposée comme effigie de la République, ils étaient envoyés par cargaisons entières en Afrique pour concurrencer la Vierge Marie dont la cause est défendue par les missionnaires. En France, les débats autour de la laïcité qui se concluront par la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État font rage. Il n’est pas question que la République des instituteurs laisse les curés et les missionnaires imposer en Afrique leur obscurantisme à la place de celui des sorciers. Marianne vient chahuter Marie pour adoucir la brutalité dont doit parfois faire preuve la République pour accomplir son œuvre civilisatrice. Marianne sanctifiée, symbole de la Pax Colonica, est assistée par quelques saints républicains, des pasteuriens comme Victor le Moal dont le buste est posé de guingois juste à côté d’une impériale représentation de Marianne. Le docteur Le Moal, surnommé « Docteur Moustique », envoyé par la République pour assainir la Guinée, est mort victime du devoir, emporté par une mauvaise fièvre.

En 1914, la République attaquée exige le prix de son « action civilisatrice » en Afrique. Des dizaines de milliers d’Africains sont envoyés vers les champs de bataille. On leur promet que le même sang versé dans la boue des tranchées fera d’eux les égaux en droits et en dignité de tous les autres citoyens français.

La promesse ne sera pas tenue. Pendant la Grande Guerre, la France a pris la mesure de sa dépendance à son empire colonial, réserve inépuisable de soldats et de matières premières. L’heure n’est donc plus à la générosité civilisatrice, mais à la mise en valeur économique des colonies, condition du salut de la France si une autre guerre contre l’Allemagne se déclarait. « Pourquoi les humanistes de France ne veulent-ils pas admettre que la tête du Noir est faite pour porter des caisses et celle des Blancs pour penser ? » s’interrogeait déjà le jeune officier Ernest Psichari, petit-fils de l’écrivain et historien Ernest Renan, avant de tomber au champ d’honneur. Ces quelques mots auraient pu résumer toute la politique coloniale de la France après la Première Guerre mondiale, puis pendant la crise économique des années 30. La statue de Jean Louis Georges Poiret est également conservée au milieu des gravats dans le jardin du musée de Conakry. Cette œuvre réalisée au début des années 30 par Léon Georges Baudry représente le gouverneur de la Guinée française de 1916 à 1929 debout sur un étroit piédestal. Celui-ci est orné d’un bas-relief en bronze représentant des Africains au travail. Mais rien dans cette sculpture n’évoque une œuvre civilisatrice. Elle ne parle que d’exploitation.

« Allô ! J’ai repensé aux questions que vous m’avez posées l’autre jour à propos des statues coloniales du musée de Guinée, téléphone Tierno Monémembo. Je vous ai dit qu’elles n’avaient été ni saccagées ni détruites parce qu’aux yeux des Guinéens, elles n’évoquaient rien. Il y a, je crois, une autre raison. Beaucoup plus évidente que la première. » Laquelle ? « Simplement, que notre musée national n’a pas grand-chose d’autre à exposer. Et les conditions de la disparition de la presque totalité du patrimoine guinéen mériteraient d’être explorées. »

Le buste de l’ancien dictateur Sékou Touré.
x
Jean-Marie Hosatte
Le buste de l’ancien dictateur Sékou Touré de sinistre mémoire.

FRESQUE CHINOISE

Le 24 août 1958, le général de Gaulle, qui veut accélérer le processus de décolonisation de l’Afrique francophone, vient proposer aux Guinéens de s’associer à la France dans le cadre d’une communauté d’États. Le maire de Conakry, Sékou Touré, lui oppose une cinglante fin de non-recevoir. « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage », déclame le jeune politicien de 36 ans.

Humilié, de Gaulle décide de prendre au mot le dirigeant guinéen. Tous les ingénieurs, les cadres, les professeurs et les administrateurs français sont invités à revenir en métropole, séance tenante. La Guinée a à peine eu le temps de devenir une « République populaire et révolutionnaire » qu’elle sombre dans le chaos et Sékou Touré, un tyran qui se tourne vers les dictatures communistes pour trouver de l’aide. La Chine de Mao répond immédiatement à l’appel.

En 1967, elle achève la construction d’un gigantesque Palais du Peuple, à Conakry, dont l’intérieur est décoré de fresques révolutionnaires que l’on peut encore voir, intactes, dans le vaste bâtiment déserté. Sont-elles aussi étrangères aux Guinéens que les monuments coloniaux français qui se trouvent dans les jardins du Musée national ? « Certainement pas, répond l’écrivain. Elles ont été offertes aux Guinéens par un autre peuple qui lui tendait la main. Les monuments français nous ont été imposés. Ils nous montrent soumis. Les fresques chinoises nous montrent en lutte. Nous ne pouvons pas y être indifférents. » « Ces fresques me font peur, avoue de son côté un médecin de l’hôpital Ignace Deen baptisé « Noël Ballay » quand il fut construit par les Français. Je n’y vois pas la lutte pour l’indépendance. J’y vois le souvenir d’une dictature effroyable dont nous subirons les conséquences pour des siècles encore. C’est un passé que je rejette parce qu’il fait notre malheur aujourd’hui. »

LES MONUMENTS FRANÇAIS NOUS ONT ÉTÉ IMPOSÉS. ILS NOUS MONTRENT SOUMIS. LES FRESQUES CHINOISES NOUS MONTRENT EN LUTTE.

Tierno Monémembo, écrivain

GOULAG AFRICAIN

Au bord de l’allée cimentée qui conduit d’une aile à l’autre de l’établissement, un patient a assemblé un « fétiche docteur » en ferraille. Œuvre dérisoire, mais que personne ne songerait à profaner. On ne touche pas aux idoles impunément. C’est une leçon que les Guinéens ont retenue de la dictature de Sékou Touré. Aussitôt installé au pouvoir, celui-ci va imposer son autorité personnelle et le système du parti unique. Il lui faut éliminer tous ceux qui pourraient un jour s’opposer à lui. On pend les dissidents en public sous les ponts de la ville. Des dizaines de milliers de personnes sont envoyées au Camp Boiro, un sinistre « goulag africain » dont bien peu ressortiront vivantes.

Sékou Touré se montre particulièrement féroce à l’égard des sorciers et des féticheurs. Il lance une campagne de démystification qui se traduit par la destruction de presque tous les objets rituels des cultes traditionnels. Comme les Français, au moins au début de la période coloniale, Sékou Touré veut créer « une citoyenneté nationale » en faisant courir son pays vers la modernité, la baïonnette dans les reins. Partout dans le pays sont organisés de grands autodafés de fétiches, de masques et d’objets cultuels. Le parti unique aux ordres du maître de Conakry se lance dans un intense effort de propagande.

Les croyances animistes sont ridiculisées. On multiplie les blasphèmes et Sékou rit de voir qu’aucun malheur ne s’abat sur lui alors qu’il tue les hommes et brûle les idoles par milliers. Les esprits ne se défendent pas parce qu’ils n’existent pas. Mais Sékou prend bien soin de ne pas offenser l’islam dont il fait presque une religion d’État.

A-t-il vraiment échappé au châtiment ? Le mépris ou l’indifférence effrayée où le tient toujours son peuple ne sont-ils pas une punition terrible infligée à celui qui se rêvait grand timonier de l’Afrique ? Dans le jardin du Musée national de Guinée, il n’y a qu’une statue du dictateur. Mal réalisée, mal proportionnée, presque difforme, elle semble minuscule et totalement ratée face au monument consacré à Noël Ballay. À côté du vilain buste de Sékou, celui de Demba, chanteur préféré du tyran, se désagrège lentement. Outrage suprême, on a remplacé son micro par un siphon de toilettes.

PATRIMOINE PERDU

Que pense Tierno Monémembo de la restitution des biens culturels ? « Quelle autre position que l’impatience pourrait avoir un Africain ? Nous voulons retrouver notre histoire et ces objets nous y aideront. Mais cela ne sera pas facile. D’abord, la Guinée qui est culturellement un des pays les plus riches d’Afrique, a perdu la trace de la presque totalité de son patrimoine. Il y a ce qui a été pillé par le colon, mais il y a aussi ce qui a été détruit ou souillé par nos tyrans. Il ne reste presque plus rien. Je suis particulièrement intéressé par le retour du Ndimba-Pimba, ce masque baga de la fertilité qui daterait du XIIe  siècle. On l’a signalé en France, aux États-Unis, au Japon ! Mais même si on le retrouvait, même si on le rendait, tous les problèmes ne seraient pas résolus. Comparée au Mali, au Sénégal ou au Bénin, la Guinée en est au précambrien en ce qui concerne les musées. Mais c’est le moindre des problèmes que nous pose la restitution… ». Le colonel Mamadou Doumbouya, le nouvel homme fort de la Guinée, a longtemps servi dans la Légion étrangère. Arrivé au pouvoir en septembre 2021, il a voulu organiser le « branding de la Guinée » pour y attirer investisseurs et touristes. Le Ndimba-Pimba a été choisi pour servir d’identifiant visuel du pays. Comme Marianne incarne la France.

Un buste de Marianne exposé dans les gravats du jardin du Musée national.
x
Jean-Marie Hosatte
Un buste de Marianne exposé dans les gravats du jardin du Musée national.

ICÔNE BANNIE

Le Ndimba-Pimba a inspiré Picasso et Giacometti. On le voit partout en Guinée, sur les billets de banque, dans les vitrines de presque tous les magasins et aux frontons des ministères. Mais de là à en faire l’incarnation de la Nation guinéenne ! C’est « Haram ! » a fulminé Elhadj Mansour Fadiga, imam de Nongo. Le religieux musulman n’est pas du tout disposé à laisser une idole représenter un pays que les prédicateurs musulmans ont presque totalement islamisé. Tierno Monémembo s’est immédiatement insurgé contre la position des musulmans de Guinée, défendue principalement par la communauté peule. « Le grand Karamoko Alpha de Timbo, explique-t-il, ce musulman sincère, reprochait aux gens de son peuple d’avoir oublié qu’ils étaient des Peuls devenus musulmans et pas des musulmans devenus Peuls. Cela signifie que toutes les valeurs qui ne sont pas en contradiction flagrante avec les cinq piliers de l’islam doivent être sauvegardées. Cette affaire doit nous rappeler notre constitution laïque qui met tous les rites, toutes les croyances, toutes les icônes sur un pied d’égalité. Ce respect que nous devons aux autres religions ne doit pas occulter le fait que les Bagas, les Nialous, les Coniaguis, les Bassaris, les Tyapis, les Badiarankés, les Lélés, les Kourankos sont les peuples autochtones de ce pays. Cela veut dire que leur iconographie exprime mieux que tout autre le gout de cette terre et l’âme de son peuple. » Mais ces objets, ces images, on ne les trouvera pas au Musée national de Guinée à Conakry. Une reproduction de masque baga, un costume de danse ou quelques fétiches ne suffisent pas à masquer le vide des salles plongées dans une triste pénombre. Dans le jardin du musée, les monuments coloniaux autant que la vilaine statue du tyran marxiste et musulman semblent déplacés. Les dieux de la Guinée sont toujours en exil.

Footnotes

Rubriques
Évasion

Continuer votre lecture