N° 141 - Été 2023

Sur les traces des rois maudits

En quête de gloire, de richesse ou d’idéalisme, au XIXe siècle plusieurs Européens s’autoproclamèrent rois de Patagonie. Des histoires douloureuses que les populations indiennes d’aujourd’hui ont préféré oublier.

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Jean Marie Hosatte
El Indiecito, le monument à l’Indien inconnu dans la cimetière de Punta Arenas.

Un éclat de soleil austral vient éclairer le champ de bataille. Sur un haut mur, le long d’une ruelle perchée sur la baie de Valparaiso, des hommes s’étripent et se mitraillent. La flèche du temps est brisée. C’est une éternité de massacres que l’artiste anonyme a contractée en noir et blanc. Un Conquistador fait cabrer son cheval de guerre au-dessus d’une piétaille de policiers tout à fait contemporains. Des soldats tirent du gros calibre sur des hommes armés de haches et de lances. Toute cette fureur est dirigée sur un groupe d’Indiens qui tentent de rendre coup pour coup, de tuer autant qu’on les tue. La fresque a été réalisée pendant les émeutes de la faim qui ont embrasé le Chili de 2019 à 2021. À cette occasion, les Chiliens les plus pauvres ont comparé leurs souffrances à celles des Mapuches, le peuple qui vivait en Araucanie et en Patagonie avant l’arrivée des Espagnols, au XVIe siècle. En Amérique du Sud, les Mapuches du Chili et d’Argentine jouissent d’une aura toute particulière. On les respecte, car ils furent ceux que ni les armées incas ni les Conquistadors ne parvinrent jamais à vaincre.

Le Wallmapu, le pays mapuche commence plusieurs centaines de kilomètres au sud de Valparaiso. La ville, pourtant, semble possédée par l’âme de ces Indiens que l’on considérait comme des indigènes arriérés, tout juste bons à occuper les emplois dont ne voudraient pas même les plus démunis des winkas, les Blancs en langue mapuche. Le street art si actif et créatif à Valparaiso, depuis les premiers jours de la dictature Pinochet, se charge de définir des correspondances entre les irréductibles des siècles passés et les opprimés d’aujourd’hui. Sur un mur s’étale l’épopée de Lautaro, le chef indien qui infligea leurs plus lourdes pertes aux Conquistadors. Dans une autre rue, les artistes ont choisi de réveiller le souvenir des machis, les femmes chamanes, que les Espagnols et les moines ne manquaient jamais de jeter au bûcher quand ils les capturaient. Celles que les chrétiens appelaient des sorcières organisaient le culte religieux des Mapuches, tout entier voué à l’adoration de la nature. Les machis assuraient le lien entre les communautés et la terre mère qu’elles écoutaient, observaient et comprenaient.

L’allée des glaciers dans le canal de Beagle.
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Jean Marie Hosatte
L’allée des glaciers dans le canal de Beagle.

FRANÇAIS FOU

À travers ses luttes, le peuple chilien redécouvre l’histoire de la nation qui l’a précédé sur la terre à laquelle il est, aujourd’hui, si viscéralement attaché. Toki, machi, guerriers et sorciers hantent les murs de Valparaiso à Punta Arenas, au plus lointain de la Patagonie, tout à côté de la Terre de Feu, du Détroit de Magellan et du cap Horn. Juan et Macarena sont deux militants de la cause mapuche à Santiago. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour rendre la vie à chaque facette, même la plus insignifiante, de la culture de leur peuple que les soldats du roi d’Espagne, les moines et les jésuites se sont attachés à effacer. Tout ce qui appartient à leur passé leur semble important. Pourtant, le nom d’Antoine de Tounens ne dit rien à Juan. Macarena, elle, se souvient que dans les petites classes, à l’école, un instituteur leur avait parlé du Loco, le fou français qui prétendait être le roi des Mapuches.

Jean-François Gareyte est historien. Il a consacré des années de recherches à l’histoire d’Antoine de Tounens. Il se rend régulièrement au Chili à la rencontre des communautés mapuches de Patagonie pour leur parler de celui qui fut bel et bien leur roi. « Au début de chacune de mes conférences, il y a de la méfiance. La figure d’Antoine de Tounens a été systématiquement tournée en ridicule par les Chiliens, explique-t-il. Les Mapuches craignent que le rappel de ce bref moment de leur histoire desserve leur cause en la faisant apparaître comme une plaisanterie. Puis, il y a de la curiosité, voire, de l’intérêt quand je raconte l’histoire du prince de Tounens et que mon public comprend que ce personnage était hors normes, extravagant peut-être, mais certainement pas fou. Si Tounens avait été Américain, on aurait fait dix films et écrit cinquante romans sur lui. »

Un scénariste n’aurait en effet pas grand-chose à ajouter au récit de ses aventures pour bâtir la trame d’une grande fresque. Ce que fera l’écrivain Jean Raspail en 1981 dans son livre Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, récit picaresque couronné du Grand prix du roman de l’Académie française. L’histoire commence en 1825. Un garçon naît, chez les Tounein, des paysans aisés du Périgord. La famille est assez riche pour posséder une magnifique Géographie Universelle. Le petit Antoine, que l’on surnomme Orélie, s’y plonge chaque jour pour étudier le monde tel qu’on le connaît au début du XIXe siècle.

À 25 ans, Antoine Tounein part étudier le droit. Pendant des années, il ferraille devant les tribunaux et obtient que sa famille retrouve un titre de noblesse et une particule dont elle avait été spoliée. Le voilà prince Antoine de Tounens, qui ne possède d’autre fortune que la charge d’avoué qu’il s’est offerte à Périgueux. Il devient franc-maçon à une époque où la franc-maçonnerie européenne se passionne pour les aventures de Simon Bolivar, un frère qui a libéré de la domination espagnole le Venezuela, la Colombie, l’Équateur, le Panama, le Pérou et enfin la Bolivie.

Le prince de Tounens est si enthousiasmé par le destin du libérateur qu’il décide de vendre son étude pour tenter sa chance au Chili. Il débarque à Valparaiso le 22 août 1858 pour faire fortune dans le commerce du cuivre. Échec. Il décide de créer un journal francophone pour l’Amérique latine. Échec. Il veut construire un champ de courses. Échec et mat. La fortune le fuit, ses créanciers le traquent. Il lui faut quitter le Chili.

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Jean Marie Hosatte
À Valparaiso, une fresque représente le massacre des Indiens depuis l’époque des Conquistadors, au XVIe siècle, jusqu’aux militaires d’aujourd’hui.

RÊVE PRÉMONITOIRE

Le 18 juin 1860, il écrit à l’un de ses amis restés en France : « Je suis obligé de me résigner à attendre de l’argent, mais en recevrai-je assez pour faire ce que j’ai entrepris ? Non ! Je ne me fais point d’illusion, je le sais d’avance… Je vais me diriger vers l’Araucanie qui est entièrement indépendante du Chili. C’est le plus beau pays du Chili, très peu peuplé. Les Chiliens n’ont pu soumettre ces tribus ; je me mettrai en contact avec les caciques qui sont les chefs, et avec de la patience, j’ai l’espoir d’arriver à un résultat satisfaisant. » L’Araucanie est alors en plein chaos. Le Chili qui s’est affranchi de la domination espagnole en 1826 ne s’estime plus lié par les traités que l’ancienne puissance coloniale avait signés avec les Mapuches. L’armée du jeune État s’est lancée à la conquête de ces terres que les Espagnols n’avaient jamais pu envahir.

Le prince de Tounens n’a plus rien à perdre. L’Araucanie à feu et à sang lui offrira peut-être une dernière chance. Par quelques lettres il annonce son arrivée à Magnil, le grand chef des Mapuches en guerre dont le peuple se trouve dans une situation désespérée. Lequel a rêvé qu’un roi viendrait après lui pour unifier les Mapuches et leur donner les moyens d’écraser les envahisseurs de leur terre. C’est Cherburbué, le héros mythique qui avait conduit les guerriers du chef Kaupolikan à la victoire contre les Conquistadors.

Il est apparu à Magnil, sous les traits d’un homme grand, à l’épaisse chevelure bouclée. L’envoyé du monde des esprits portait une longue barbe et sa voix grondait comme le tonnerre. Le prince français ressemble trait pour trait à celui que les Mapuches attendent.

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Jean Marie Hosatte
Juan, un militant de la cause Mapuche à Santiago.

SACRE ROYAL

Antoine de Tounens leur propose un plan qui leur permettrait d’être soutenus par les puissances européennes. Il est peu probable que Paris et Londres acceptent d’envoyer des armes et de l’argent à des tribus qui n’ont renoncé au cannibalisme qu’au XVIIIe siècle. Il invite donc Magnil à unir tous les Mapuches dans un seul État, une monarchie constitutionnelle garante des droits et des libertés de tous ses sujets. Si un royaume moderne était constitué, les Européens qui lorgnent sur les richesses de la Patagonie n’auraient plus l’impression de traiter avec des tribus réfractaires à la civilisation.

Tounens se porte volontaire pour être le représentant des Mapuches auprès des cours d’Europe. Pour cela, il suffit que les tribus l’acceptent comme roi. Il s’offre même de rédiger sans tarder la Constitution du royaume mapuche indépendant. Aussitôt qu’il a reçu l’accord de Magnil, le Français se sacre, Orllie-Antoine Ier, roi d’Araucanie et de Patagonie et se met sans tarder en route pour aller à la rencontre de son peuple. Le nouveau monarque organise un très modeste équipage qui se dirige vers la cordillère des Andes. En chemin, il apprend que Magnil vient de mourir. Orllie-Antoine Ier ne renonce pas. Et convainc tous les chefs mapuches de le reconnaître comme souverain. C’était en novembre 1861.

Soixante-deux ans plus tard, l’Araucanie brûle. Brûle encore. Ce ne sont plus les incendies allumés par les soldats du colonel Cornelio Saavedra chargé de conquérir le pays mapuche qui envoient de lourdes colonnes de fumée vers le ciel araucan. Le feu dévore désormais les immenses forêts de pins et d’eucalyptus plantées par les colons qui ont chassé les Mapuches de leurs terres. Le gouvernement chilien et les représentants des compagnies forestières accusent les activistes mapuches d’avoir allumé ces incendies que la sécheresse et le vent ont rendus monstrueux. Les Mapuches répondent que si Santiago n’avait pas transformé l’Araucanie en zone de monoculture de bois d’exportation, leur pays ne serait pas devenu un enfer.

Les flammes que personne ne maîtrise, la colère mapuche, la mauvaise volonté des policiers chiliens rendent hasardeux le voyage vers Temuco, l’épicentre de l’irrédentisme araucan. Il faut se résoudre à entrer dans l’illusoire royaume d’Orllie-Antoine Ier, bien plus au sud de Temuco, par la paisible Chiloé.

La grande île est isolée du continent par un bras du Pacifique qui l’embrasse et lui donne la douceur de ses paysages, la sérénité de ses baies, la richesse de ses eaux et ses forêts luxuriantes. L’île promettait de devenir le joyau du royaume d’Araucanie et de Patagonie. Elle aurait été sa porte ouverte sur le monde. Chiloé fut épargnée par les destructions de la guerre de conquête de l’Araucanie par le Chili.

De féroces batailles s’y étaient pourtant livrées dès la fin du XVIe siècle. Mais elles avaient été silencieuses parce qu’elles opposaient les esprits mapuches aux saints catholiques, les jésuites aux machis, les prêtres aux chamanes. La prière contre la transe, le catéchisme des chrétiens contre la mythologie des Indiens. À Chiloé, on s’était affronté pour les âmes, pas pour la terre. Après soixante années de guerre, les Conquistadors, incapables de vaincre les guerriers, laissent le champ libre aux jésuites. Les religieux sont convaincus qu’ils pourront persuader les Mapuches de se convertir à la foi des chrétiens puis à se soumettre à l’autorité du roi d’Espagne.

Pour se défendre, les chamanes disposent de deux armes redoutables : l’indifférence et le secret. Les jésuites relèvent le défi. Ils se font ethnologues pour découvrir quels points communs pourraient exister entre une religion vouée à l’adoration de la nature et la foi chrétienne, fondée sur la promesse de la rédemption. En vain. Les Mapuches ne se sont pas convertis. Les missionnaires n’ont pas été massacrés. On les a laissés construire les fameuses églises en bois de Chiloé à condition que les fondations des sanctuaires n’empêchent pas Trentren, le serpent géant de circuler comme bon lui semble sur l’île.

Aujourd’hui, l’Église est essoufflée. Elle peine à entretenir la foi de tous ceux qui, au fil du temps, par lassitude, se sont laissés convertir. Dans les forêts, il n’est plus rare de tomber sur une sculpture récente du Trauco, le nain, érotomane et malfaisant. Mais le Trauco est prudent. Il évite de trop se montrer. Assassin et séducteur, il a besoin d’encore un peu de temps pour avoir le courage de s’exhiber dans les rues des petites villes de Chiloé. La Pincoya, la Furia, la Huenchula et le Camahueto ne sont pas si timides. L’Église n’est plus assez puissante pour les maintenir en réclusion.

Le 20 novembre 1860, le roi d’Araucanie, reconnu par son peuple depuis quelques jours seulement, décrète : « Considérant que les indigènes de Patagonie ont les mêmes droits et intérêts que les Araucaniens et qu’ils déclarent vouloir s’unir à eux, pour ne former qu’une seule nation sous notre gouvernement monarchique constitutionnel. Avons ordonné et ordonnons ce qui suit : La Patagonie est réunie dès aujourd’hui à notre royaume d’Araucanie et en fait partie intégrante. Signé : Orllie-Antoine Ier. »

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Jean Marie Hosatte
L’intérieur d’une église typique de Chiloé, en bois et en couleurs, construite par les missionnaires.

CHASSE À L’HOMME

Le roi des Mapuches vient de tracer les limites de son royaume. Au nord, le rio Biobio et le rio Negro marqueront la frontière avec le Chili. À l’ouest, le Pacifique et à l’est l’Atlantique bordent les terres araucanes et patagonnes ; la cordillère des Andes ne sépare plus les Mapuches. Les montagnes formidables orientent le royaume vers le sud. Le détroit de Magellan et la Terre de Feu en constituent les confins.

Mais la farce a assez duré. Le gouvernement chilien n’a pas l’intention de laisser un Français, fût-il prince, lui couper l’herbe sous les pieds et s’accaparer des territoires que le Chili convoite et pour lesquels il a déjà sacrifié des centaines de soldats. Ordre est donné au colonel Saavedra de capturer Orllie-Antoine Ier avant que les Mapuches ne représentent un danger politique aussi sérieux que la menace militaire qu’ils font peser sur les winkas depuis des siècles. Les arguments juridiques développés par le roi sont en effet imparables.

Puisque le pays mapuche est considéré comme terra nullius – n’appartenant à personne – les prétentions de l’aventurier français sont aussi légitimes que celles du gouvernement. Moralement, les ambitions de Tounens sont même infiniment supérieures, puisque les Mapuches qui occupent le territoire depuis des milliers d’années acceptent volontairement son autorité alors qu’ils considèrent les Chiliens comme des ennemis et des envahisseurs.

Pendant deux ans, les soldats de Saavedra vont traquer le roi entre le Pacifique et la face ouest de la cordillère des Andes. La chasse s’organise sur un territoire dont le Chili a fait depuis le parc national de Torres del Paine. C’est un pays fantastique bousculé de volcans, de profondes rivières, de lacs explosant de tous les bleus que les rayons du soleil, tombant d’un ciel toujours changeant, peuvent inventer. Là où naissent les vents patagons, les plus puissants du monde, qui transforment une braise agonisante en océan de feu. Avant de filer plein sud pour démonter deux océans aux alentours du cap Horn. Une terre que l’on pourrait croire habitée par les titans quand les glaciers grondent et craquent. Le prince de Tounens était peut-être fou. Il faut l’être, au moins un peu, pour se déclarer souverain de ces contrées dominées par les « cornes » granitiques acérées de Torres del Paine.

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(Magite Historic / Alamy Stock Photo)
Antoine de Tounens, né dans le Périgord en 1825, proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie en 1861 sous le nom d’Orllie-Antoine Ier.

TOURNÉ EN RIDICULE

Trahi par son interprète, le roi des Mapuches est capturé par les Chiliens en 1862. On veut le fusiller séance tenante, mais à Santiago on considère que ce serait une erreur. On sait que les Mapuches se sont attachés à leur monarque. On sait aussi que la vengeance est le fondement de leur culture guerrière. Un crime, un outrage ne doit jamais rester impuni. Mort, Orllie-Antoine Ier serait bien plus gênant que libre. Alors, on décide d’en faire un fou. Le juge qui instruit son affaire reçoit des consignes précises dans ce sens. La folie de Tounens libérerait aussi le gouvernement de la hasardeuse tâche d’avoir à discuter ses arguments. On le laisse croupir quelques mois dans un cachot avant de le renvoyer à Brest par le premier bateau. Son exil va durer six ans. La presse parisienne tourne en ridicule ses aventures et ses ambitions de reconquérir son royaume.

Pourtant, il finit par trouver les moyens de retourner vers son Araucanie et ses Mapuches. Il accoste en Argentine, à Bahia Blanca, tout au nord de la Patagonie. Il traverse la cordillère des Andes, là où elle est la plus hostile. Les espions de Saavedra rapportent au colonel cette incroyable nouvelle. La tête du « polichinelle français » est mise à prix et une armée de malfrats se met aussitôt à sa recherche. Le roi décide de rentrer en France avant de se faire égorger, mais promet de revenir avec une armée de volontaires. Il sera le Lafayette de l’Amérique du Sud ! En France, la misère et les rieurs l’attendent de pied ferme. Alors, il repart vers son peuple. Les Argentins, qui se sont lancés dans leur propre guerre de pacification des Mapuches, l’arrêtent et le renvoient dans l’Hexagone.

En 1876, la faim, les créanciers, les journalistes et les francs-maçons qui se sont ligués contre lui n’ayant pas réussi à le briser, le roi repart vers la Patagonie. Il ne dépassera pas les quartiers les plus misérables de Buenos Aires. On le ramasse malade dans la boue d’une rue mal famée et on le remet une dernière fois dans un bateau pour la France. On en fait un allumeur de réverbères et une attraction populaire à Tourtoirac, en Dordogne. Antoine de Tounens meurt en 1878. Il a 53 ans. Peut-être honteux d’avoir tant ri de lui, les villageois lui offrent une pierre tombale sur laquelle ils font graver : « Ici repose De Tounens Orllie-Antoine Ier roi d’Araucanie et de Patagonie. » Une épitaphe, un sacre et l’oubli.

La ville de Valparaiso et ses constructions multicolores.
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Jean Marie Hosatte
La ville de Valparaiso et ses constructions multicolores.

ROI SANGUINAIRE

En 1881, les Mapuches décident de lancer leur dernière bataille. Leur défaite est sans appel. Le Chili et l’Argentine invitent les colons à s’installer sur les terres à peine conquises. Arrivent des Suisses, des Croates, des Allemands, des Français, des Espagnols. Les immenses solitudes de la steppe patagonienne entre la Terre de Feu et la cordillère des Andes sont nées des incendies que les colons ont allumés pour transformer les forêts en estancias, ces grandes exploitations agricoles ou d’élevage. Aucun nouveau venu ne songe à partager ces immensités avec les peuples installés là depuis six mille ans. Ceux-là doivent disparaître. Ils n’ont aucun droit parce qu’on ne les croit pas vraiment humains.

Il n’y a plus de pêcheurs Yamana le long du Canal de Beagle, qui semble tout entier envahi par ce « gris cruel » inventé par l’écrivain chilien Francisco Coloane. Les glaciers que l’on a baptisés du nom des pays d’origine des explorateurs de la Patagonie déchirent ce voile de leurs crocs de saphir. Comment s’appelaient Alemania, Francia, Italia, Holandia, Germania dans la langue des Ona, des Haush, des Yamana, des Alacalufe ? Leurs noms évoquaient-ils leur puissance ou la nuance de bleu de leur glace qui les distingue encore l’un de l’autre ? Étaient-ils inspirés des forêts qui les entourent, des cascades qui jaillissent de leurs profondeurs, des roches d’un noir luisant qui les contraignent ou des nuées pourpres et anthracite au-dessus d’eux ? On ne le saura jamais. Les peuples qui avaient appris à vivre, presque nus, sous le souffle d’éternel hiver des glaciers ont disparu.

Le crime a été commis par des hommes qui se rêvèrent rois de Patagonie après Orllie-Antoine Ier. Julius Popper s’inventa un drapeau, fit battre sa monnaie d’or et imprimer les timbres de son royaume et, sans tarder, il extermina tous ceux qui vivaient sur le territoire qu’il s’était approprié.

Ingénieur des Mines de Paris, érudit, passionné de science, cultivé et possédé par la fièvre de l’or, Julius Popper se révéla être un assassin très efficace en massacrant des milliers de Selk’nam, convaincu d’éliminer un chaînon manquant, mais inutile, entre l’homme préhistorique et l’humanité accomplie. Popper mourut empoisonné à Buenos Aires en 1893. Longtemps, ce sanguinaire roi de Patagonie hanta la littérature chilienne. Comment ne pas penser aux romans de Coloane où Popper occupa une place essentielle en suivant la route de la fin du monde qui longe la Terre de Feu, en direction de Punta Arenas ?

Le parc national de Torres del Paine.
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Jean Marie Hosatte
La glace et le feu dans le parc national de Torres del Paine.

INDIEN INCONNU

La ville fut la capitale officieuse de José Menendez, qui se prétendait, lui aussi, roi de Patagonie. On mesure la puissance qui fut la sienne en allant visiter le cimetière de la ville où il repose depuis 1918. À l’entrée, son monument funéraire possède les dimensions d’un temple. Le tombeau vient tout juste de retrouver sa splendeur. On l’avait maculé de peinture après la publication d’un livre qui montrait comment Menendez, par la corruption et le meurtre, avait réussi à accaparer des millions d’hectares de terre patagonienne.

À la perpendiculaire du mausolée, surmonté d’un ange qui semble bénir l’exterminateur, une allée file jusqu’au mur d’enceinte entre des tombes de marins anglais, de commerçants italiens, de danseurs mondains, de gauchos juifs ou de jeunes exilées croates. Là, on a dressé la statue d’un indien Ona, vêtu d’un simple pagne. El Indiecito est vénéré comme un saint chrétien. Autour de lui, des dizaines de plaques de marbre adressent des bénédictions et des remerciements pour une guérison, la survie à un naufrage, la misère évitée. À Punta Arenas, bien avant Valparaiso, les pauvres se sentaient plus proches des Indiens que de ceux qui voulaient être des rois en Patagonie.

Aux pieds de la statue, une inscription du gouvernement chilien proclame : « Cigît l’Indien inconnu, émergeant des brumes de l’incertitude historique et géographique, reposant dans l’amour de la patrie chilienne, pour l’éternité. » Qui sait ? El Indiecito fut, peut-être, pendant quelques jours, quelques semaines, un sujet de Sa Majesté Orllie- Antoine Ier.

Footnotes

Rubriques
Évasion

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