N° 128 - Printemps 2019

Le poison de l’envie

Dans un passage saisissant de À la Recherche du temps perdu, Proust décrit la salle à manger du Grand Hôtel de Balbec « comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits-bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons ou de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger. »

L’ENVIE EST LA SOUFFRANCE ÉPROUVÉE AU SPECTACLE DU BONHEUR DES AUTRES.

Qui n’a vécu de telles scènes dans certaines stations balnéaires d’Europe où l’on voit les vacanciers s’agglutiner au-tour des yachts et dévorer des yeux les milliardaires en short qui prennent un drink avec une merveilleuse décontraction. Télescopage brutal qui peut susciter plusieurs réactions : je ferai tout pour devenir un jour l’un de ces nababs. Ou bien : je vais me battre pour que nul n’ait le droit d’étaler sa richesse de façon aussi obscène. Ou encore, position plus sage : je me réjouis pour ces heureux mais je ne place pas la grandeur de la vie dans l’étalage des biens matériels. C’est que la richesse est d’abord un spectacle qui s’étale, réjouit les yeux, creuse les appétits, aiguise la rancune. Comme si les riches avaient besoin eux aussi d’être reconnus par ceux qui n’ont rien, tout en redoutant de faire parmi eux autant de jaloux.

La révolte des Gilets jaunes en France, à l’automne 2018, rappelle que parmi toutes les passions qui agitent une société démocratique, il en est une qui prédomine et fait irruption parfois quand on l’attend le moins : l’envie. L’envie est la souffrance éprouvée au spectacle du bonheur des autres. Ce qui leur fait du bien nous fait du mal. Ce qui leur fera du mal nous fait du bien. Ce vilain péché était freiné dans l’Ancien Régime par le statut social. Le Bourgeois gentilhomme pouvait bien singer la noblesse, il en était banni pour cause de basse condition. La naissance prédéterminait tous les hommes. L’univers aristocratique maintenait une distance infranchissable entre les êtres. La Révolution française, en décrétant l’égalité des Hommes, va généraliser la concurrence de tous contre tous. Dans une telle société, la réussite d’une minorité et le marasme des autres sont intolérables.

En promettant à chacun la richesse, le bonheur, la plénitude, la modernité légitime aussi la guerre feutrée que se livrent les hommes et les femmes, tour à tour dépités ou heureux, selon leur fortune. Cela, joint au poison de la comparaison, à la rancune qui naît de la réussite spectaculaire des uns et de la stagnation des autres, entraîne chacun dans un cycle d’appétits et de déceptions. Ce qui exaspère cette maladie si humaine, c’est le voisinage de ceux dont on convoite le physique, le salaire, la vie amoureuse, l’élégance. Vivre en permanence auprès de gens plus aisés, plus dynamiques, qui soulignent vos limites, ne peut qu’aviver la blessure. « Être pauvre à Paris, disait Zola, c’est être pauvre deux fois. » Et l’on a bien vu que les pillards, les casseurs à Paris en décembre 2018 sont allés frapper les symboles mêmes de la fortune : voitures de luxe, banques, magasins de luxe. Notre misère serait plus supportable si nous ne voyions en permanence la félicité des nantis qui se pavanent. Tout alimente l’envie : la béatitude des autres, leur fortune, leur position sociale et jusqu’à leurs malheurs, leurs maladies qui les rendent plus intéressants que nous. Stendhal, constatant les remous de la société française après la Révolution, constatait que ce mouvement avait libéré « l’envie, la jalousie et la haine impuissante ».

Il y a deux types de sociétés : celle des disparités stimulantes et celles des disparités décourageantes. Quand des êtres de milieux différents se côtoient, l’étonnement mais aussi la rage peuvent jaillir de leur confrontation. « Une maison, disait Karl Marx, peut être grande ou petite ; tant que les maisons environnantes sont de la même taille, elle répond à tout ce qu’une société attend d’une résidence. Mais qu’il s’élève un palais à côté de la petite maison et la voilà ravalée au rang de chaumière. » L’envie est une passion de la proximité et non des lointains. C’est pourquoi, en France, le succès est souvent attribué à la connivence, à la complicité des élites quand, aux États-Unis, les entrepreneurs vont dans les malls raconter leur trajectoire et encourager les auditeurs à suivre leur exemple. Les riches eux-mêmes sont pris dans le mécanisme de la convoitise insatiable envers les mieux lotis qu’eux. À côté des opulents ordinaires, il y a les grands satrapes, les munificents dont la pompe offusque les autres et qui élèvent les standards à une hauteur inaccessible. Dès lors que les révolutions américaines et françaises ont ouvert la boîte de Pandore de l’égalité et du droit au bonheur, elles ont relâché le monstre de la comparaison, donc de la concurrence.

Les Anciens, par le mécanisme de l’ostracisme, sacrifiaient des êtres de valeur pour guérir l’envie dans la cité et interrompre le dissentiment. Une personne dont on redoutait l’ambition ou la puissance devait s’exiler, au maximum pour dix ans, avant de pouvoir revenir parmi les siens. Thomas Wolsey, archevêque d’York au XVIe, et le surintendant Fouquet au XVIIe siècle furent eux-mêmes bannis respectivement par Henri VIII et Louis XIV pour avoir voulu (entre autres choses) rivaliser dans la splendeur avec leurs souverains. La même société qui suscite l’envie crée toutefois les mécanismes capables de la freiner. La joie perverse éprouvée au spectacle de la misère des autres, par exemple au journal télévisé, nous dédommage de la nôtre qui paraît plus supportable. Si les médias étalent sous nos yeux des gens beaux, fortunés et bronzés, ils enregistrent aussi, avec un certain sadisme, la lente dégradation des stars, leurs rides, leurs tourments amoureux, leurs échecs professionnels. Ils exaltent la splendeur des êtres autant que leur volatilité. Les dieux vivants que sont les Splendides règnent sans partage quelques années avant de chuter un jour dans la poussière. Finalement, je n’ai pas à convoiter leur destin puisqu’il conduit à l’impasse. La joie des autres me blesse quand elle est trop ostentatoire, démonstrative.

ON NE SORT DE L’ENVIE QUE PAR L’ADMIRATION. L’AUTRE N’EST PAS SEULEMENT UN RIVAL, IL NOUS INSPIRE AUSSI.

Ces éclats de rire d’une joviale compagnie résonnant à mes oreilles quand je suis triste me renvoient à ma solitude, à mon humeur atrabilaire. Aphorisme de Jules Renard dans son Journal : « Il ne suffit pas d’être heureux : encore faut-il que les autres ne le soient pas. » Le bonheur est un bien dont le prix est de n’appartenir qu’à moi. L’envieux guette avec une gourmandise perfide la chute de ses modèles et ennemis. Il en tire une jubilation morose, proche du ressentiment, en attendant de trouver de nouvelles personnes qu’il courtisera et détestera à la fois.

On ne sort de l’enfer de l’envie que par l’admiration. L’autre n’est pas seulement un rival dont l’éclat vous blesse, il est aussi un souffleur au sens que le mot a pris au théâtre. Il nous inspire ; il nous souffle mille manières de vivre autrement, de tracer de nouveaux chemins. Les bouffées venimeuses de la jalousie peuvent alors se renverser en émulation, en curiosité, autrui peut devenir un conducteur de désirs au lieu d’un obstacle intolérable. Il nous sort de nous-mêmes, nous agrandit. Traduit sur le plan politique, un tel projet suppose que l’égalité des chances fonctionne pour tous les citoyens, quel que soit leur point de départ. La pathologie de l’envie pose le problème de la réussite. Aux États-Unis, elle fait de vous un Américain hyperbolique. En France, pays de l’égalitarisme triomphant, elle vous transforme en suspect. Toute la difficulté d’une politique équitable repose dans un délicat équilibre entre la rancœur des perdants et la fierté des gagnants.

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