N° 145 - Automne 2024

Une « science du bonheur », sérieusement ?

Après la liste déjà longue des fausses sciences – science de l’histoire, de l’éducation, science politique – certains psychologues prétendent à leur tour disposer d’une science toute nouvelle, la « science du bonheur ».

À les en croire, il ne s’agirait pas de philosophie filandreuse, mais de connaissances solides, enfin scientifiques. Un peu de bon sens devrait suffire à comprendre qu’il s’agit de nouveau d’un mirage, le bonheur étant chose si subjective, si indéfinissable et si fragile qu’aucune définition scientifique n’en est possible, mais j’ai des doutes. Car nos marchands de bonheur affirment qu’ils détiennent des « vérités vraies », certifiées par des formules du type : « la recherche nous apprend que… », « des chercheurs ont mis en évidence que… », « l es études montrent que… », des sentences répétées à l’infini dans les traités du bonheur en quinze leçons comme s’il suffisait d’évoquer « la recherche » sans jamais citer la moindre source pour impressionner le lecteur.

JOIE INTENSE

C’est dans cet esprit qu’un de nos éminents psychiatres, Christophe André, dans un article intitulé « Une science du bonheur » (in Cerveau et Psycho, 2013), nous assure, et je le cite, que « la science contemporaine a fait du bonheur un objet d’étude fécond. De fait, jamais le bonheur n’aura été aussi bien connu dans le moindre de ses rouages, jamais non plus le chemin pour l’atteindre n’aura été aussi bien balisé. » Malheureusement, la suite de l’article laisse pour le moins perplexe, sa définition du bonheur apparaissant vite étrangement floue. Qu’on en juge : « La plupart des scientifiques, continue notre médecin sans pourtant jamais citer le moindre nom en dehors du sien, ni préciser de quelle science il pourrait bien s’agir, en étudiant ce qui compose la perception d’avoir une vie heureuse, montrent que ce sentiment correspond à la répétition de petits états d’âme agréables : on se sent heureux quand on éprouve régulièrement ces petits bonheurs chers aux poètes plutôt que de grands, mais rares moments de joie intense. Un moment passé avec un proche, une promenade dans un bel endroit, une lecture stimulante, une musique qui émeut. On arrête un instant son activité, on savoure et on se sent heureux… » Ben voyons ! Comme aurait dit ma grand-mère, voilà au moins une définition du bonheur qui ne mange pas de pain ! En gros, on est heureux quand on est heureux, quand tout va bien… Sans doute !

ÉTAT PERMANENT

Le problème, c’est que pour prétendre au beau titre de « science », une discipline doit être capable de définir son objet de façon un peu plus rigoureuse. Or le bonheur, contrairement à ce que suggèrent nos nouveaux guides spirituels, ne saurait être confondu ni avec le plaisir, toujours fugitif, ni même avec une succession de petits moments de joie par essence éphémères et fragiles. Sa définition implique l’idée d’une satisfaction durable, voire, comme le disait Spinoza, d’une « éternité de joie », ce pourquoi la promesse d’un bonheur véritable n’a guère de sens que dans l’au-delà, dans une optique religieuse. Comme l’écrivait Rousseau avec une lucidité qui tranche avec les illusions portées par nos modernes gourous, « le bonheur est un état permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l’homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet à rien d’y prendre une forme constante ». On ne saurait mieux dire, et à la vérité, tout individu qui y réfléchit comprendra que si nous pouvons connaître dans nos vies des plaisirs et des moments de joie, voire des périodes de sérénité, le bonheur n’est, comme l’affirmait Kant, qu’un « idéal de l’imagination », pas une réalité accessible ici-bas, encore moins un objet de science. Du reste, autant il est facile de définir le malheur, autant il est clair que pour nous autres mortels, le bonheur est indéfinissable : l’argent, l’amour, la réussite sociale ?

INSTANT DE GRÂCE

Rien ne garantit que ce qui nous apporte une satisfaction pendant un temps va durer. À la vérité, c’est seulement en partant de l’identification du malheur qu’a contrario, une définition du bonheur minimaliste, simplement négative et dénuée de toute prétention à la scientificité, pourrait voir le jour, non pas la sérénité infinie et sans tâche du stoïcien ou l’éternité de joie du spinoziste, encore moins un état narcissique de satisfaction et d’amour de soi complet et durable, mais le sentiment très humble que ce matin-là, on n’exclut pas la possibilité que quelque chose nous fasse plaisir, l’éventualité que la journée puisse ne pas s’achever sans qu’on ait rencontré un moment de joie.

Ce sera un café pris dans la complicité d’un vieil ami, un instant de créativité dans son travail, d’amour avec la femme ou l’homme qu’on aime, le sourire d’un de ses enfants qui a réussi à surmonter une épreuve, une bonne nouvelle sur la santé d’un être cher pour qui on s’inquiétait ou, tout bêtement, un de ces instants de grâce, un soir, sur une terrasse ensoleillée, quand le monde semble pour une fois rempli de douceur et de beauté. Bien sûr, un être un peu raisonnable n’est pas obsédé par la quête de ces moments, il a conscience que la joie est toujours momentanée et provisoire, mais comme on dit, c’est toujours ça de pris…

AUTANT IL EST FACILE DE DÉFINIR LE MALHEUR, AUTANT IL EST CLAIR QUE POUR NOUS AUTRES MORTELS, LE BONHEUR EST INDÉFINISSABLE : L’ARGENT, L’AMOUR, LA RÉUSSITE SOCIALE ?

LEÇONS DE SÉNÈQUE

Pourtant, les tenants de la science du bonheur, psychologie positive et théories du développement personnel, veulent aller plus loin en nous vantant les vertus des sagesses anciennes, en particulier du stoïcisme. Ils défendent urbi et orbi l’idée que le bonheur est possible parce qu’il ne dépend que de notre « état d’être intérieur », que de notre harmonie avec nous-mêmes, de sorte que pour ne plus être « troublé », il faut résolument dire « oui » au monde extérieur, en toute circonstance, sans exception aucune, « avec ses hauts et ses bas ». Il faut accepter la fatalité du destin, se concentrer sur son « moi profond » et méditer les leçons de Sénèque : selon l’allégorie qu’il affectionnait, nous sommes comme des petits chiens attachés à une charrette ; si nous nous révoltons, nos pattes ensanglantées nous feront souffrir le martyre, mais si nous nous couchons devant la puissante nécessité pour nous centrer sur notre vie intérieure, seule réalité qui dépende de nous, alors, gentils toutous qui trottinent sans rechigner, nous parviendrons au bonheur parfait, car nous aurons su dire oui au réel, au « grand tout cosmique ».

BIENFAITS DE LA TORTURE

À l’heure où les guerres bourdonnent à nos portes, où, avec un courage inouï, les femmes d’Iran ou d’Afghanistan se lèvent contre l’ignominie, notre vieil Occident, tétanisé par la quête du bonheur personnel, s’effondre dans les idéologies nombrilistes du oui au réel associées à un stoïcisme de pacotille. Plutarque s’est plu à tenir sur ce sujet des propos dont je dois vous avouer, toute révérence gardée, que je les trouve d’une telle absurdité qu’ils me semblent aux antipodes de toute espèce de sagesse. Jugez-en par vous-même : « On dira, écrit-il sans rire, qu’il est préférable de ‹ reposer sur un lit de roses ›, selon l’expression de Sénèque, plutôt que d’être allongé tout nu sur un chevalet de torture. Eh bien justement, non ! Si l’on est plus vertueux en supportant le chevalet et si la constance dans l’épreuve est supérieure à la frivolité dans les plaisirs, la torture sera pour nous un bien ! »

On me pardonnera d’être si peu sage que j’avoue préférer quand même le lit de roses au chevalet de torture, mais il est vrai qu’un certain goût pour le bon sens ne m’a jamais détourné de la recherche de ce que je crois être la vérité.

Pour tout vous dire, j’admire ceux qui au lieu de se coucher devant l’injustice sont capables de se lever pour dire non plutôt que ce oui obscène auquel les marchands de bonheur nous invitent aujourd’hui dans le sillage du stoïcisme ou du spinozisme. Il y a suffisamment de souffrances, de misère, de violence et d’injustice dans le monde pour que l’invitation à tout aimer, à ne s’intéresser qu’à son nombril, à faire « un voyage vers soi » plutôt que vers les autres, soit plus délétère que sage, du moins aux yeux de ceux qui restent encore un tant soit peu attachés au projet de transformer le monde.

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