N° 144 - Été 2024

IA : vers une médecine sans médecins ?

L’idée que des logiciels d’intelligence artificielle (IA) puissent remplacer les médecins dans le diagnostic comme dans le traitement d’une maladie soulève de plus en plus le débat : de nombreux praticiens s’insurgent encore à l’idée que leur art – car la médecine n’est pas seulement une science, c’est aussi un art – pourrait être remplacé par des machines « sans âmes » et, comme telles, irresponsables.

Pourtant, comme l’écrit Jean-Emmanuel Bibault, professeur d’oncologie à l’Université Paris-Cité, praticien à l’hôpital Pompidou, mais aussi chercheur en IA médicale à l’Inserm, dans son passionnant livre 2041, L’Odyssée de la médecine (Éd. Équateur, 2023) : « Une partie significative des procédures diagnostiques par imagerie et anatomopathologie sera très bientôt réalisée automatiquement à très haut débit par des machines. Ces procédures resteront, du moins au début, validées manuellement par des humains. À terme, cependant, lorsque les performances de l’IA auront très largement dépassé celles des humains, le concept même d’une validation ou d’une vérification par un médecin n’aura plus aucun sens. Quel rôle joueront alors les médecins ? Comment assurerons-nous le contrôle qualité de ces IA si nous ne sommes pas capables de comprendre les raisons pour lesquelles leurs performances dépassent les nôtres, et ce d’autant plus que, dans quinze à vingt ans, c’est le domaine du thérapeutique qui sera lui aussi révolutionné par l’IA ? »

De fait, c’est inévitable, la médecine sera révolutionnée dans le diagnostic et le pronostic, le choix et le dosage des médicaments, le recours aux thérapies ciblées et personnalisées et même dans les actes chirurgicaux assistés par la robotique. C’est alors toute la question du rôle du « médecin 2.0 » qui se posera, et on ne peut que saluer l’honnêteté intellectuelle de ce cancérologue qui a la lucidité de prendre le problème à bras le corps au lieu de se rassurer en mettant la tête dans le sable. Selon une étude toute récente, une IA de Google baptisée « Amie » (car dotée de la parole, de l’audition et d’une certaine empathie) a été entraînée pour mener des entretiens médicaux, écouter les patients raconter leurs symptômes et en déduire un diagnostic. On a préparé à cette fin des acteurs, chacun recevant sa liste de symptômes, et mis en face d’eux, d’un côté une assemblée de médecins « humains » et de l’autre leur nouvelle meilleure « Amie ».

C’EST UNE RÉVOLUTION MÉDICALE QUI EST EN COURS ET IL EST CRUCIAL D’EN PRENDRE AUSSI VITE QUE POSSIBLE LA MESURE !

TROMPÉ PAR L’HUMAIN

Au terme de l’expérience, non seulement la machine obtient un meilleur résultat que les cliniciens, non seulement elle est jugée plus empathique qu’eux par les acteurs qui ont joué le jeu, mais le plus sidérant, c’est que le résultat qu’elle obtient est meilleur quand elle est seule que quand elle est assistée et corrigée par un humain. Comme le fait observer le professeur Bibault, l’humain « dégrade les résultats, ce qui peut sembler surprenant, mais qui a déjà été observé dans des expériences portant sur le diagnostic en radiologie, car le médecin ne fait pas toujours confiance à l’IA. Quand elle arrive au même résultat que lui, le praticien a tendance à changer son diagnostic… »

On objectera que dans la réalité, les médecins ne se contentent pas d’un seul entretien avec leurs patients. Ils demandent des examens complémentaires, ils procèdent eux-mêmes à des examens cliniques, etc. Reste qu’il va falloir réfléchir de nouveau à la question cruciale de leur éventuelle complémentarité avec ces outils inédits. Il ne s’agit pas de dire qu’ils vont forcément disparaître, mais leur métier va changer et il va bien falloir redéfinir leur rôle dans cette complémentarité IA/humain, la consultation devenant, si j’ose dire, un « ménage à trois » : médecin, machine, mais aussi patient sans cesse plus nourri d’informations désormais accessibles sur le web ou dans des associations de malades.

Les progrès dans le diagnostic comme dans le suivi des patients sont d’ores et déjà liés à toute une série de révolutions dans la pratique médicale assistée par l’IA : surveillance des yeux des diabétiques, contrôle des radios et repérage des anomalies, identification précoce d’un cancer avant qu’il ne soit visible à l’examen clinique, aide à l’information des médecins, organisation de la télésurveillance d’un cancer du poumon, immunothérapie, thérapies ciblées, etc.

Sans parler de « grand remplacement », c’est une révolution médicale qui est en cours et il est crucial d’en prendre aussi vite que possible la mesure ! Le problème est que les intellectuels et les politiques, souvent peu versés dans les sciences (c’est un euphémisme), ont beaucoup de mal à suivre cette actualité, tant les progrès de l’IA sont d’une rapidité folle.

CALCULS PAR MILLIARDS

Indépendamment du fait que les techniques d’apprentissage profond ont fait des progrès vertigineux au cours des dernières années, notamment grâce à l’open source qui permet de mettre en commun toutes les innovations, trois paramètres ont accéléré de manière exponentielle les avancements des IA. La capacité de calcul des ordinateurs a pris des proportions que personne n’avait prévues au cours des dernières décennies.

On cite souvent le cas de cet ingénieur allemand, Konrad Zuse, un pionnier de ce qu’on appelle alors (on est en 1941) le « calcul programmable », l’ancêtre de l’informatique, et qui est tout fier de la machine qu’il vient de mettre au point, le Z3, parce que ce premier ordinateur de tous les temps est capable de réaliser une opération par seconde ! Depuis l’année 2022, un ordinateur américain dépasse le milliard de milliards d’opérations par seconde, tandis que son successeur sera bientôt à même de passer les deux milliards ! Le deuxième paramètre n’est pas moins important que le premier : il s’agit de la taille des données disponibles avec lesquelles on paramètre les machines.

Comme l’explique Arthur Mensch, le jeune fondateur de Mistral AI, dans un entretien accordé au Point le 15 février dernier, « en 2014, on s’entraînait encore sur deux millions d’images, aujourd’hui sur des centaines de milliards d’images, sur des milliers de milliards de mots… L’IA les utilise pour générer du texte qu’un humain pourrait écrire ou des illustrations qu’un humain pourrait dessiner ».

Et maintenant, ce sont des films d’un réalisme absolu qu’une nouvelle IA baptisée Sora, peut générer quand on lui propose un scénario. Bien évidemment, cette nouvelle donne pose toute une série de problèmes éthiques et juridiques en matière de droit de propriété des données, de protection de la vie privée, notamment dans le domaine médical, mais aussi de possibilité d’espionnage, de cyberattaques…

MATHÉMATICIEN PERSAN

Le troisième paramètre est celui des algorithmes, un mot forgé à partir du nom d’un mathématicien persan du IXe siècle, Al-Khwârismî (latinisé en Algorithmi). On a souvent, par pédagogie, comparé les algorithmes à des recettes de cuisine. De fait, même si c’est autrement plus compliqué, il s’agit bien de suites finies d’instructions non ambiguës qu’on donne à la machine en langage codé pour lui indiquer les opérations à accomplir pour parvenir à résoudre un problème. Leur efficacité progresse de manière exponentielle grâce au travail des « algorithmeurs », des mathématiciens qui ne cessent de corriger les algorithmes et de les améliorer en éliminant les « biais » qui peuvent se glisser dans les instructions et qui conduisent parfois à des résultats, eux aussi, biaisés. Plusieurs critères permettent d’évaluer leurs performances, la durée qu’ils mettent à résoudre le problème qu’on leur a soumis, la consommation de mémoire vive ou d’énergie dont ils ont besoin pour y arriver, mais bien évidemment la justesse de leurs conclusions. Ce sont pour l’essentiel les progrès de ces trois paramètres qui expliquent ceux des IA et comme ils sont potentiellement infinis, personne ne peut dire aujourd’hui dans quelles proportions les machines pourront modifier nos métiers, à commencer par l’art médical.

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