La pieuvre mafieuse
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Jean-Marie Hosatte
N° 136 - Automne 2021

À Palerme, des graffitis contre la mafia

La capitale sicilienne résiste à la violence de Cosa Nostra en laissant parler ses murs.

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Jean-Mare Hosatte
Santa Rosalia par Tvboy. La sainte qui a chassé la peste de Palerme est aussi le symbole de la lutte contre l’organisation criminelle.

Quand Igor Scalisi Palminteri, un colosse de 47 ans, aux bras de lutteur, affirme qu’il n’aurait pas peur de faire les portraits de Toto Riina ou de Bernardo Provenzano, on le croit.
Il faut dire que le temps a passé depuis que les deux parrains les plus sanguinaires de Cosa Nostra ont lancé une sanglante offensive mafieuse sur Palerme : « Chaque jour de ces années-là, explique l’artiste, a été nécessaire pour que la ville reprenne courage et espoir. L’oppression mafieuse durait depuis plus d’un siècle quand les juges Falcone et Borsellino se sont attaqués à Cosa Nostra. Ils en sont morts et, trente ans, c’est juste suffisant pour que nous puissions commencer à imaginer que la mafia sicilienne a, peut-être, été matée. »
Le peintre à l’allure de condottiere refuse de représenter des mafieux parce que le Mal ne l’inspire pas. Il précise : « J’ai passé sept ans au monastère, chez les franciscains. Je suis revenu dans le monde mais mon aspiration au sacré, à l’exprimer, est restée intacte. Je ne me suis jamais vraiment posé la question, jusqu’à cet instant, de savoir si je pourrais peindre Riina et ses tueurs. Il n’y a rien de sacré en eux. Ils sont le chaos et le néant. »

Une allumette brûlée peinte par Palminteri
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Jean-Marie Hosatte
Une allumette brûlée peinte par Palminteri sur la façade d’un immeuble en mémoire du Père Puglisi tué par la mafia en 1993.

STREET ART SACRÉ

Dans le quartier de Ballaro, Palminteri a peint sur des murs menaçant ruine, plusieurs grandes fresques d’inspiration religieuse. « Je fais du street art sacré. De la bondieuserie géante ! » Son Saint-Benoît le More contemple, de 30 mètres de haut, un terrain de foot miséreux. Autour, des pans de murs noircis se dressent, inutiles, vers le ciel incandescent.
La rumeur de milliers de vies entassées dans des HLM mal entretenus fait office de chœur à cette église effondrée avant d’avoir été édifiée. « Benoît le Noir ! J’ai voulu le mettre là parce qu’il incarne la patience, la générosité et la solidité du peuple sicilien dans l’épreuve. Notre humilité aussi. Je l’aime, ce Benoît, mais celle que je préfère c’est notre Rosalia. »
Palminteri a posé la sainte, toute vêtue d’azur et d’or, sur le mur d’enceinte d’un hôpital pour enfants malades. Il salue son œuvre en posant sa main de chair sur celle de Rosalie. « Elle a chassé la peste de Palerme. Exactement comme Falcone, Borsellino et tous ceux qui sont morts dans leur lutte ont chassé la mafia de cette ville. Depuis six siècles au moins, les artistes qui la peignent n’ont pas éprouvé le besoin de donner un visage, une forme à la maladie. La menace est informe. Je fais la même chose avec la mafia. Elle est présente dans mes œuvres, mais pas représentée. »

Igor Scalisi Palminteri devant sa Sainte Rosalie.
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Jean-Marie Hosatte
Le street artist Igor Scalisi Palminteri devant sa Sainte Rosalie.

JUGES MARTYRS

À Palerme, Rosalie est présente sur des milliers de murs. Les street artists ont enrôlé la sainte. Représentée au pochoir, une bombe de peinture à la main, elle est devenue un de leurs signes de ralliement. Pour le moment, le Ciel ne semble pas s’être offusqué des outrages – tout à fait infimes – que les peintres de rue infligent à l’image de la Santuzza. Mais Falcone et Borsellino commencent à être de sérieux concurrents dans la conquête de l’espace palermitain. Un culte populaire des juges martyrs se développe à Palerme. La tombe de Falcone à l’église San Domenico est devenue un lieu de pèlerinage, tout comme la maison natale de Borsellino, au cœur de la Kalsa, le quartier arabe datant du Moyen Âge. Leurs vies sont assimilées à celles des saints ou du Christ lui-même. Les Palermitains retrouvent leur catéchisme dans le destin des deux juges. Il y a le courage de celui qui se lève contre le crime, les trahisons subies, la lutte contre les marchands du Temple, quelques Judas, quelques Pilates, puis la mise à mort sous l’œil indifférent, peut-être avec la complicité des autorités. Et c’est au street art que le peuple de Palerme a confié la responsabilité de porter le message de sa nouvelle religion.

Depuis quelques mois, les portraits de Falcone et de Borsellino se multiplient aux endroits où ces images géantes ont le plus de chance de brûler les yeux des mafiosi. Andrea Buglisi a ainsi peint leurs visages sur deux immeubles situés à quelques dizaines de mètres seulement de la prison de l’Ucciardone, où furent enfermés les parrains les plus terrifiants. Sur le quai de La Cala, haut lieu du tourisme mafieux siciliano-américain, Rosk et Mirko Loste ont peint les portraits des deux juges, heureux, hilares, complices, comme si dans l’au-delà, ils riaient encore d’avoir joué de si bons tours aux sbires de Cosa Nostra.

La fresque s’étale tout à côté du magnifique Hôtel des Palmes, un établissement que les gangsters de New York appréciaient tout particulièrement quand ils venaient parler affaires avec leurs homologues siciliens. L’État italien et la mairie de Palerme ont financé les œuvres qui entendent ainsi affirmer la reconquête des territoires tenus, il y a quelques années encore, quelques mois parfois, par l’organisation criminelle. Au pire moment de l’offensive mafieuse, que les Palermitains appellent encore « les années du massacre », Leoluca Orlando, déjà maire de Palerme, était le troisième homme à abattre, juste après Falcone et Borsellino. Il a survécu. Miraculeusement sauvé par ce « bouleversement des consciences » qu’il s’était efforcé de créer pour briser les crocs de Cosa Nostra. Leoluca Orlando a mis à profit le long sursis dont il a bénéficié pour appuyer tous les projets artistiques qui permettent à Palerme de se reconstituer en tant que communauté apaisée. Aujourd’hui, la capitale sicilienne est considérée comme la ville la plus sûre d’Italie.

Saint-Benoît Le More
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Jean-Marie Hosatte
Peint dans le quartier de Ballaro, Saint-Benoît Le More incarne la patience, la générosité et la solidité du peuple sicilien.

COLÈRE PAPALE

Ce miracle-là n’aurait pas été possible si l’Église n’avait pas pris ses distances d’avec Cosa Nostra. Après les assassinats de Falcone et de Borsellino, le clergé est sommé de se ranger sans plus aucune ambiguïté dans le camp antimafia. À Agrigente, en 1993, Jean Paul II la décrit comme « une culture de la mort, profondément inhumaine et antiévangélique ». Le Pape avertit les mafieux : « Un jour, vous devrez affronter le jugement de Dieu ! » La réponse de Totò Riina et de ses tueurs ne se fait pas attendre. Deux bombes explosent dans des églises de Rome. Le 15 septembre 1993, le Père Pino Puglisi est abattu à Palerme devant son domicile dans le quartier de Brancaccio, une zone de non-droit totalement soumise au pouvoir d’un clan redoutable. C’est à l’endroit même où le Père Puglisi est tombé sous les balles des tueurs qu’Igor Scalisi Palminteri a choisi de réaliser trois fresques en hommage au prêtre assassiné. « Le fait que j’ai pu rendre un hommage aussi monumental à une victime de la mafia, sur son territoire, nous fait mesurer l’évolution des mentalités dans cette ville. Il a fallu beaucoup de courage pour y arriver. Je ne parle pas du mien, mais de celui des habitants de Brancaccio qui m’ont laissé faire. Il n’y a pas encore si longtemps, ceux qui m’ont autorisé à peindre sur le mur auraient été condamnés à mort. »
L’hommage de Palminteri à Don Puglisi est, il le confesse sans honte, « un peu blasphématoire ». Au lieu de peindre une croix pour symboliser le martyr du prêtre, l’ancien moine a choisi de représenter une immense allumette brûlée couronnée du sigle INRI. « Rien de plus dérisoire qu’une allumette brûlée, mais rien de plus fragile qu’un prêtre antimafia, isolé à Brancaccio, au début des années 90. Mais le feu qu’il a allumé a brûlé la mafia. J’ai représenté cet embrasement sur une deuxième façade et sur une troisième le portrait de Don Pino éclairé par les flammes. »

Les juges Falcone et Borsellino
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Jean-Marie Hosatte
Sur le quai de La Cala, Rosk et Mirko Loste rendent hommage aux juges Falcone et Borsellino, victimes de la mafia.

SACCAGE URBAIN

À Ballaro, dans la Kalsa ou à la Zisa, d’autres « favelas » palermitaines, l’inspiration des artistes de rue est bien moins religieuse. À l’entrée de Ballaro, un Christ souriant à un migrant attend le visiteur ; Palerme, sous l’impulsion de son maire, accueille aussi généreusement qu’elle le peut tous les réfugiés qui arrivent jusqu’à elle. Mais le portrait le plus saisissant et celui de Peppino Impastato. Un jeune homme de Trente, assassiné dans des conditions atroces au printemps 1978. Impastato était un militant d’extrême gauche dont le père était mafieux. Il voulait que les paysans siciliens se révoltent contre la mafia : « Une Église servie par les prêtres du dieu Argent. » Son père a supplié son supérieur dans l’organisation d’épargner son fils. En vain. La « pieuvre » ne pardonne pas les outrages. L’exemple des militants est une source d’inspiration importante pour les peintres de ces quartiers construits à la vavite pendant ce que l’on a appelé « Le Sac de Palerme ». Entre les années 50 et 60, la spéculation immobilière s’emballe, notamment dans la Conque d’or, une ceinture de vergers qui entoure la ville. Ces terres ont longtemps été les plus rentables de toute l’Europe et des fortunes colossales se sont construites grâce à la production des oranges et des citrons de Sicile. Mais à la fin de la guerre, les promoteurs liés à Cosa Nostra calculent qu’il serait infiniment plus rentable de construire des HLM que de produire des agrumes. La ville est saccagée. Ses palais et ses villas sont abattus. Les immenses vergers sont rasés. Les quartiers du centre-ville sont laissés à l’abandon et un patrimoine architectural inestimable se dissout dans la misère. La mafia contrôle ce massacre-là aussi. Au pire moment du « Sac de Palerme », 80 % des permis de construire sont accordés à cinq entrepreneurs seulement ; tous soumis à Cosa Nostra. Les actes de vandalisme cessent quand il n’y a presque plus un mètre carré disponible au centre-ville et tout autour de Palerme. C’est à ce moment que l’organisation passe au trafic de drogue. Les habitants des quartiers construits sous le règne de la mafia n’en peuvent plus de leurs conditions de vie désastreuse. À Danissini, leur colère est étouffée par la tristesse et la nostalgie. Sur les murs du centre social abandonné et saccagé, une femme berce son enfant. La scène est aussi paisible que son environnement est bruyant, sali, dégradé. Un peu plus loin, sur les murs entourant un jardin collectif qui a pris la place d’une friche urbaine, les artistes aidés par les habitants ont peint une immense fresque représentant un couple de paysans siciliens en train de manger. L’image devrait être joyeuse, mais le tableau géant baigne dans une triste grisaille et les visages du couple attablé expriment plus la colère que le contentement.

Un portrait de Peppino Impastato
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Jean-Marie Hosatte
Un portrait de Peppino Impastato, militant d’extrême gauche et fils de mafieux qui a payé de sa vie son combat contre l’organisation criminelle.

À la Kalsa, à Ballaro ou au Borgho Vecchio, ce sont les images brutales, souvent morbides d’Ema Jons qui portent le sentiment d’abandon des habitants. Sur les murs d’une ruine envahie d’ordures, l’artiste a peint une créature à tête d’homme et à corps de chien qui se repaît d’immondices et joue avec une tête de mort. Les habitants de la Kalsa appellent cette œuvre : La Gloutonnerie. Si l’on s’étonne de la violence de l’image, Igor Scalisi Palminteri, fan absolu d’Ema Jons, répond que l’art religieux ou profane depuis le Moyen Âge a toujours eu pour fonction d’exprimer le pire de la tristesse ou de la brutalité des hommes. Il illustre son propos en parlant de la somptueuse fontaine de la Piazza Pretoria qui ne se trouve qu’à quelques minutes de là. La monument du XVIe siècle rassemble une cohorte de statues de personnages mythologiques. Depuis six cents ans, les Palermitains y voient s’exprimer les travers de l’âme humaine, les touristes, nombreux et pressés, n’y voient eux qu’une merveilleuse réalisation de la Renaissance italienne. Aujourd’hui, Palerme semble se réveiller, encore belle, séduisante, d’un long cauchemar. Le Teatro Massimo n’a pas souffert sous le règne mafieux. Les marchés historiques ont repris vie. Les visiteurs quittent souvent Palerme en se promettant d’y revenir. Au marché de la Vucciria, les portraits d’Al Pacino et de Marlon Brando, par C215, attirent des groupes d’aficionados. Quand il a signé ces œuvres, C215 a dit : « Si Caravage vivait aujourd’hui, il ferait du street art. » Igor Scalisi Palminteri acquiesce et semble prendre le compliment pour lui.

La pieuvre mafieuse
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Jean-Marie Hosatte
La pieuvre mafieuse qui manipule et dévore par Mister Thoms.

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