N° 134 - Printemps 2021

L’Islande en noir et blanc

Portrait d’une île de légende et de ceux qui y vivent sous l’objectif tout en contraste du photographe Olivier Joly.

« Si l’univers a 100 ans, alors l’Islande a 1 an. » À la première lecture, on dirait une maxime digne de La Création pour Les Nuls. Elle en dit pourtant bien davantage que le simple état civil d’un pays, dont la jeunesse est synonyme d’énergie phénoménale – sa terre bouge sans cesse, dessus comme dessous.

Le pull traditionnel islandais en laine hydrofuge.
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© Olivier Joly
Vêtu d’un lopapeysa, le pull traditionnel islandais en laine hydrofuge, Sigbjörn est venu bénévolement aider les fermiers le temps du rassemblement des moutons dans la région de Fjallabak.

L’Islande est une sirène géologique, avec des paysages aussi attractifs que dangereux. Voilà à peine plus de mille ans que les premiers colons ont posé les pieds sur ce sol tantôt brûlant, tantôt gelé. Les habitants d’aujourd’hui savent à quel point leur survie s’est jouée à peu de choses, comme nous l’affirme Jon Kalman Stefansson, le plus puissant de leurs écrivains : « C’est toujours une surprise de constater, au regard de notre histoire, que nous n’avons pas été anéantis. En Europe, vous avez eu des guerres, des luttes contre des empereurs et des seigneurs. Nous, c’était contre la nature. Certains siècles ont été terrifiants, comme XVIIIe par exemple. La famine, la peste, les éruptions… Cette dureté inimaginable nous a façonnés. »

NATURE EN COLÈRE

Les insulaires ont fait preuve d’une résilience hors norme, mais les répliques telluriques sont encore omniprésentes. L’Islande tremble, crache du feu, ses glaciers évacuent leur trop-plein dans des colères dévastatrices pour fabriquer des mondes désolés – les fameux jökulhlaup, quand les lacs glaciaires se vident à la suite d’une éruption souterraine.

Devant cette fragilité de tous les instants, le peuple s’est toujours battu pour maintenir ses valeurs et transmettre l’héritage. C’est « l’Islande éternelle », un cliché qui va bien au-delà de la seule sauvagerie de sa terre. Le sentiment d’appartenance nationale et la fierté identitaire – sans les sous-entendus négatifs qui collent habituellement à ce genre de vertus – les poussent à maintenir des pratiques séculaires que d’autres pays, moins conscients du miracle de l’existence, auraient probablement balayées avec le temps.

Partons vers le plus spectaculaire de ses paysages : la région de Fjallabak, dans la partie sud des Hautes Terres. Chaque séjour dans la diversité et la magnificence de cet univers est un plaisir sans cesse renouvelé, quelles que soient les lumières et conditions météo. Les hors-la-loi filaient s’y cacher voilà quelques siècles, certains de ne pas y être dénichés dans le labyrinthe des sols et sous la rudesse du climat. Aujourd’hui, les voyageurs s’en délectent par milliers quand la pandémie les laisse tranquilles.

Le lac de cratère à Veidivötn.
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© Olivier Joly
Lac de cratère à Veidivötn, sur les Hautes Terres du sud, dans un écrin de lave et de mousse. Le caractère volcanique de l’Islande est inscrit dans ses paysages.

Tous les ans à la mi-septembre, selon une date fixée par un calendrier lunaire depuis un millénaire, se déroule une tradition qui remonte aux premiers temps de la colonisation : le réttir (prononcez riétir). Les fermiers arpentent collines et vallées pour récupérer leurs moutons qu’ils avaient lâchés à la fonte des neiges, en toute fin de printemps. Ils sont aidés par des rabatteurs professionnels et une foule de jeunes volontaires qui ont noté l’événement depuis de longs mois sur leurs agendas et ne manqueraient cette semaine pour rien au monde.

PRÉNOMS D’OISEAUX

Dans ce paradis à nul autre pareil se trouve la plus éclatante des vallées. La Jökulgil, ses ocres et ses pastels, sa rivière piégeuse qu’il faut traverser et retraverser une vingtaine de fois pour arriver au bout du canyon… c’est long, épuisant et fastidieux. Chevaux et chiens sont indispensables pour aider à la collecte, mais c’est une punition qu’on subirait bien tous les jours. La météo est parfois convenable, parfois apocalyptique, mais le programme ne bouge pas. Les plus vaillants des paysans filent au bout du bout des montagnes pour récupérer les ovins les plus solitaires. On compte environ 150 réttir un peu partout dans le pays à l’automne. Les fermiers ont des visages incroyablement marqués. Pas des gueules cassées, non, mais plutôt sculptées par le caractère, l’endurance et l’histoire. Les jeunes ont encore les traits tout doux, mais il faudra en reparler dans quelques décennies, quand ils afficheront à leur tour des rides telles des cicatrices.

Au cœur de la vallée de la Jökulgil.
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© Olivier Joly
Stéfán et Eirikur, accompagnés d’un chien de berger de race border collie, tentent de repérer les moutons isolés sur les crêtes couvertes des premières neiges de l’automne, dans la vallée de la Jökulgil.

Ces hommes s’appellent Thröstur (grive), Valur (faucon) ou encore Svanur (cygne). Leurs filles, épouses et mères peuvent elles s’appeler Loa (pluvier doré), Kria (sterne) ou Erla (bergeronnette). Des noms d’oiseaux au sens propre, qui en côtoient d’autres, plus tournés vers la terre et ses mouvements, comme Bara (vague) ou Katla, du nom d’un célèbre volcan. Les noms des divinités païennes ont toujours cours aussi, tels Odin, Thor, Freyr, Freyja ou Baldur. Pas de coquetterie postmoderne ici, ni la volonté de se montrer original à coups d’innovations patronymiques douteuses. Ces prénoms ont traversé les siècles et pas grand monde n’ose se montrer léger sur ce thème.

Les chevaux islandais.
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© Olivier Joly
Les chevaux islandais, une race affinée depuis plus d’un millénaire, sont parfaitement adaptés au terrain chaotique et au climat rude. Même l’hiver, ils passent leurs journées à l’extérieur.

L’Islande dispose d’un très officiel comité des noms (le Mannanafnanefnd, en version originale), soit trois personnes chargées de décider si un prénom est acceptable ou non. La loi est claire : le génitif islandais doit pouvoir s’adapter à la dernière syllabe, ou alors il faut une référence incontestable à la culture et à l’histoire. Les débats sont parfois détendus : Lucifer a été refusé il y a quelques mois, tout comme Hel, le nom de la déesse des enfers dans la mythologie nordique. Mais c’est parfois un peu plus rigide, quand des noms à consonance pourtant très islandaise se voient eux aussi recalés.

SAGAS POPULAIRES

Ces hommes et ces femmes savent tous vivre à dos de cheval. La tradition est sauvegardée là aussi : la loi votée en 982 pour interdire l’importation de chevaux tient toujours, afin de préserver la race, fruit d’un mélange de différentes variétés. Comme leurs cousins humains, ils sont protégés du ridicule par un comité des noms, qui peut décréter ce qui est acceptable ou pas (Nefnd um hestanöfn, en V.O.). Pour maintenir les usages – on trouve 400’000 chevaux, morts et vivants, dans les registres officiels – et aussi lutter contre les noms graveleux ou inappropriés que des fermiers taquins s’amusent à affubler à leurs équidés. Mais cette commission se montre parfois tatillonne. Elle accepte Mósa – mousse, décliné au féminin – mais pas Mósan, le même mot avec un article défini. Excessif ? Peut-être.

Mais quelle coutume ne l’est pas ? Imagine-t-on en France toute une classe d’âge connaître le destin tragique de Jean II dit Le Bon ? Ou l’intégralité des multiples conflits gérés par Louis XIII ?

Inconcevable, et pourtant les Islandais de tout âge maîtrisent leurs sagas, cette littérature médiévale qui raconte l’amour, les guerres, la vie et le reste, malgré un style et un vocabulaire un peu vieillots. Bertrand Jouanne est un amoureux du pays à double culture : d’abord vingt-cinq ans passés en France, puis les vingt-cinq suivants en Arctique avec une épouse islandaise, des triplés et une entreprise de tourisme (la Ferdakompaniid). Parfait bilingue et biculturel, il est bien placé pour nous expliquer : « Les élites islandaises ont eu besoin d’un élément fédérateur pour glorifier le passé à l’indépendance du pays, en 1944. Alors quoi de mieux que les sagas ? Leurs mythes d’une société égalitaire, leurs histoires qui magnifient la langue islandaise… Il aura ensuite fallu des années pour que les chercheurs les utilisent à nouveau comme sources historiques fiables, mais le ton était donné : elles sont enseignées dans les écoles, les lycées, épluchées, décortiquées, interprétées, et la radio leur a consacré des heures de programmes. »

La solitude et l’isolement, parfois pesants l’hiver, sont inscrits dans le caractère profond des Islandais.
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© Olivier Joly
La solitude et l’isolement, parfois pesants l’hiver, sont inscrits dans le caractère profond des Islandais. Ceux-ci ne sont que 350’000 sur un territoire grand comme deux fois et demie la Suisse.

On trouve encore beaucoup d’éléments dans la société moderne qui viennent illustrer ce qui ne change pas. Maçon, charpentier, et même ouvrier dans les abattoirs : Jon Kalman Stefansson a exercé divers métiers avant de vivre de sa plume. Logique, ici, afin de tout savoir faire tout seul pour ne devoir compter sur personne en cas de souci. Pourtant, la notion d’entraide n’est pas une vue de l’esprit. Faites du stop, et quelqu’un s’arrêtera très vite. Paumé ou en galère dans les montagnes ? Un appel et on vient vous secourir. Pas rentré d’un trek à la nuit tombante ?

Une des nombreuses brigades de secours (l’association ICE-SAR), qui ne manquent jamais de bénévoles, se mettra en marche pour vous retrouver. Une raison, une seule, à cette bienveillance : les Islandais n’ont pas oublié, à travers les siècles, que les conditions météo tuent sûrement plus que n’importe quel autre fléau. Alors, on porte d’abord secours et assistance, quand bien même un écervelé aura fait n’importe quoi, et on réfléchit après.

Sur les Hautes Terres du nord, la cascade d’Aldeyjarfoss.
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© Olivier Joly
Sur les Hautes Terres du nord, la cascade d’Aldeyjarfoss est l’une des plus belles du pays, notamment en raison de ses orgues basaltiques, créées par un refroidissement rapide de la lave.

Un symbole, aussi, que de voir Asgeir comme le chanteur le plus populaire de ce siècle, un jeune homme résolument tourné vers la nature et les éléments. Un autre est d’avoir vu les banquiers ranger leurs costumes bien taillés pour enfiler des combinaisons de pêcheurs et repartir sur les chalutiers au moment de la crise de 2008. Sans se plaindre, parce que c’est comme ça en Islande. Notre ami Bertrand Jouanne résume fort justement : « Ce qui me frappe le plus ici, c’est la facilité avec laquelle les Islandais parviennent à être à la fois farouchement individualistes tout en ayant un fort sentiment d’appartenance à une communauté bien définie. Ils n’ont aucune difficulté à allier les deux, ce qui fait que la transmission des valeurs et des traditions se fait facilement et sans heurts, mais pas sans remises en cause. »

VIVRE AVEC SON TEMPS

L’éternité n’étant qu’un leurre, on ne peut hélas nier de sérieuses menaces sur l’identité et la force du pays. Les glaciers fondent, certains ont même déjà disparu. Les autorités ont jusqu’ici toujours refusé de construire des routes confortables pour rejoindre les Highlands, afin de préserver l’esprit d’aventure et une nature immaculée depuis des siècles. Mais combien de temps résisteront-elles à la pression des entrepreneurs ?

La volonté de changer pour changer ne les épargne pas non plus. La ministre de la Justice a par exemple proposé l’abolition du comité des noms en octobre dernier. Le parlement doit encore se prononcer sur le sujet, mais une telle initiative était inimaginable voilà seulement quelques années. « Il faut un peu mettre les points sur les i : aujourd’hui, les talons de carte de crédit ont remplacé les sagas dans le tiroir de la table de nuit », affirme également Palmi, un ami islandais. Mais l’attachement à la terre n’est, lui, pas près de se démentir. « La nature n’est jamais cruelle. Seuls les hommes le sont. La nature est ce qu’elle est, c’est tout », dit simplement Jon Kalman Stefansson, dans une sobriété très éloignée de sa verve habituelle. L’Islande est ce qu’elle est et le restera longtemps.

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