N° 138 - Été

Le paradis perdu de Christiania

À Copenhague, la communauté autonome la plus célèbre du monde vieillit et rentre dans le rang. Reportage dans une cité libre inventée par les hippies et devenue curiosité touristique.

Le portail d’entrée de Christiania.
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(Jean Marie Hosatte)
Le portail d’entrée de Christiania.

« Être hippie ? C’est dépassé ? … Oui. Bien sûr… » Allan Borne s’agace de la question. « Mais uniquement si le souci des autres et de toutes les formes de vie, c’est dépassé. Si la musique, c’est dépassé. Le rire… l’amour aussi. Si tout ça, c’est dépassé, alors, d’accord ! »

Le longiligne sexagénaire anime un groupe apportant une aide technique aux habitants qui construisent ou améliorent eux-mêmes leur logement sur le territoire de la cité libre de Christiania. « Je suis hippie depuis cinquante ans et toujours avec la même ferveur. Mais, la communauté compte aussi des anarchistes qui nous apportent leur raideur idéologique. C’est la même chose avec les alternatifs. Nous sommes tous strictement non violents. Sans aucune exception. Mais nous sommes des adversaires coriaces si besoin est. »

CONQUÊTE SANS COMBATS

Pendant quarante ans, la Municipalité de Copenhague a mené une interminable guérilla administrative, judiciaire et policière contre Christiania avant de finir par jeter l’éponge. L’État danois et son armée à qui appartenaient les terrains et les bâtiments squattés par la communauté n’ont, eux, jamais vraiment engagé, le combat. En septembre 1971, quand quelques habitants du quartier populaire de Christianshavn ont forcé les palissades du camp militaire voisin pour aller profiter de son lac et de la fraîcheur de ses bois, les soldats avaient déjà plié bagage. Les casernements construits au milieu du XIXe siècle n’étaient plus d’aucune utilité. De bonne grâce, amiraux et généraux ont cédé la place à un groupe hétéroclite « de fous, de clochards, de hippies, d’artistes, de gamins fugueurs, d’activistes, d’idéalistes, de pauvres et de mal-logés. »

En quelques jours, les premiers squatters qui arrivent par centaines décident de faire sécession. Le 13 novembre 1971, Kim, Sven, Ole et Jakob griffonnent la constitution de la cité libre et indépendante de Christiania : « L’objectif de Christiania est de construire une société autonome où chaque individu peut s’exprimer librement, de façon responsable envers la communauté. Cette société devra s’autosuffire économiquement, et les aspirations communes tenteront de montrer que la pollution, psychique comme physique, peut être évitée. »

La cité libre et indépendante de Christiania
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(Jean Marie Hosatte)
En 1971, des habitants de Copenhague investissent d’anciennes casernes militaires laissées à l’abandon. Et créent la cité libre et indépendante de Christiania.

CITÉ SANS RÈGLES

Nicholas Albery, le penseur britannique alternatif le plus influent de l’époque s’enthousiasme. « Christiania, c’est la septième merveille de l’univers alternatif. C’est une des plus importantes expériences dans les relations humaines à n’avoir jamais été tentée. » La gauche est beaucoup plus circonspecte. Elle voit en Christiania une tentative de réaliser une forme de capitalisme chimiquement pure sans lois, sans règles, sans impôts, ni taxes et sans aucune bureaucratie. La droite n’a pas de mots assez durs pour condamner cette lubie de marginaux, de fainéants et de débauchés.

Les pushers, les vendeurs de drogue, s’installent en même temps que les hippies, les pauvres, les militants et les marginaux. La consommation de drogues douces est un élément constitutif du mode de vie christianite. Même si les pushers n’ont jamais été acceptés au sein de la communauté. Ce n’est pas une question de loi vu que les Christianites n’en reconnaissent aucune. Mais plutôt une affaire de « vibrations » que Per et Vibeke, deux figures historiques de la communauté résument ainsi. « Nos lois, même si personne ne songerait ici à en faire un code, sont très strictes à ce sujet. On ne vend aucune drogue dure à Christiania parce que cela pourrit l’atmosphère. Les bouffées délirantes des toxicomanes, les vols, les cambriolages, les agressions, tout ça crée de mauvaises ondes qui perturbent l’esprit de la communauté. »

Une architecture utopique imaginée par un habitant de Christiania, mais jamais réalisée.
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(Jean Marie Hosatte)
Une architecture utopique imaginée par un habitant de Christiania, mais jamais réalisée.

Sur les murs de briques des anciens casernements transformés en logements collectifs, des peintures représentent un poing fermé brisant une seringue. Ce sont des vestiges du « Junkblokade », le blocus antidrogue de 1979, qui s’est conclu par une victoire sans appel des Christianites sur les gangs. Sans aucune violence, les résidents impliqués dans le trafic sont expulsés de la communauté. Les consommateurs de drogues dures sont convaincus de se sevrer. Le « Tribunal populaire » de Christiania obtient de bien meilleurs résultats que les autorités danoises, la police et les services sociaux pour empêcher les trafiquants de proliférer. La victoire des « hippies et des filles à yoga » sur les dealers est si nette que les trafiquants vont attendre presque quarante ans avant de tenter un nouveau coup de force auquel les habitants répondent avec la même détermination.

Vestige du « Junkblokade »
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(Jean Marie Hosatte)
Une peinture murale, vestige du « Junkblokade » à l’époque où la communauté menait une guerre farouche contre la drogue.

DEALERS ENCADRÉS

En 2016, après des semaines de tensions, les vendeurs de haschisch acceptent de limiter leurs activités à Pusher Street, un morceau de rue et quelques maisons qui leur sont concédés à l’entrée de la communauté. La cité libre expérimente ainsi une forme de légalisation du commerce de drogues douces, extrêmement encadrée. Aucune arme d’aucune sorte n’est autorisée. Les dealers s’engagent à ne pas écouler leurs produits aux mineurs et à ne pas les impliquer dans leur commerce. Les vendeurs ne doivent pas harceler les clients pour écouler leurs produits, ni ne doivent s’aventurer au-delà de Pusher Street et s’engagent à ne pas troubler la tranquillité de leurs voisins qui les tolèrent, mais se tiennent prêts à une nouvelle épreuve de force si les règles ne sont pas respectées à la lettre. Des affiches sont placardées sur tout le territoire pour inciter les non-résidents à faire leurs achats au-delà des limites de Christiania pour éviter que le territoire de la communauté ne se transforme en supermarché du hashish. « Depuis cinq ans, affirme Ole Lykke, un septuagénaire qui conserve toutes les archives de Christiania, l’accord est respecté par les dealers. Nous sommes réfractaires au concept même de loi parce qu’elle implique l’organisation de la société selon une hiérarchie. Christiania doit rester ce lieu unique en son genre, où ceux qui sont condamnés à occuper les plus mauvaises places dans une organisation sociale hiérarchisée peuvent vivre, libres, à leur rythme, protégés par l’entraide mutuelle. Nous n’acceptons pas plus la loi des pushers que celle de l’État. »

Nicholas Albery voyait en Christiania « la septième merveille de l’univers alternatif ».
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(Jean Marie Hosatte)
Activiste britannique des années 70, Nicholas Albery voyait en Christiania « la septième merveille de l’univers alternatif ».

Il aura fallu quarante ans à la Municipalité de Copenhague pour accepter l’idée que Christiania n’était pas une gueule de l’enfer s’ouvrant, béante au paradis du hygge, la formule du bonheur danois. Les fonctionnaires reconnaissent que les anarchistes christianites ont su gérer les problèmes de la drogue et de la grande exclusion dans leur communauté. Leurs maisons construites sans permis ne se sont pas effondrées sur leurs occupants. Les bâtiments squattés ne se sont pas embrasés. Aucun leader délirant n’a jamais émergé. Aucune secte ne s’y est développée. Christiania est même devenue une des premières attractions touristiques du Danemark. Cinq cent mille visiteurs s’y bousculent chaque année. Dans le camp christianite, on est bien obligés de constater que la majeure partie de la population de la cité libre est désormais constituée « d’adolescents sexagénaires ». Même si chaque logement vacant est convoité par une vingtaine de candidats extérieurs, la communauté vieillit. Les marginaux sont de moins en moins nombreux et les autres sont fatigués d’une confrontation sans issue avec les autorités. Au terme de l’accord conclu en 2011 avec la Municipalité, Christiania devient collectivement propriétaire de la dizaine d’hectares et des bâtiments qu’elle occupe, mais qu’elle ne peut pas revendre. La communauté décide seule d’attribuer les logements, selon un droit d’usage. Les occupants ne possèdent jamais l’espace qu’ils habitent. La propriété reste le vol.

Le Grønne Hal
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(Jean Marie Hosatte)
Le Grønne Hal, un immense hangar où les Christianites viennent acheter les planches, les vitres, les portes, les bouts de ferraille de récupération qu’ils utilisent pour entretenir leurs logements.

PIONNIERS ÉCOLOS

Selon les termes de l’accord de 2011, l’État reconnaît officiellement la cité libre, une démocratie directe, non élective. Toutes les décisions doivent être acceptées à l’unanimité pour être appliquées. En contrepartie de cette reconnaissance, Christiania achète les terrains et bâtiments qu’elle squatte depuis 1971. Pour rembourser ses énormes emprunts bancaires, garantis par l’État, la communauté est obligée de collecter les contributions de ses 900 membres, calculées selon le nombre de mètres carrés occupés. « Des loyers dans la capitale mondiale du squat ! reconnaît Allan Borne. Certains ont vu dans cet accord le début de la fossilisation de notre expérience. Allons-nous préserver notre capacité à inventer, à laisser penser qu’il existe d’autres chemins, d’autres voies, d’autres urgences ? »

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(Jean Marie Hosatte)
Depuis 2011, les 900 membres de la capitale du squat payent des loyers.

L’ÂGE DE RAISON

Dans la grande salle où il conserve tout ce qui a été écrit ou publié à Christiania, Ole Lykke feuillette un album où il a rassemblé toutes les esquisses des maisons imaginées par des Christianistes. « Aucun de ces projets magnifiques ne se réalisera. Nous n’avons pas eu les permis de construire et nous avons accepté ces décisions. Quelque chose a changé ici. C’est comme si, du jour au lendemain, nous étions devenus incompétents. C’est pourtant ici que, dès les années 70, on a utilisé des matériaux recyclés pour construire. Nous sommes parmi les premiers à avoir imaginé une existence libérée de l’obsession d’accumuler des biens. Nous avons été les premiers à nous soucier de notre impact sur l’environnement. Toutes ces idées sont désormais acquises. Le monde nous a rejoints et nous risquons de nous fondre dans la masse. »

« L’accord a rendu Christiania grasse et raisonnable », se désole un client croisé au Grønne Hal, un immense hangar de bois où les Christianites viennent acheter les planches, les vitres, les portes, les bouts de ferraille de récupération qu’ils utilisent pour entretenir leurs logements. « Préserver notre manière bien particulière de construire et de décorer nos maisons, c’est la dernière façon de nous souvenir de ce que nous voulons rester. Pas de chef, pas d’architecte. Christiania, c’est un truc où cohabitent des types bien qui réfléchissent et d’autres qui délirent. Des bosseurs et des fainéants. Nous ne sommes pas un modèle même si beaucoup nous suivent. » Devenir exemplaire ? Presque la honte.

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