N° 135 - Été 2021

Aux origines de la « cancel culture »

Venu des États-Unis, le débat sur la « culture de l’annulation » arrive en Europe. Une question complexe et émotionnelle qui mêle engagement politique, crise morale et intérêts commerciaux.

Sans doute avez-vous oublié cette scène de Peter Pan de Walt Disney. Celle où le héros en collant vert, accompagné des Enfants perdus, est accueilli dans une tribu d’Indiens par un grand chef tout en plumes qui baragouine un anglais approximatif en agitant les mains. Au milieu des tipis, la petite troupe fume le calumet de la paix et danse avec les Peaux-Rouges au rythme des tambours. En 1953, personne ne voyait le problème. En 2021, l’image du bon Sioux folklorique ne passe plus. Au point que les abonnés de la plateforme Disney+ ne pourront plus voir l’adaptation en dessin animé du garçon qui ne voulait pas vieillir. Ou plutôt si, mais elle sera réservée à un public averti, au motif que la représentation des Amérindiens dans le film cumule des clichés obsolètes, voire blessants, incompatibles avec notre temps. Une autocensure qui concerne aussi Les Aristochats et Dumbo. Le premier, parce qu’il met en scène un matou siamois qui joue du piano avec des baguettes, le second, parce que les corbeaux qui apprennent au petit éléphant à voler reprennent les stéréotypes des esclaves noirs et que leur chef s’appelle Jim Crow, du nom des lois racistes en vigueur dans les États américains du sud jusqu’en 1964.

#135 – Dossier – « Dumbo » de Walt Disney
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© AFP / Walt Disney Productions
Dans « Dumbo » de Walt Disney, les corbeaux qui apprennent au petit éléphant à voler reprennent les stéréotypes des esclaves noirs.

Né aux États-Unis, le terme cancel culture (culture de l’annulation ou de l’effacement) désigne le fait d’adapter ou de supprimer une oeuvre, mais aussi une personnalité, parce que le message qu’elle véhicule ou le comportement de son auteur est considéré comme étant en décalage avec les valeurs de notre société actuelle. « Ce type de dénonciation n’est pas une nouveauté, explique Charles-Antoine Courcoux, historien du cinéma à l’Université de Lausanne. Il se situe dans le prolongement d’une tradition américaine de la qualification politique, comme dans le cas de certaines pratiques telles que le « shaming » (littéralement faire honte) qui est une forme d’humiliation publique, ou du « bullying » qui agit par intimidation. »

DANS LE MÊME SAC

Au regard de l’histoire, le fait n’est pas nouveau. De tout temps, les dictatures, en chutant, ont emporté avec elles les statues qui les glorifiaient. C’est le terme cancel culture qui est plus récent. En 2018, le New York Times publiait l’article « Tout le monde est effacé » pour expliquer la vague de censure inédite qui touche alors certaines personnalités. « Le phénomène est apparu avec l’élection de Donald Trump, un président ouvertement homophobe, sexiste, masculiniste et suprémaciste blanc. Le rapport de force dans la culture nord-américaine existait déjà avec les affaires liées à #MeeToo, hashtag apparu peu avant son arrivée, poursuit l’historien. Les tensions se sont ensuite exacerbées. La marche des femmes du 21 janvier 2017 à Washington a été un moment très important de mobilisation et de prise de conscience : quelque chose de dangereux pour les libertés, notamment des minorités, venait d’arriver. » En Europe, où le débat sur la cancel culture fait rage, il suscite l’incompréhension et la division. D’autant plus qu’il ferraille tous azimuts. Monuments attaqués, dénonciation de marketing raciste, boycott d’un artiste accusé de viol, suppression de scènes offensantes dans un film… « Le problème, c’est qu’elle met dans un même sac des choses qui, peut-être, ne devraient pas s’y trouver. Les revendications que l’on amalgame sous cette appellation sont souvent de nature assez différente. La « cancel culture » est une expression qui vise à neutraliser les discussions en discréditant la demande, à avoir le premier et le dernier mot. C’est un faux débat, car personne ne se revendique de cette culture. »

#135 – Dossier – La statue de Napoléon Ier renversée par les Communards.
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© Library of Congress
En 1870 à Paris, Auguste Bruno Braquehais photographie la statue de Napoléon Ier renversée par les Communards.

CURÉE MÉDIATIQUE

N’empêche, depuis quelques mois, les affaires s’enchaînent. Pas une semaine ne passe sans qu’une polémique surgisse (l’album de BD érotique Niala accusé de faire l’apologie du sexisme, du colonialisme et du racisme obligeant Glénat, son éditeur, à admettre une maladresse dans sa communication) ou qu’un scandale sexuel éclate. L’acteur Richard Berry, l’artiste contemporain Claude Lévêque et le journaliste Patrick Poivre-d’Arvor se retrouvent accusés d’inceste, de pédophilie et de viol. Ces derniers se défendent en avançant la présomption d’innocence, mais sur les réseaux sociaux et dans les médias, c’est déjà la curée. France Télévisions déprogrammera ainsi à la dernière minute un film avec Richard Berry sans attendre le verdict de la justice, tandis que certaines municipalités éteignent les installations lumineuses de Claude Lévêque. Faut-il y voir un effacement pour satisfaire la liesse ? « C’est comme de se demander s’il faut encore écouter Michael Jackson. Ou ne passer les disques que d’artistes vertueux ! Je n’en sais rien, ce sont des questions complexes qui méritent d’être examinées dans leurs dimensions politique, singulière et historique, reprend Charles-Antoine Courcoux. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’on parle d’individus, le plus souvent masculins, qui ont du pouvoir. Lorsqu’on va voir un film de Woody Allen (accusé d’agression sexuelle sur ses enfants, ndlr) ou de Roman Polanski (accusé de violence sexuelle, ndlr), on leur confère ce pouvoir. Qui a besoin de défendre des gens qui sont déjà hégémoniques ? Ce n’est pas la même chose de remettre en cause les prérogatives de personnalités qui sont en position dominante que de donner de la visibilité à des minorités qui peinent à se faire entendre. »

#135 – Dossier – Michael Jackson.
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© Constru-centro, Wikicommon
Michael Jackson. Soupçonné de pédophilie, « The King of Pop » n’a pourtant pasété « effacé ».

Il arrive que la distance de l’histoire aide à passer l’éponge. Le Caravage, réputé revêche et querelleur, a été jugé en 1606 pour l’assassinat d’un homme à Rome. Condamné par contumace, l’artiste était alors en fuite. Pour autant, même en cavale, le peintre de génie a toujours trouvé des commanditaires fortunés prêts à payer très cher pour ses services. Sa vie a peut-être pâti de ses frasques, mais rien n’a entaché le sublime de son oeuvre. Qui, aujourd’hui, aurait l’idée de décrocher sa Conversion de Saint-Paul de la chapelle de Santa Maria del Popolo à Rome où elle est exposée depuis quatre cent vingt ans ? Cela dit, le brouillard du temps reste un paravent fragile. Des voix s’élèvent aujourd’hui pour demander à réévaluer la carrière de Napoléon Bonaparte, grand conquérant pour certains, mais ayant aussi réhabilité l’esclavage pour d’autres, à l’occasion du 200e anniversaire de sa mort. D’autres aimeraient qu’on cesse d’étudier, dans les écoles, les textes pleins de misogynie, de racisme, d’antisémitisme et d’homophobie de William Shakespeare. Des figures pourtant très respectables se retrouvent ainsi sous le feu roulant des critiques. Abraham Lincoln est peut-être le père de l’abolition de l’esclavage, en 1862, mais il a aussi fait pendre 38 Indiens dans le Dakota. L’événement qui met fin à la guerre des Sioux reste la plus importante exécution de masse dans l’histoire des États-Unis et certains s’en souviennent. En 2021, la ville de San Francisco comptait bien débaptiser toutes les écoles au nom du 16e président, ainsi que les établissements portant ceux de George Washington et de Thomas Jefferson, Pères fondateurs certes, mais aussi esclavagistes notoires. Le conseil scolaire de Californie a fini par abandonner l’idée en février. Pas seulement parce que ces changements auraient coûté la bagatelle de 400’000 dollars au comté. C’est la pression populaire qui, estimant que les esprits vont décidément trop loin, a finalement eu raison du projet.

INFORMER ET CONTEXTUALISER

« Savoir si la « cancel culture » va trop loin, c’est entrer dans le jeu de cette rhétorique, c’est accepter l’amalgame. Elle est faite pour susciter notre indignation, pour nous offusquer et donc pour enrayer toute forme de réflexion, de mise en relation de l’objet ou de la personne critiquée avec son contexte », continue Charles-Antoine Courcoux. En tant qu’historien, je suis pour une réflexion informée et contextualisée. Les majors qui ont acheté d’importants catalogues de films pour nourrir leurs plateformes de streaming – comme Disney avec la Fox – se retrouvent en possession d’oeuvres qui sont parfois ostensiblement racistes, sexistes ou homophobes. Que faire de ces répertoires à la lumière des débats actuels ? Avant chaque diffusion jugée problématique, la chaîne TCM propose un préambule qui resitue le film dans son contexte. Cette mise en perspective correspond à une attente légitime. »

#135 – Dossier – Abraham Lincoln.
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©LDD
San Francisco voulait débaptiser les écoles portant le nom d’Abraham Lincoln. Le père de l’abolitionnisme est accusé d’avoir condamné 38 Sioux à la potence.

Dans le cas des livres pour enfants du Dr Seuss, monument de la littérature enfantine depuis les années 40, ses ayants droit ont carrément décidé de ne plus rééditer six de ses ouvrages sur les 60 qu’il a écrits. Les représentations de certaines populations commençaient à faire grincer des dents. Il faut dire qu’avec 700 millions de livres vendus à travers le monde depuis sa création en 1937, l’entreprise Seuss est une affaire prospère et qui doit le rester. « Bien sûr que je préférerais qu’on laisse les oeuvres intactes, qu’on en fasse d’autres, des meilleures, autrement, qu’on thématise et qu’on problématise ces questions plutôt que de les occulter. Il faut également avoir à l’esprit que ces questions de révision ne sont pas uniquement politiques. Elles visent des objectifs commerciaux. Réactualiser un film ou expurger une collection de livres, dans le fond, c’est croire, à tort ou à raison, que cette altération est nécessaire pour que le public continue de les acheter. »

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