N° 143 - Printemps 2024

New York, la ville dans les nuages

Même si les plus grands gratte-ciel du monde ne se dressent plus à Manhattan, la ville reste la capitale historique des buildings. Depuis vingt ans, et malgré le traumatisme des attentats du 11 septembre, son parc immobilier ne cesse de prendre de la hauteur.

En 2001, les États-Unis comptaient 49% des immeubles les plus hauts du monde. Vingt ans plus tard, ce chiffre dégringolait à 15%, la majeure partie des gratte-ciel de plus de 300 mètres se construisant désormais en Asie et au Moyen-Orient. Oui, mais il y a New York, et surtout Manhattan, l’arrondissement qui monte. On ne va pas refaire l’histoire de cette île que le colon néerlandais Pierre Minuit acheta en 1626 aux Lenapes pour la somme de 60 florins en marchandises, soit un peu moins de 1000 dollars actuels. On peut cependant se poser la question de savoir pourquoi ce territoire a autant attiré les gratte-ciel dont le concept est pourtant né à 1000 kilomètres de là, à Chicago. Eh bien, parce que devenir au fil du temps la capitale économique d’un pays sur un périmètre aussi grand qu’un confetti nécessite forcément de regarder vers le haut.

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La Brooklyn Tower, premier gratte-ciel de ce quartier de New York, que certains comparent à la tour de Sauron dans le Seigneur des anneaux.

MARCHÉ ANARCHIQUE

En 1820, la ville compte 124 000 habitants, ce qui fait déjà d’elle la plus peuplée des États-Unis. Comme Chicago en 1871, un incendie la ravage en 1835. La faute au bois qui est massivement utilisé dans la construction. Le développement d’ossatures métalliques va permettre de reconstruire des bâtiments plus solides et plus élevés. Le premier gratte-ciel new-yorkais y est inauguré en 1889. L’architecte Bradford Gilbert, qui plus tard donnera à la gare Grand Central Terminal son aspect définitif de palais Art nouveau, applique la technique de la structure en acier pour élever sa Tower Building de 11 étages. Faute de rentabilité, l’immeuble sera détruit en 1913. La même année, New York voit naître le Woolworth Building de 241 mètres et 55 niveaux dans un style d’inspiration néogothique. En un peu plus de vingt ans, les progrès en matière de construction de gratte-ciel ont métamorphosé la physionomie de l’île. Problème : la multiplication de ces bâtiments trop massifs bloque la lumière en écrasant les autres édifices alentour. En 1916, une résolution de zonage, la première de ce type dans l’histoire, est adoptée pour établir des limites dans la prise au sol des buildings, sans pour autant les contraindre en ce qui concerne la hauteur. Elle vise aussi à tenter de mettre un peu d’ordre dans un marché de l’immobilier alors anarchique et dysfonctionnel.

Les années 20 sont prospères et l’architecture prend l’ascenseur. Pour culminer en 1930 et 1931 avec les constructions du Chrysler Building et de l’Empire State Building – futurs fleurons du capitalisme galopant –, mais pas sans limites. La chute de Wall Street va donner un coup de frein brutal à ce foisonnement, qui reprendra après la guerre.

Sans être le plus haut de la ville avec ses 157 mètres, le Seagram Building, inauguré en 1958, réinvente le gratte-ciel. Son auteur, l’Allemand Mies van der Rohe, est l’un des piliers de l’école du Bauhaus et du style international théorisé par Le Corbusier. Il prône la simplicité et la pureté des lignes et a fait de son aphorisme, « Less is more », le mantra de toute sa carrière. Il veut rendre visible de la rue ce qui d’ordinaire ne l’est pas, à savoir la structure en grille de l’immeuble. Le Seagram Building est construit en béton avec une enveloppe en bronze qui n’a d’autre fonction qu’esthétique. Le bâtiment, le plus cher du monde à l’époque, inaugure l’ère de ces gratte-ciel dont les façades en verre reflètent le firmament.

SUPERGRAND

En 1936, les architectes Louis Skidmore et Nathaniel Owings, plus tard rejoints par John O. Merrill, s’associent. Après Chicago en 1938, ils ouvrent leur agence baptisée SOM à New York en 1939, avec la vocation de se spécialiser dans la construction de gratte-ciel. En un peu plus de soixante ans, SOM va dessiner plus 280 tours, dont le One World Trade Center, à New York, et le Burj Khalifa, à Dubaï, qui domine le classement des gratte-ciel les plus hauts de la planète. Bâti en 1961, le One Chase Manhattan Plaza est la première réalisation d’importance de SOM. Ce monolithe noir de 248 mètres et de 60 étages reprend les leçons de Mies van der Rohe avec sa façade intégralement vitrée de 8800 panneaux de verre. L’économie américaine tourne alors à plein régime. L’architecture aussi. En 1973, le Japonais Minoru Yamasaki grossit les tours jumelles d’un gigantesque centre d’affaires. Les deux blocs du World Trade Center qui se détachent du sykline resteront indissociables de la ville. On les voit de loin et surtout partout : sur des cartes postales, des mugs et dans des films. Le 11 septembre 2001, deux avions de ligne détournés par des terroristes les percutent et les détruisent. Pris par la sidération, le monde se demande alors si l’attentat ne signe pas aussi la fin de cette architecture titanesque. « Il y a eu toute sorte de symposiums à l’époque et de déclarations publiques pour dire que nous ne construirions plus jamais ce genre de choses, expliquait un ancien architecte au quotidien The Guardian en 2021. Tout ce que nous avons fait depuis vingt ans, c’est de bâtir encore plus haut. » À New York, pendant un temps, la construction marque le pas. Si la ville continue de monter, les records de taille se disputent désormais du côté de la Chine et de Dubaï où la prospérité économique se traduit par des architectures hors norme. Ce que les Anglo-Saxons appellent des supertalls, les supergrands, pour qualifier les édifices qui dépassent 300 mètres.

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Le Seagram Building, construit en 1958 par Mies van der Rohe. L’archétype du gratte-ciel en verre.

LE BRUIT DU VENT

Au tournant des années 2010, New York revient dans la course. Les nouveaux gratte-ciel ne sont pas seulement des immeubles de bureaux, mais surtout des locatifs dont les noms ne prennent plus ceux des entreprises qui les érigent, mais des rues où ils se trouvent. Le numéro 432 de Park Avenue est un building de 426 mètres construit en 2015 en plein cœur de Manhattan, à l’emplacement d’un ancien hôtel des années 20. À l’intérieur, 147 appartements de très haut standing, dont le penthouse, tout au sommet, qui s’affiche au prix de 169 millions de dollars. Aux dernières nouvelles, il n’a toujours pas trouvé preneur.

Depuis son ouverture, la tour, qui a coûté plus d’un milliard de dollars, essuie une pluie de critiques. Les locataires se plaignent de fuites d’eau et du bruit occasionné par le vent. Et font se demander si la frénésie verticale n’a pas atteint ici ses limites. Mais vivre au-dessus des nuages est un rêve qui n’a pas de prix. À New York, le Billionaires’ Row, la rue des milliardaires, concentre six de ces supertalls qui percent le ciel, dont le 432 Park Avenue, avec la promesse de dominer le monde.

LES TOURS VERTES

D’autres s’implantent dans des quartiers peu habitués au gigantisme. C’est le cas de la Brooklyn Tower que certains comparent à la tour de Sauron dans le Seigneur des Anneaux ou à celle de Gotham City, la ville imaginaire de Batman. L’énorme bâtiment sombre qui tranche dans le paysage de l’arrondissement rappelle surtout les lignes Art déco de son illustre modèle. « C’est un peu l’Empire State Building de Brooklyn », confirmait au magazine Dezeen Greg Pasquarelli, directeur du bureau d’architectes SHoP, auteur de ce gratte-ciel de 500  appartements, ainsi que du 111 W 57th Street, à Manhattan, le supertall le plus fin du monde. Le 24 octobre 2023, BIG, le bureau danois de l’architecte Bjarke Ingels, inaugurait The Spiral dans le secteur de la High Line, cette ancienne voie de métro reconvertie en promenade urbaine. Haut de 314 mètres, il est « creusé » d’une ligne de terrasses végétalisées en gradins qui s’enroulent tout autour de sa façade, créant l’illusion de cette future spirale verte qui lui donne son nom.

Il faut dire que l’inquiétude liée au changement climatique s’est invitée dans le débat. On le sait, le secteur de la construction contribue largement au rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les entreprises et les architectes la prennent bien entendu en compte, jurant que leurs gratte-ciel répondent à toutes les exigences durables. De nouvelles certifications, plus radicales, sont ainsi apparues, censées garantir l’adéquation de ces constructions géantes au discours ambiant. Foster+Partners mettent la dernière main au futur quartier général de la banque JP Morgan, situé sur Park Avenue. Un bâtiment de 423 mètres, capable d’accueillir 14’000 employés et que la célèbre agence déclare être « la plus grande tour entièrement électrique de New York, avec zéro émission opérationnelle nette », son alimentation étant assurée à 100% par de l’énergie provenant d’une centrale hydroélectrique de l’État.

On fait des projets verts, mais on rénove aussi, ce qui est toujours plus efficace, si on parle de durabilité, que de construire du neuf. Le bureau Skidmore, Owings et Merrill vient de donner une nouvelle jeunesse écologique au Lever House, septante ans après que le même bureau en a dessiné les plans. À New York, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

The Spiral.
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(BIG Architecture)
The Spiral, le projet de tour végétalisée de l’architecte Danois Bjarke Ingels.

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