N° 143 - Printemps 2024

La Suisse vue d’en haut

Longtemps, notre pays a boudé les grandes tours. Face à la démographie qui augmente, les esprits, finalement, s’élèvent et les immeubles se surélèvent.

Au cours de l’année 2023, la Suisse a franchi un cap symbolique : la barre des 9  millions d’habitants. La croissance démographique du pays constitue une exception en Europe : 20% d’habitants en plus depuis 2002 et l’introduction de la libre circulation des personnes. Une donnée révélatrice de la force de l’économie nationale et de son attractivité à l’étranger. Mais pareille évolution ne va pas sans causer quelques soucis : plus le nombre d’habitants augmente, plus les besoins en énergie, en transports, en écoles, en crèches, en infrastructures augmentent. Surtout, il faut trouver de quoi loger tous ces nouveaux arrivants. Et bâtir des bureaux, pour ceux qui doivent y travailler.

IMPOSSIBLE DE S’ÉTENDRE

Par sa topographie et son relief, la Suisse n’est pas le pays le plus propice à la construction inopinée. Qui plus est, avec la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) de 2014, il n’est plus possible de s’étendre. S’ajoute la thématique, grandissante, de ne pas surexploiter les espaces naturels, afin de préserver l’environnement et de cesser d’urbaniser tout terrain vierge. Dès lors, une solution semble s’imposer, en toute logique : construire en hauteur. Depuis les années 70, les villes romandes ont rejeté les tours, à la différence des villes alémaniques. À Lausanne ou à Genève, on ne trouve rien de comparable aux tours Roche 1 (178 mètres) et Roche 2 (205 mètres) de Bâle, cité symbole de la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique. Ou à la Prime Tower de Zurich (inaugurée en 2011) de 126 mètres. Le rejet des Romands semble s’amenuiser à mesure que la nécessité de voir plus haut se fait pressante. Un dernier exemple en date n’est autre que la tour Opale, inaugurée en 2020. Haute de 60 mètres, elle domine Chêne-Bourg, sur une halte du Léman Express.

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La Prime Tower surplombe la ville de Zurich.

PRÉCIEUSE OPALE

« Pendant très longtemps, de tels projets ont été gelés, rappelle Francesco Della Casa, l’architecte cantonal de Genève. Aujourd’hui, la limite maximale de hauteur dépend du plafond aérien, dû à la proximité de l’aéroport. La situation de Genève et de Zurich par exemple n’est pas la même. Ce qui se fait d’un côté n’est pas approprié de l’autre. À Genève, c’est le besoin en logements qui prédomine, de loin, sur celui en bureaux. Une tour pour accueillir le siège d’une société, qui serait à 100% consacrée à des bureaux, y est inenvisageable. À l’inverse, des pistes sont possibles si l’on raisonne en termes de mix avec des équipements publics et des logements. » Pour autant, l’architecte cantonal n’est pas du tout opposé aux tours par principe. Qu’un projet s’avère possible et pertinent, il lui accordera son feu vert, comme pour la tour Opale, conçue par les architectes français Lacaton & Vassal. Notamment parce que celle-ci coche toutes les cases de performances thermiques et énergétiques. « Opale est une des tours les plus intéressantes en Suisse, assure Francesco Della Casa. Lacaton & Vassal ont proposé de créer un espace tampon d’une épaisseur de 2 à 3 mètres sur tout le pourtour de la façade. Cette zone sert à réguler naturellement le climat intérieur de chaque appartement. Les jardins d’hiver disponibles à tous les étages et pour tous les logements donnent une qualité spatiale à l’appartement, comparable à une maison individuelle. Et ils ne sont pas chauffés. C’est d’autant plus intéressant que par principe, plus on s’élève, plus les besoins en énergie sont importants. »

« MAL » NÉCESSAIRE

À Genève, un autre building verra bientôt le jour, dans le quartier des Acacias : la future tour Pictet. Un bâtiment de 90 mètres de haut qui devrait accueillir appartements et bureaux à partir de 2025. Une solution parmi d’autres pour pallier la forte pénurie de logement dans un canton qui compte désormais plus de 520’000 habitants et a vu sa population augmenter de 1,1% en 2022. « Aujourd’hui, la production de nouveaux logements à Genève est d’environ 3000  unités par année, estime Francesco Della Casa. Il faut aussi envisager de nouveaux réseaux techniques, des écoles, des crèches, des infrastructures pour satisfaire ces nouveaux arrivants. »

Reste que pour la plupart des experts, au regard de la législation locale, de la topographie, de la présence de nombreuses zones pavillonnaires, la seule solution est de prendre de la hauteur. Professeur de théorie d’architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, Bruno Marchand le disait déjà dans le magazine Immorama en 2020 : « La Suisse romande n’est pas très favorable aux tours. Après en avoir érigé, dont la tour Edipresse à Lausanne et celle de la RTS à Genève, il y a eu un refus de cette modernité qui perdure. Je trouve au contraire que la question de construire en hauteur est devenue une nécessité. Avec la loi sur l’aménagement du territoire en 2014, il n’est plus possible de s’étendre. Donc si l’on veut atteindre des densités importantes sans handicaper le terrain, nous devons construire en hauteur. »

La tour Opale à Genève.
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La tour Opale à Genève, des architectes français Lacaton & Vassal.

BOIS ET TERRE

Pour concilier défense de l’environnement et construction de tours, d’autres solutions existent. La première consiste à se tourner vers ce matériau noble qu’est le bois. Les avantages sont multiples : respect de l’écologie ; gain de temps lors des chantiers grâce à la possibilité de préfabriquer un certain nombre d’éléments ; résistance au feu grâce à de nouvelles technologies ; durabilité ; capacité à stocker le carbone, en l’empêchant de pénétrer dans l’atmosphère. La Suisse fait partie des pays les plus à la pointe avec l’Autriche ou la Norvège. En 2018, un bâtiment de 36 mètres de haut réalisé par Burkard Meyer Architekten, basé à Baden, et Zug Estates SA a été inauguré à Risch-Rotkreuz, dans le canton de Zoug. Mais la Confédération ne saurait s’arrêter là. Elle devrait abriter en 2026, à Winterthour, l’immeuble en bois le plus haut du monde. Le projet Rocket&Tigerli doit se composer de quatre bâtiments dont un doté d’une tour de 100 mètres de haut (la tour Rocket), où se trouveront des appartements de haut standing. Les façades seront de leur côté recouvertes de terre cuite.

MONTER LES ÉTAGES

Il existe enfin une dernière piste, fort utile quand il est impossible de trouver un terrain pour accueillir un nouveau bâtiment : la surélévation. Côté France, un cabinet parisien, UpFactor, s’apprête à lancer plusieurs projets à Annemasse, Ferney et surtout Gaillard où un chantier doit débuter dès 2024. L’idée ? Ajouter 60 logements supplémentaires à trois immeubles. « Grâce à ce projet, nous espérons passer de l’autre côté de la frontière, car la Suisse constitue pour nous un terrain de premier plan », explique Didier Mignery, le président d’UpFactor. Invité à l’automne 2023 à présenter ses réalisations lors d’un colloque à Genève, l’architecte a déjà signé des contrats à Nice, Lyon, Rennes, Bordeaux ou Montpellier. À chaque fois, le principe est le même : surélever les immeubles tout en rénovant les étages existants pour les mettre aux normes en matière d’isolation notamment. À Strasbourg, la municipalité a adopté le logiciel mis en place par UpFactor qui permet de voir, à l’échelle d’une ville, quels bâtiments peuvent gagner des étages. « Genève s’est construite en surélévation, c’est une vraie étude de cas pour les écoles en architecture, analyse Didier Mignery. La Suisse comporte bien des atouts. Les immeubles existants sont plus solides en général qu’en France, ce qui leur permet plus facilement de supporter une charge supplémentaire. Il y a aussi souvent ce régime de monopropriétaire, beaucoup plus simple que les copropriétés où vous devez multiplier les interlocuteurs. » L’architecte souligne aussi le niveau d’équipement très important en transports en commun à Genève ou à Lausanne, indispensable pour lancer de tels projets.

Un immeuble de la rue de Vermont à Genève.
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Un exemple de surélévation d’un immeuble de la rue de Vermont à Genève.

L’IMPORTANCE DU RÉSEAU

Annecy, dont la population ne cesse d’exploser, intéresse très fortement UpFactor. Face aux transports en commun insuffisants, la législation française y impose de dessiner, pour tout nouvel appartement, une place de parking supplémentaire. Une mission quasi impossible : autant un immeuble peut gagner en hauteur, autant il n’est pas possible d’empiéter sur le terrain des voisins pour y garer de nouveaux véhicules. Une obligation légale qui n’existe pas à la frontière, grâce au réseau de tramways, de bus et surtout au Léman Express.

Dans le canton de Genève, 1500 surélévations (seulement) ont été réalisées depuis le changement de la loi. « Les difficultés sont celles de la saturation dans la ville constituée des réseaux, équipements publics, crèches, écoles, plus les buanderies et caves dans l’immeuble même, reprend Francesco Della Casa. Par ailleurs, il s’agit de respecter le contexte bâti dans l’îlot ou la rue — harmonie urbanistique et architecturale —, et ne pas péjorer les droits des tiers (gabarits sur rue et sur cour). » Fort de ces contraintes, quel est le nombre de chantiers supplémentaires envisageable ? « Il est très difficile de l’estimer, conclut l’architecte cantonal. Je ne m’y hasarderais certainement pas. »

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