Palmyra House
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(Hélène Binet)
N° 144 - Été 2024

Construire avec les sens

Fondateur du Studio Mumbai à Bombay, Bijoy Jain allie matériaux et savoir-faire locaux au profit d’une architecture, mais aussi d’un design, radicalement durable. Un esprit qui lui vaut une reconnaissance internationale.

Les expositions sur l’architecture contemporaine ont tendance, il est vrai, à être prévisibles. Elles montrent des maquettes, de belles photos, et quelques plans ou croquis, guère plus. Celle que la Fondation Cartier consacrait à Bijoy Jain en décembre 2023 sous le titre Le souffle de l’architecte était d’un autre genre, et pour cause. L’architecte indien, qui crée aussi des peintures, des meubles et des objets, n’appartient pas à un courant déjà défini ; il est à part. « Le silence a un son, dit-il. Nous l’entendons résonner en nous. Ce son relie tous les êtres vivants. C’est le souffle de la vie. Il est synchrone en chacun de nous. Le silence, le temps et l’espace sont éternels, tout comme l’eau, l’air et la lumière, qui sont notre construction élémentaire. Cette abondance de phénomènes sensoriels, de rêves, de mémoire, d’imagination, d’émotions et d’intuition provient de ce réservoir d’expériences, ancré dans les coins de nos yeux, dans la plante de nos pieds, dans le lobe de nos oreilles, dans le timbre de notre voix, dans le murmure de notre souffle et dans la paume de nos mains. »

Bijoy Jain.
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(Iwan Baan)
Bijoy Jain au Studio Mumbai à Bombay.

AMBIANCE COSMOPOLITE

Directeur artistique de la Fondation Cartier et commissaire de l’exposition, Hervé Chandès expliquait alors : « Façonnée à la main, l’exposition déploie une installation composée de fragments d’architectures. Sculptures en pierre ou en terracotta, façades d’habitats vernaculaires indiens, panneaux enduits, lignes de pigments tracées au fil, structures en bambou inspirées des tazias – monuments funéraires portés sur les épaules à la mémoire d’un saint lors des processions musulmanes chiites – ces constructions transitoires et éphémères présentent un monde à la fois infini et intime et nous transporte dans des lieux aussi proches que lointains. » Hervé Chandès avait aussi su composer cette exposition avec les apports de deux autres créateurs, invités par Bijoy Jain : l’artiste chinoise de Pékin Hu Liu et la céramiste danoise d’origine turque vivant à Paris Alev Ebüzziya Siesbye. Le ton cosmopolite était donné.

Une tour en bambou.
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(Marc Domage)
Une tour en bambou partiellement couverte de feuilles d’or construite à l’occasion de l’exposition Le souffle de l’architecte à la Fondation Cartier à Paris en 2023.

DÉCOUVERTE DU LAND ART

Né à Bombay en 1965, Bijoy Jain a suivi un parcours très inattendu. Après deux ans d’étude d’architecture dans sa ville natale, son frère se suicide. Une mort tragique suivie peu après par les décès de son père et de sa mère. Washington University dans le Missouri lui ayant accordé deux années de crédits pour ses études en Inde, il part pour les États-Unis. À peine arrivé, il visite le parc de sculptures Laumeier qui se trouve à vingt minutes du centre-ville de Saint-Louis. Et c’est une révélation. « Là, j’ai découvert des œuvres de Donald Judd, de Richard Serra et de Michael Heizer, et pour moi tout a changé. En Inde, nous avons aussi des œuvres monumentales, mais elles restent anonymes comme les grottes bouddhistes. La découverte de l’œuvre de Michael Heizer, Double Negative de 1969, a ouvert quelque chose en moi. » La sculpture est une tranchée large de 9 mètres, profonde de 15 mètres, et longue de 457 mètres, creusée dans la montagne par l’un des artistes-phare du Land art.

Après des séjours à Los Angeles et à Londres, Bijoy Jain rentre en Inde en 1995, où il fonde son agence Studio Mumbai à Alibag, à 87 kilomètres au sud de Bombay. Avant de s’installer dans la mégapole en 2015. C’est ici que l’architecte a créé, dans un ancien entrepôt, un espace non seulement pour son agence, mais aussi pour tout un ensemble de logements en employant des techniques de réutilisation adaptative. Dans ce qui restait des murs du hangar, chaque habitation est disposée autour de sa propre cour, laquelle est articulée par des toits inclinés vers l’intérieur. Ces ouvertures rectangulaires apportent de la lumière, de l’air et même les eaux des pluies torrentielles de la mousson, reliant ainsi le sol poreux au ciel.

Studio Mumbai fabrique également du mobilier.
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(Ashish Shah)
Agence d’architecture, Studio Mumbai fabrique également du mobilier. Comme, à droite, cette chaise sculptée à la main à partir d’un seul grès.

ARCHITECTURE COLLECTIVE

Plutôt qu’un bureau d’architectes traditionnel, Studio Mumbai est un groupe interdisciplinaire d’environ 35 architectes, ingénieurs, maîtres d’œuvre, artisans, techniciens et artistes originaires de tous les continents. Leur travail met l’accent sur quelques bâtiments, mais aussi sur des meubles et des objets. Depuis les années 90, Bijoy Jain enseigne à l’Académie d’architecture à Mendrisio au Tessin, à Yale aux États-Unis ou à l’Académie Royale danoise des Beaux-Arts à Copenhague. Il a participé à la Biennale d’architecture de Venise en 2010 et en 2016, à l’exposition Architects build small spaces au Victoria & Albert Museum de Londres. Il a également été lauréat, en 2020 de la prestigieuse Alvar Aalto Medal. Le jury du Prix, présidé par Jan Utzon (le fils de l’architecte Jørn Utzon) « a relevé la synthèse intelligente de l’architecture et de l’artisanat réalisée par le studio, reprend Bijoy Jain. Notre travail reflète une compréhension des caractéristiques géographiques, climatiques et sociales uniques de l’environnement. »

Quand on l’interroge sur son parcours qui incite certains à critiquer l’importance cardinale qu’il accorde au développement durable, l’architecte répond : « Il s’agit d’un préjugé. Les gens font ces analyses sans demander mon avis. Je ne fais que subvenir à mes besoins et à ceux de mon environnement. Si vous construisez à partir des ressources immédiatement disponibles, la distance est réduite. Essayer de sauver l’artisanat ? Essayer de sauver le monde ? Oubliez tout ça. Le monde se débrouillera tout seul. Il s’agit simplement d’être plus économes dans tous les domaines, qu’il s’agisse des finances, de l’énergie ou des ressources humaines. »

PRÉSERVER LES PAONS

Studio Mumbai a surtout concentré son activité en Inde, au moins jusqu’à une date récente. La Palmyra House (Nandgaon, Maharashtra, 2006-07) une résidence secondaire de 300 mètres carrés, largement publiée, fait usage de persiennes fabriquées à partir des troncs de palmyra, un palmier local. Elles assurent naturellement un rafraîchissement passif, tout comme les arbres voisins. L’eau provenant de trois puits situés sur le site est stockée dans un château d’eau et arrive dans la maison par la simple force de la gravité.

« Le ciel, la mer et le paysage se chevauchent lorsque l’on se déplace entre et à travers les espaces de cette maison, explique Bijoy Jain. Un réseau d’aqueducs en pierre, tapissés de mousse, de lichen et de fougères, irrigue la plantation en drainant l’eau dans des puits artésiens, comme c’est le cas depuis des générations. » Le plan de cette maison en bois est constitué d’une série de rectangles stricts et longs. Une rencontre de la modernité et de la tradition en somme.

La Palmyra House.
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(Hélène Binet)
Construite en 2007 à Nandgaon, entre Agra et New Delhi, la Palmyra House est fabriquée en tronc de palmier local.

Le bureau a bâti plusieurs autres habitations, dont la surprenante Ahmedabad House (Ahmedabad, Guajarat, 2012-14). D’une superficie de 1579 mètres carrés et « multigénérationnelle », elle a été construite avec des briques de terre compressée, fabriquées sur place avec la terre excavée pour créer les fondations. « Cette technique rapide et économique est courante dans la région d’Ahmedabad et a permis de réduire les dommages causés au site par les véhicules de construction, tout en préservant une importante population de paons vivant à proximité. »

En 2017, à Melbourne, Bijoy Jain réalisait le MPavilion, sorte de version locale des structures éphémères de la Serpentine à Londres avec pas moins de 50  tonnes de pierres et 26 kilomètres de cordes. Le premier projet permanent de Bijoy Jain à l’étranger est le Lantern Onomichi Garden (LOG), un hôtel à Hiroshima (2021), réparti sur trois étages pour environ 1200 mètres carrés de superficie au sol. Immeuble des années 60 reconverti par l’architecte, le LOG abrite aujourd’hui six chambres, une salle à manger, un café-bar, une galerie-bibliothèque, une boutique de souvenirs et un jardin. Studio Mumbai traduit ici de manière remarquable une synthèse des traditions indienne et japonaise.

Ahmedabad House, 2014.
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(Srijaya Anumolu)
Ahmedabad House, 2014.

DANS LES VIGNES

L’agence termine actuellement son premier projet en France : les chais du domaine Chateau de Beaucastel à Courthézon, dans le Vaucluse. « Leur conception intègre des éléments naturels tels que la ventilation passive, l’éclairage naturel et la récupération de l’eau de pluie, permettant ainsi de réduire l’empreinte énergétique du bâtiment, détaille le service communication de la propriété. De plus, les matériaux biosourcés utilisés pour la construction résultent directement du domaine, renforçant ainsi le lien entre le chai et son environnement naturel. »

Les chais du Domaine de Beaucaste.
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(Louis-Antoine Grego)
Le bâtiment qui abrite les chais du Domaine de Beaucastel, dans le Vaucluse.

L’exposition à la Fondation Cartier ne mettait pas l’accent sur ces réalisations, mais plutôt sur des objets, des meubles, des tableaux, une structure en bambou construite sur place au centre du rez-de-chaussée du bâtiment de Jean Nouvel et une tour en bambou dans un coin. Lorsqu’on lui demande si cette dernière est une maquette, Bijoy Jain s’arrête un moment, regarde son œuvre et dit simplement : « Ça pourrait être une architecture. »

S’il reste à part du milieu des grands architectes, n’est-ce pas précisément parce qu’il est autant artiste et philosophe que bâtisseur au sens concret du terme ? « Qu’il s’agisse de mobilier ou d’architecture, ce sont le temps, l’eau, l’air et la lumière qui constituent les fondements de la nature, la nature dans l’homme », répond-il. L’ambiance de la Fondation Cartier où la salle principale était entourée par le jardin de l’artiste Lothar Baumgarten illustrait alors parfaitement cette idée. « Au fond, dit Bijoy Jain, la question est de savoir comment ralentir le temps… En respirant. Et en allant dans la direction opposée à tout le reste. »

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