N° 144 - Été 2024

À Paris, le cimetière qui vit

Benoît Gallot est chargé du Père-Lachaise. Sur son compte Instagram, il photographie la nature secrète qui grouille dans cet endroit où règnent la paix et le silence.

Au Père-Lachaise.
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(Benoît Gallot)
Au Père-Lachaise grouille une faune bien cachée.

Le thanatourisme est un terme tout neuf, puisque théorisé depuis la fin du siècle dernier seulement par deux chercheurs américains. Il désigne la fascination pour les lieux qui transpirent la mort, au point d’en faire une priorité pour organiser ses vacances et son temps libre. Le Père-Lachaise n’a pas attendu les néologismes universitaires pour connaître le succès : voilà bien longtemps qu’il est le cimetière le plus fréquenté du monde, avec ses trois millions de visiteurs annuels.

Beaucoup de célébrités y sont installées (Jim Morrison, Oscar Wilde, Honoré de Balzac…), des millions d’anonymes aussi, mais c’est d’abord et surtout un lieu de vie. Notamment celle de Benoît Gallot, conservateur du cimetière depuis 2018. Il habite sur place avec sa femme et ses quatre enfants, et tout le monde semble se porter à merveille. Vrai qu’on a parfois du mal à réaliser qu’on se trouve en plein Paris, tellement le cadre est bucolique : un gigantesque cèdre du Liban trône tout près de son appartement de fonction, des arbres de toutes espèces nous observent ici et là, et des chants d’oiseaux rivalisent de virtuosité – sauf celui du geai et son insupportable voix de crécelle, il faut bien l’avouer.

MAUVAISES HERBES

Ils sont déjà assez nombreux à savoir tout ça ici-bas, puisque le jeune quadra à l’élégance jamais prise en défaut est devenu une star numérique. Son compte Instagram frôle les 10’000 abonnés (@la_vie_au_cimetiere), et son livre (La vie secrète d’un cimetière, Éd. Les Arènes) est un tel succès de librairie qu’il vient d’être réédité en poche.

C’est la vie et la vie seule qui lui a offert cette notoriété : la sienne, on y reviendra, et celles des animaux qui pullulent dans le cimetière de l’est parisien. Grâce essentiellement à la décision prise en 2011 par la mairie de Paris de bannir tous les produits phytosanitaires de ses jardins et cimetières. Les « mauvaises herbes » sont revenues en grâce, un nouvel écosystème s’est mis en place, et notre homme aussi patient que bon photographe a pu multiplier les clichés animaliers.

Les oiseaux ne craignent pas les 3 millions de visiteurs annuels du cimetière le plus célèbre du monde.
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(Benoît Gallot)
Les oiseaux ne craignent pas les 3 millions de visiteurs annuels du cimetière le plus célèbre du monde.
Les oiseaux ne craignent pas les 3 millions de visiteurs annuels du cimetière le plus célèbre du monde.
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(Benoît Gallot)
Les oiseaux ne craignent pas les 3 millions de visiteurs annuels du cimetière le plus célèbre du monde.

Les oiseaux sont désormais chez eux. Les corneilles maîtrisent le ciel, sans surprise, et les perruches nichent un peu partout – la légende veut qu’elles se soient échappées d’un container à l’aéroport d’Orly dans les années 70 pour coloniser l’ensemble de la région parisienne. La chouette hulotte ne nicherait-elle plus dans la capitale française ? Vrai, sauf justement au Père-Lachaise, où des ornithologues ont réussi à l’observer à la nuit tombée. Mais les grandes vedettes, celles qui font fondre tous les cœurs partout dans le monde, restent les renards et leurs portées de renardeaux.

Une perruche.
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(Benoît Gallot)
La légende veut que les perruches aient colonisé le cimetière après s’être échappées d’un container à l’aéroport d’Orly.

RENARDS STARS

Benoît Gallot les a aperçus la toute première fois en avril 2020, pour une piqûre d’émotion dont il ne s’est toujours pas remis. Il est évident que l’arrêt des pesticides a joué un rôle majeur dans cette histoire, le confinement aussi, mais une question demeure : comment ont-ils pu arriver jusqu’ici ? « On a plusieurs hypothèses, mais le mystère reste entier et ça me va. Le bois de Vincennes n’est pas si loin, mais il aurait fallu qu’ils aient l’idée de traverser le périphérique… La petite ceinture (une ancienne ligne de chemin de fer de 32 kilomètres intra-muros, ndlr) passe tout près et même en souterrain du cimetière, alors sont-ils sortis des égouts en plein Covid ? Peut-être, allez savoir… », sourit le conservateur.

Les renards et leurs petits sont parmi les hôtes les plus fidèles du cimetière parisien.
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(Benoît Gallot)
Les renards et leurs petits sont parmi les hôtes les plus fidèles du cimetière parisien.

Leurs terriers changent de place tous les ans ; parfois faciles à repérer, parfois quasi introuvables, pour un défi permanent. On est loin de l’esprit de Londres ou de Bruxelles, où les habitants les nourrissent régulièrement. À Paris, ce sont toujours des animaux sauvages. « Même s’ils le sont de moins en moins, reconnaît Benoît Gallot. Ils ont bien intégré que les bruits de cloche étaient synonyme d’évacuation du cimetière à 18 heures. Ils sont déjà dehors dès 18h10, les agents les aperçoivent régulièrement dans les allées. »

Les renards et leurs petits sont parmi les hôtes les plus fidèles du cimetière parisien.
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(Benoît Gallot)
Les renards et leurs petits sont parmi les hôtes les plus fidèles du cimetière parisien.

Le retour de la biodiversité est incontestable lors de notre visite fin mars, vu les nuages de moucherons qu’il faut régulièrement traverser. Plus agréable à l’œil : les arbres « mangeurs de tombes » qui étendent leurs racines un peu partout, ou les camaïeux de verts qui rendent l’endroit délectable. Benoît Gallot nous reçoit en milieu de matinée, mais sa journée a commencé bien plus tôt avec une exhumation. Une famille procédait ce jour-là à une « réduction de corps », pour regrouper les restes des ancêtres et récupérer de la place dans le caveau…Une facette d’un métier qu’il peine à définir en peu de mots. « Je ne sais jamais quoi dire quand on me demande ce que je fais, en tout cas pas en deux phrases. Je fais plein de choses, je ne connais jamais deux journées identiques. Vendre et reprendre des concessions, recenser les tombes à l’abandon, recevoir les familles… Beaucoup de management, avec 80 personnes qui travaillent au quotidien. Gérer les contentieux, les questions sensibles, organiser les cérémonies aussi. J’ai récemment reçu les amis de la Commune pour la montée au mur des Fédérés, et l’association qui gère la commémoration du crash Rio-Paris de 2009. Le Grand Orient de France aussi, puisqu’ils seront 2000 le 1er mai pour rendre hommage aux francs-maçons. C’est même monté à 5000 personnes une année », détaille-t-il.

BASHUNG, PIAF ET LES DOORS

Le poste de conservateur au Père-Lachaise est une sorte de Graal dans son métier, qui génère davantage de pression puisque le droit à l’erreur y est quasi interdit. « Il faut savoir gérer le stress, et accepter d’être débordé en permanence », continue Benoît Gallot. Lui vient d’une famille de marbriers funéraires, un environnement qui a forcément façonné ses compétences. « Ça m’a beaucoup aidé, oui, j’ai vu qu’on pouvait travailler dans ces métiers sans être fou. Ça ne change pas nécessairement le rapport à la mort, mais plutôt celui à la vie, je dirais. Et celui au temps. Hier, j’ai reçu des parents qui venaient de perdre leur gamin de 18 ans, c’est terrible. J’ai du mal à faire des projets sur le très long terme, par exemple. » Le conservateur nous propose une visite guidée de privilégiés.

Un furet d’outre-tombe.
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(Benoît Gallot)
Un furet d’outre-tombe. Au Père-Lachaise, les animaux sauvages le sont de moins en moins.

On arrive assez vite devant la tombe d’Alain Bashung, recouverte de traces de rouge à lèvres. Puis il nous conduit à celle de Jim Morrison, l’ancien leader des Doors disparu en 1971. Sa sépulture reste toujours la plus fréquentée, devant celle d’Édith Piaf. Elle est protégée par une grille pour éviter les abus à répétition, même si de nos jours encore, des choses apparaissent et disparaissent. L’arbre voisin est ainsi recouvert de chewing-gums écrasés – un rituel un peu crado pour montrer qu’on est venus jusqu’ici. La vie nocturne autour de la sépulture, encore intense il n’y a pas si longtemps, s’est aujourd’hui évaporée. Les CRS avaient dû intervenir lors de la nuit du trentième anniversaire de la mort du chanteur, tellement les excès s’étaient multipliés, avec des gens ivres et même une voiture bélier qui avait défoncé le portail d’entrée. Les fans des Doors ont vieilli, et seule la période Covid a remis une petite dose d’excitation sous les étoiles. « Des jeunes du quartier en avaient tellement marre d’être enfermés qu’ils étaient venus au cœur du cimetière avec leurs packs de bière en 2020. Les policiers étaient intervenus, les intrus étaient tous repartis avec leurs 135 euros d’amende. Mais ça leur fera un souvenir », sourit Benoît Gallot.

Le cimetière Le Père-Lachaise.
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(Benoît Gallot)
Lorsque la cloche sonne la fermeture du cimetière à 18 heures, les animaux savent qu’il est l’heure de prendre possession des lieux.

SUCCÈS NUMÉRIQUE

Il y a la vie secrète au cimetière, et celle qui ne l’est pas. Tous les jours ou presque, des visiteurs n’arrivent pas à ressortir dans les temps, car perdus dans les allées – ce qui vaut de belles crises d’angoisse à certains et des heures supplémentaires pour le photographe. On trouve aussi quelques racolages de guides qui n’en sont pas, certains escroquant même leurs victimes en ligne pour ne jamais venir au rendez-vous. Et puis tous ces « publics », facilement reconnaissables même pour un œil à peine entraîné : les riverains qui viennent comme dans un jardin public, les retraités qui en font un lieu de vie au quotidien, les flâneurs, les amoureux, les photographes amateurs… et les familles de touristes, immanquablement.

Un univers suffisant pour avoir généré un succès numérique jamais planifié. « J’étais déjà euphorique quand j’ai dépassé les 500 abonnés Instagram, alors imaginer que trois éditeurs viendraient me démarcher quelques mois plus tard, jamais », nous dit celui qui qualifie les cimetières de « lieux apaisants aux richesses insoupçonnées ». S’imagine-t-il déjà élire domicile ici pour l’éternité, d’ailleurs ? « Si je meurs demain, j’aimerais bien, oui. Je m’y sens bien de mon vivant, j’imagine que je m’y sentirai bien après… » Le plus tard possible, alors.

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