N° 143 - Printemps 2024

Junya Ishigami, grandeur nature

Âgé d’à peine 50 ans, Junya Ishigami cherche à explorer de façon poétique les limites de l’architecture en créant un lien profond entre ses créations et la nature. Rencontre avec une étoile montante dans son bureau de Tokyo.

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(Chikashi Suzuki)
Portrait de Junya Ishigami.

Junya Ishigami est né à Kanagawa en 1974. Il a étudié à l’Université nationale des beaux-arts et de la musique de Tokyo, dans le département d’architecture, et a obtenu son diplôme en 2000. Il a ensuite rejoint le bureau de Kazuyo Sejima & Associates (aujourd’hui SANAA) de 2000 à 2004, avant de créer Junya Ishigami + Associates en 2004.

Si Junya Ishigami travaille à la limite entre l’architecture, l’art et l’aménagement paysager, il reste avant tout un architecte, soucieux d’explorer les possibilités de la structure et de l’espace. Ses projets ne sont pas spécifiquement écologiques, cependant il médite sur l’interaction poétique et le chevauchement des environnements naturels et artificiels.

L’intérieur de la KAIT Plaza à Kanagawa.
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(Junya Ishigami + Associates)
L’intérieur de la KAIT Plaza à Kanagawa, la ville natale de l’architecte japonais.

HORIZON ARTIFICIEL

Le KAIT Workshop de l’Institut de technologie de Kanagawa de 2008 a été l’un de ses premiers projets à susciter un large intérêt et pour lequel il est devenu, en 2009, le plus jeune lauréat du Prix de l’Institut d’Architecture du Japon pour le design. Ce bâtiment d’un étage et de 2000 mètres carrés est entièrement vitré et comporte 305 minces colonnes d’acier rectangulaires placées de manière aléatoire, donnant l’impression d’une « constellation ou d’une forêt », selon l’architecte japonais.

Une vue extérieure de la KAIT Plaza avec ses 59 ouvertures.
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(Junya Ishigami + Associates)
Une vue extérieure de la KAIT Plaza avec ses 59 ouvertures.

La même année, l’Université de Kanagawa lui demande de créer une place polyvalente semi-extérieure sur un terrain adjacent (KAIT Plaza). Junya Ishigami y répond par ce qu’il a décrit comme un paysage soto (extérieur). Le toit de cette remarquable structure est constitué d’une seule plaque d’acier d’une épaisseur de 12 millimètres, soutenue par quatre murs de 250  millimètres. 59 ouvertures percent le toit, qui a une portée maximale de 90 mètres. « Le Plaza a été très difficile à réaliser – il a été fait avec une plaque d’acier si grande qu’elle semble être une structure à membrane, explique son auteur. Nous avons dû obtenir une autorisation gouvernementale spéciale pour la construction et il a fallu attendre douze ans pour terminer le projet. » Animé par l’idée de la relation entre l’architecture et la nature, Junya Ishigami a conçu le KAIT Plaza comme un paysage où les vastes surfaces incurvées du volume sont reliées comme la terre et le ciel, formant une seule ligne de démarcation – un horizon artificiel. Dans ce paysage surréel, la pluie qui traverse les ouvertures est absorbée par un sol en asphalte perméable.

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(Junya Ishigami + Associates)
Le KAIT Workshop construit en 2008 pour l’Institut de technologie de Kanagawa.

REFUGE CONTEMPLATIF

Le type de fragilité vitrée exprimé par Ishigami dans le KAIT Workshop a été développé sous la forme de quatre petites serres érigées près du pavillon japonais dans les Giardini à la Biennale d’architecture de Venise (et pour lesquelles il a reçu le Lion d’or 2010 du meilleur projet). Des fleurs et des plantes étaient enfermées dans ces volumes qui se trouvaient à la limite de la stabilité structurelle. L’architecte a travaillé avec le botaniste Hideaki Ohba. C’est lui qui a soigneusement sélectionné les variétés de plantes qui, à première vue, semblaient provenir de l’environnement proche, mais qui représentent en fait une « légère perturbation dans le paysage du parc ».

En 2018, Freeing Architecture, grande exposition personnelle de Junya Ishigami à la Fondation Cartier à Paris, va coïncider avec son très inhabituel Pavillon de la Serpentine à Londres. Pour cette structure éphémère, des colonnes d’un diamètre de 48 millimètres et des poutres en acier ont été recouvertes d’ardoise de Cumbria provenant du nord de l’Angleterre. « Trouver des moyens de construire un nouveau type d’architecture comme pour créer un nouveau paysage. Et utiliser des méthodes et des matériaux consacrés par le temps, du type de ceux qui existent dans chaque région : voici ma tentative de générer une nouvelle étendue de paysage jusqu’ici inédite en ce lieu, en complétant les méthodes de construction traditionnelles par les techniques et les technologies de l’architecture contemporaine. » À l’intérieur, la structure est un espace clos en forme de grotte, un refuge pour la contemplation. « Pour moi, le pavillon exprime une philosophie de l’espace libre qui est une harmonie entre les structures construites par l’homme et celles qui existent déjà dans la nature. »

L’ARCHITECTURE EST LIÉE AU PAYSAGE ET À LA NATURE ELLEMÊME.

Junya Ishigami, Architecte

CAVERNE RESTAURANT

L’un des projets les plus innovants d’Ishigami est le jardin d’eau Art Biotop (Nasu, Tochigi, Japon), également achevé en 2018. Sur une surface de 1,6 hectare, l’architecte a replanté des centaines d’arbres qui devaient être abattus sur un chantier de construction voisin. Créant de petits étangs alimentés par l’eau utilisée pour l’agriculture locale, il a imaginé ce qu’il appelle « une nouvelle nature jamais vue auparavant ». Plus précisément, Junya Ishigami explique que l’Art Biotop « a à voir avec l’idée japonaise de satoyama, un paysage qui se situe entre les opposés du monde naturel et du monde humain. C’est une zone intermédiaire. Le satoyama est un environnement entièrement créé par l’homme, mais il a l’air naturel. »

Art Biotop, un jardin d’eau planté de centaines d’arbres.
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(Junya Ishigami + Associates)
Art Biotop, un jardin d’eau planté de centaines d’arbres.

Plus récent, le House & Restaurant à Yamaguchi (2016-2022) est un environnement semblable à une caverne. « J’ai pensé à une architecture qui ressemblerait à un rocher, explique celui qui s’est inspiré de la diversité, de la complexité des formes naturelles et leur infinie variété. Le procédé utilisé consistait d’abord à creuser des trous, dont certains étaient reliés entre eux, puis à y couler le béton dans des coffrages faits en terre. » C’est en enlevant le substrat résiduel que l’architecture d’Ishigami, qui est aussi une sorte de paysage presque naturel, a émergé. Des vitrages ont ensuite été soigneusement placés dans les ouvertures irrégulières qui bordent les volumes habités.

House & Restaurant, spectaculaire restaurant enterré.
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(Iwan Baan)
Un rocher a inspiré l’architecte pour son House & Restaurant, spectaculaire restaurant enterré.

La dernière tentative d’Ishigami pour « interpréter l’architecture à l’échelle du paysage » est le Bailuwan Chocolate Art Museum à Rizhao, dans la province du Shandong en Chine. La structure très étroite est située dans un lac artificiel, près d’une zone de développement. « J’ai eu l’idée d’ériger une structure au sommet du lac, explique l’architecte. Le but était de créer un environnement où les gens, qui empruntent cette structure pour traverser le plan d’eau, arrivent naturellement à la zone de développement. » D’environ un kilomètre, la construction est aussi longue que le lac. « Le toit s’incurve ou varie en largeur et en hauteur, soutenu par des colonnes s’élevant du fond du lac, avec du verre inséré entre les piliers. Des ouvertures sur le bord inférieur du verre laissent pénétrer l’eau qui, en remplissant presque l’intérieur, fait émerger le sol comme un banc de sable. Un paysage intérieur, à la même échelle que celui à l’extérieur, apparaît dans le bâtiment, générant un nouvel environnement. Les visiteurs le découvrent comme s’ils se promenaient le long du rivage tout en étant enveloppés d’une ouverture agréable dans la continuité du paysage existant autour de l’architecture. En hiver, la surface du lac gèle, mais l’eau sous la glace qui relie l’intérieur reste liquide. »

Le musée du chocolat à Rizhao.
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(Iwan Baan)
Long de 1 kilomètre, le musée du chocolat à Rizhao, en Chine, relie les deux rives d’un lac. L’eau y pénètre en faisant émerger le sol comme un banc de sable.

LA CHAPELLE DANS LA VALLÉE

Ishigami termine actuellement un autre projet, à proximité de ce musée du chocolat. Baptisé Valley Chapel, il s’agit d’une structure incurvée de 45 mètres de haut et d’une superficie de 130 mètres carrés qui s’insère dans une étroite vallée existante. « Avec la KAIT Plaza, je me suis concentré sur la limite spécifique de l’environnement extérieur, à savoir l’horizon, et j’ai compris que même un paysage plat qui semble s’étendre à l’infini avait une forme et une échelle, observe l’architecte. Avec le projet de la chapelle, l’accent est mis sur le paysage d’une vallée qui est une sorte d’environnement extérieur caractérisé par une forme haute et étroite. Pour moi, les vallées ont une dimension mystique. Elles sont profondes et fermées, et lorsqu’on se trouve au fond de l’une d’elles, on a le sentiment d’être observé par quelque chose qui dépasse notre entendement. Cet édifice est conçu comme une continuation de ce paysage de vallée. »

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(Junya Ishigami + Associates)
Le projet de la Valley Chapel, un édifice religieux de 45 mètres de haut prévu en Chine.

INTERVIEW DE JUNYA ISHIGAMI

Vous avez travaillé avec Kazuyo Sejima (actuellement SANAA) avant d’ouvrir votre bureau. Cela a-t-il joué un rôle important dans votre réflexion, même aujourd’hui ?

Bien sûr. Mais c’était il y a presque vingt-cinq ans. L’influence de l’approche de Kazuyo Sejima est importante – il s’agit de liberté et de flexibilité. Les architectes normaux ont peut-être tendance à être rigides, mais cette approche est douce et libre. Ces idées m’ont influencé.

Vous avez déclaré : « Je souhaite penser librement pour élargir mes perspectives sur l’architecture de manière aussi souple, large et subtile que possible, au-delà des stéréotypes de ce que l’on considère être l’architecture. » Expliquez-nous.

J’ai toujours réfléchi au rôle de l’architecte à notre époque. Ma formation était fondée sur l’architecture moderne, celle du XXe siècle. À cette époque, les principales figures étaient Le Corbusier ou Mies van der Rohe, et dans un sens, ils poursuivaient des objectifs similaires.

Comme celui du plan quadrillé ?

Oui, la grille, c’était le style caché. Je pense que le rôle de l’architecte moderne était de créer une seule solution, une seule réponse.

Une seule réponse à tout ?

À l’époque, les architectes s’efforçaient d’imaginer des projets pour les masses. Mais aujourd’hui, nous pouvons accepter des valeurs différentes. Ainsi, dans cette analyse, l’architecte se trouve dans l’obligation de créer de nombreuses solutions différentes. Je souhaite que l’architecture soit pensée avec souplesse.

Dans une grande partie de votre travail, vous vous rapprochez de la conception paysagère. Pourquoi vos bâtiments doivent-ils être liés au paysage ?

Peut-être qu’au XXe siècle, les architectes pensaient en fonction des villes. Ils estimaient que l’architecture était la ville et inversement. Je crois au contraire qu’aujourd’hui, la ville est un centre d’intérêt trop restreint pour la société, car nous devons penser à l’environnement ou à la Terre elle-même… Pour moi, l’échelle de l’architecture est plus grande aujourd’hui qu’elle ne l’était au XXe siècle. Nous devons imaginer que l’architecture est liée au paysage et à la nature. Dans un bâtiment japonais, comme une maison de thé, l’environnement est très important. Je veux donc créer un paysage et une architecture en même temps et de la même manière.

Votre House & Restaurant à Yamaguchi entretient une relation à la fois avec la Terre et peut-être avec d’anciennes formes d’habitation comme les grottes.

Le programme prévoyait un bâtiment mi-résidence, mi-restaurant. Le client souhaitait également un nouveau bâtiment qui aurait quelque chose d’ancien, quelque chose qui ne serait pas aussi froid que la plupart des architectures contemporaines. Je me suis donc demandé quelle était la définition de l’ancien en architecture. Le concept serait clairement construit par l’homme, mais le résultat serait un retour à la nature, ce bâtiment serait situé directement entre l’architecture contemporaine et la nature elle-même.

Et vous avez choisi de la construire sous la terre…

J’ai pensé à creuser un trou, puis à y couler du béton et, enfin, à excaver le sol restant. Cela représente un chemin intermédiaire entre la nature et l’architecture. Dans ce processus, l’architecture est un objet abstrait dans lequel les gens peuvent aussi ressentir une atmosphère naturelle. Je veux examiner l’équilibre entre la pensée concrète et la pensée abstraite, entre l’espace concret et l’espace abstrait. J’estime que nous pouvons créer un espace abstrait proche de la nature.

Certaines de vos créations, très légères ou presque flottantes, pourraient évoquer l’art, n’est-ce pas ? Une énorme plaque d’acier suspendue ne serait-elle pas une référence à un artiste comme Richard Serra ?

Non. Prenez le concept de la KAIT Plaza dont le sol est incurvé. Il s’agissait de créer un horizon à l’intérieur d’un bâtiment. L’horizon est la limite d’un paysage. Il est le point de transition entre la terre et le ciel. Dans un endroit plat, l’œil humain le perçoit à une distance de 4 kilomètres. Un cercle de 4 kilomètres est donc la taille maximale de l’espace extérieur qu’une personne peut ressentir. Bien sûr, à l’intérieur d’une architecture, nous pouvons sentir la forme et l’échelle de l’espace. Mais à l’extérieur, il est très difficile de se représenter l’ampleur de l’espace visible même si nous pouvons voir l’horizon. C’est l’idée de la KAIT Plaza : une section de la Terre, que nous pouvons ressentir.

Propos recueillis par Philip Jodidio

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