N° 143 - Printemps 2024

Hélène Binet, d’ombres et de lumière

Elle est l’une des dix plus grandes photographes d’architecture du monde. À travers ses images de bâtiments, la franco-suisse cherche à comprendre ceux qui les ont pensés. Et parvient à donner de la sensualité au béton et la pierre.

« Pour moi, la beauté n’est pas un but en soi. Elle n’est qu’un moyen. » Venant d’Hélène Binet, l’une des photographes d’architecture contemporaine les plus remarquables et remarquées, cette phrase peut surprendre. Même si ses images sont d’une esthétique irrésistible, son objectif est avant tout « de comprendre le monde à travers l’architecture, de saisir le travail de l’architecte, sa façon de penser et d’essayer de l’exprimer, même s’il s’agit d’une photographie qui ne peut montrer qu’une petite partie de l’ouvrage. »

Un « canon de lumière » dans le couvent Sainte-Marie de la Tourette de Le Corbusier, 2007.
x
(Hélène Binet)
Un « canon de lumière » dans le couvent Sainte-Marie de la Tourette de Le Corbusier, 2007.

Hélène Binet est la seule femme à figurer dans le palmarès des dix plus importants photographes d’architecture dans le monde. Qu’il s’agisse de David Chipperfield, Zaha Hadid, Daniel Liebeskind, ou Peter Zumthor, les « starchitectes » apprécient son travail pour ses qualités suggestives. Zaha Hadid a écrit à ce sujet : « Les photographies d’Helen m’ont aidée à découvrir des tensions spatiales et des nuances atmosphériques supplémentaires, me permettant de voir la beauté dans des endroits inattendus. »

Tandis que dans un entretien avec Peter Zumthor, Hélène Binet confesse à l’architecte grison : « Dans ce que je fais, je suis mon instinct et mes sentiments. Et si mon travail t’émeut, c’est peut-être parce que j’ai touché une partie de ta vie intérieure qui est en harmonie avec ce travail, car il est évident que c’est plus qu’un simple document. »

Le Maxxi Museum.
x
(Courtesy ammann :: projects)
Le Maxxi Museum de Zaha Hadid à Rome en 2009.

Née en 1959 à Sorengo, au Tessin, d’une mère française et d’un père genevois, Hélène Binet grandit dans un milieu de musiciens. Son grand-père est le compositeur Jean Binet, élève d’Émile Jaques-Dalcroze, et sa grand-mère l’artiste peintre Denise Bourcart. Son père joue avec l’orchestre de la Radio suisse italienne quand la famille déménage à Rome au début des années 60. Hélène étudie d’abord l’histoire de l’art. Après un cursus à l’Istituto Europeo di Design à Rome, elle revient à Genève comme photographe de plateau au Grand Théâtre. C’est l’architecte Raoul Bunschoten, son futur mari, qui l’immerge dans l’un des viviers les plus stimulants en architecture du milieu des années 80 : l’Architecture Association (AA) à Londres, école fondée en 1847, et qui compte Richard Rogers, Zaha Hadid, Rem Koolhaas, Denise Scott Brown et David Chipperfield parmi ses diplômés.

x
(Courtesy ammann :: projects)
Le Rosenthal Center for Contemporary Art à Cincinnati par Zaha Hadid, 2003.

En 1987, Hélène Binet se rend à Berlin pour visiter l’Internationale Bauausstellung, exposition ambitieuse qui cherche à mettre en place un nouveau concept d’urbanisme dans une ville rasée par les Alliés en 1945. Trois quartiers servent de laboratoires pour l’architecture à venir. La liste des participants est un firmament des noms qui vont marquer l’architecture des trente années suivantes : Gustav Peichl, O.M. Ungers, Gottfried Böhm, James Stirling, Rem Koohlhaas, Zaha Hadid, Peter Eisenmann, Arata Isozaki.

Hélène Binet y photographie, notamment, la contribution de l’architecte américain John Hejduk dont elle saisit la Kreuzberg Tower en noir et blanc. Les ombres font ressortir la structure rythmique de la façade. Les verticales de la tour sont contredites par les diagonales des auvents et du toit de l’édifice adjacent, œuvre du même architecte. Le bâtiment, parmi les rares construits par le New-Yorkais, est d’après l’architecte Robert Slinger qui y a vécu pendant quinze ans : « Trop radical pour être mis en œuvre, mais trop pertinent pour être ignoré. » L’influence de John Hejduk sur les déconstructivistes est importante. Elle va aussi marquer Peter Eisenmann et Daniel Liebeskind, avec qui Hélène Binet travaillera à plusieurs reprises. Sur les conseils d’Alvin Boyarsky, directeur de l’AA, elle se rend ensuite à Björkhagen, en Suède, en 1989, pour photographier la Saint Mark’s Church de l’architecte fonctionnaliste Sigurd Lewerentz. La série d’images paraît dans la revue de l’AA.

La Kreuzberg Tower de John Hedjuk.
x
(Hèlène Binet)
La Kreuzberg Tower de John Hedjuk à Berlin en 1988.
La Kreuzberg Tower de John Hedjuk.
x
(Hèlène Binet)
La Kreuzberg Tower de John Hedjuk à Berlin en 1988.

La même année, elle va, toujours suivant les conseils de Boyarsky, à Athenes pour enregistrer le remarquable et presque invisible travail paysagiste de l’architecte Dimitris Pikionis. Ces photographies en noir et blanc, reflétant la lumière puissante du soleil méditerranéen, frappent Peter Zumthor. La rencontre entre la photographe et l’architecte grison est celle de deux esprits dévoués à la rigueur et à la simplicité. En 1998 paraît chez Lars Müller Peter Zumthor Works – Buildings and Projects 1979-1997, leur première collaboration. Les images d’Hélène Binet, dont certaines sont, exceptionnellement, en couleur, se concentrent sur la relation intérieur/extérieur de deux projets, soulignant la prise en charge du contexte par l’architecte, que ce soit pour Zumthor Studio ou les Thermes de Vals. Les couleurs y sont traitées dans des tonalités sombres, rien de criard, pour laisser se confondre des éléments comme la pierre et l’eau.

Bien avant la réalisation de ces livres, en 1991 Hélène Binet se trouvait à Weil am Rhein, sur le chantier du tout premier bâtiment de Zaha Hadid, dont elle va suivre le processus de construction. Lucien Hervé, par qui elle est arrivée à la photographie d’architecture, représentait très souvent les chantiers avec les ouvriers. Un point de vue qu’Hélène Binet ne partage pas. Pour elle, toute présence humaine sur une image perturbe la narration. « Cette narration doit, dit-elle dans une conversation avec Peter Zumthor, augmenter l’impact de l’ouvrage. Ce qui n’est pas si simple, car le corps humain a une très forte présence. » Presque toutes ses photographies sont ainsi désertes, sans que quiconque vienne s’ingérer dans les histoires qu’elles racontent.

DOMPTER L’ESPACE

De fait, son processus de fragmentation exclut la figure humaine, un peu à la manière de Judith Turner, sa consœur qui a eu son premier livre préfacé par John Hejduk. Pour Hélène Binet, il est très important de saisir une spécificité, une atmosphère, voire l’esprit de l’architecte. Pour ce faire, elle isole souvent un élément, un détail ou un traitement spécifique, comme celui des briques dans les photographies de l’église de Björkhagen. Son approche d’un bâtiment commence par la lecture d’ouvrages qui lui sont consacrés. « Pas nécessairement historiques. L’essentiel pour moi est de me rendre dans un lieu, puis d’y marcher et de marcher encore. La marche a cette merveilleuse propriété de permettre d’expérimenter l’espace avec tout le corps, ainsi que les changements que cet espace subit sans cesse. » Il peut ainsi s’écouler deux semaines avant que la photographe ne sorte son appareil. Connaître la lumière du site à toute heure est primordial pour elle.

Dans plusieurs de ses séries, la lumière tient un rôle central. Que ce soit à l’intérieur de la Bruder-Klaus-Feldkapelle construite par Peter Zumthor à Wachendorf ou dans le Musée juif de Daniel Liebeskind à Berlin, dans le couvent Sainte-Marie de la Tourette de Le Corbusier ou dans les églises de l’architecte allemand Gottfried Böhm. Avec Hélène Binet, la lumière construit les surfaces et les volumes.

Le puits de lumière de la Bruder-Klaus-Feldkapelle.
x
(Courtesy ammann :: projects)
Le puits de lumière de la Bruder-Klaus-Feldkapelle de Peter Zumthor à Wachendorf en Allemagne, 2009.

NOIR MERVEILLEUX

Le grand théoricien de la photographie, John Berger écrivait au sujet d’une série de prises de vue forestière de la photographe Jitka Hanzlova : « L’intérieur profond d’une forêt y est perçu comme une main perçoit l’intérieur du gant dans lequel elle se trouve. » Ces mots pourraient également qualifier les intérieurs d’Hélène Binet, qui fait surgir, grâce à la lumière venue de l’extérieur, les qualités haptiques des surfaces. On sent comment le regard de la photographe caresse les diverses superficies. « Dans mon travail, le lien entre la lumière et l’architecture est particulièrement important. Je suis fascinée par le fait que l’on ne peut pas comprendre la qualité de la lumière sans un corps pour la recevoir, et que l’on ne peut comprendre ce corps sans la lumière qui le touche. Cette dualité est au cœur de mes photographies. » Ce sont les leçons qu’elle retient de Lucia Moholy et László Moholy-Nagy.

Qui dit lumière, dit aussi son opposé : l’obscurité. « Le noir est merveilleux, mais c’est l’absence d’énergie, dit-elle encore à Peter Zumthor. Si l’on remonte au début, il y avait l’obscurité, puis le soleil est apparu. Le noir a donc cette caractéristique d’immensité, comme l’espace. Ensuite, dès l’instant où l’on touche à une ombre, l’imagination est immédiatement stimulée. »

En cela, l’ombre est un autre élément qui structure la construction des images de la photographe. Elle y recourt dès ses débuts, à l’époque de la Kreuzberg Tower, mais aussi plus tard lorsqu’elle photographie le Ponte sul Basento, ouvrage de 300 mètres de long qui relie les deux parties de la ville de Potenza. Construit en 1976 d’après les plans de Sergio Musumeci, ce bijou de l’ingénierie suscite l’admiration générale. Calculé sans ordinateur, il est constitué d’une seule membrane en béton armé de 30 centimètres d’épaisseur coulée dans des coffrages fabriqués par un constructeur naval de Naples. Les photographies d’Hélène Binet font ressortir avec précision les traces des planches de ce dernier.

Deux vues intérieures des cinq églises du pèlerinage de Gottfried Böhm à Neviges en Allemagne, 2020.
x
(Courtesy ammann :: projects)
Deux vues intérieures des cinq églises du pèlerinage de Gottfried Böhm à Neviges en Allemagne, 2020.
Deux vues intérieures des cinq églises du pèlerinage de Gottfried Böhm à Neviges en Allemagne, 2020.
x
(Courtesy ammann :: projects)
Deux vues intérieures des cinq églises du pèlerinage de Gottfried Böhm à Neviges en Allemagne, 2020.

ÉLOGE DE LA LENTEUR

Pour obtenir ce niveau de netteté, la photographe garde le contrôle sur toute la chaîne de production, de la prise de vue à la chambre (pour les détails, elle se contente du format 6 x 6 cm) jusqu’au laboratoire.

Elle passe de longs moments dans son laboratoire, insiste sur le noir et blanc, sur les techniques analogiques (la pellicule et le papier baryté) et ne recourt que rarement à la couleur. « J’aime la pratique de la photographie. Je crois fermement que la photographie est un métier, et c’est ce que j’essaie d’enseigner aux jeunes : que c’est une manière très particulière de travailler. » Richard Sennett publiait en 2008 Ce que sait la main. Pour le sociologue et philosophe américain, la société moderne souffre du clivage entre la théorie et la pratique, entre l’artiste et l’artisan et donc entre le travail intellectuel et le travail technique.

x
(Courtesy Large Glass, Courtesy ammann :: projects)
Suzhou Garden, Chine, 2018. La villa Can Lis à Majorque par Jorn Utzon, 2019.
Suzhou Garden, Chine, 2018. La villa Can Lis à Majorque par Jorn Utzon, 2019.
x
(Courtesy Large Glass, Courtesy ammann :: projects)
Suzhou Garden, Chine, 2018. La villa Can Lis à Majorque par Jorn Utzon, 2019.

Il se définit lui-même comme un penseur du pragmatisme. Son éloge du monde matériel et de l’amour pour le faire s’inscrit dans les propos d’Hélène Binet. En accordant une grande importance à l’expérimentation de l’architecture par le corps, la photographe vise en quelque sorte cette unité de la main et de l’esprit que revendique Sennett. Une harmonie qui encourage la lenteur et qui permet l’émergence d’un travail de réflexion et d’imagination, au contraire de l’urgence caractéristique de la société moderne.

En exergue de sa série The Walls of Suzhou Gardens – A Photographic Journey de 2018, la photographe reprenait ainsi une citation de William James, un des fondateurs du pragmatisme au XIXe siècle. « Chaque image définie dans l’esprit est imprégnée et teintée dans l’eau libre qui coule autour d’elle. Elle s’accompagne du sens de ses relations, proches et lointaines, de l’écho mourant de l’endroit d’où elle nous est parvenue, du sens naissant de l’endroit où elle doit nous conduire. La signification, la valeur de l’image, est tout entière dans ce halo, ou cette pénombre, qui l’entoure et l’escorte. » À lire et à écouter Hélène Binet, ne serait-on pas tenté de la voir comme la photographe du pragmatisme ?

Deux images du Lunuganga Garden.
x
(Hélène Binet)
Deux images du Lunuganga Garden, le jardin de la maison de campagne de l’architecte Geoffrey Bawa à Bentota, au Sri Lanka.
Deux images du Lunuganga Garden.
x
(Hélène Binet)
Deux images du Lunuganga Garden, le jardin de la maison de campagne de l’architecte Geoffrey Bawa à Bentota, au Sri Lanka.

Footnotes

Rubriques
Architecture

Continuer votre lecture