Les danses traditionnelles en costumes colorés avec de magnifiques masques sont très populaires au Bhoutan.
x
Les danses traditionnelles en costumes colorés avec de magnifiques masques sont très populaires au Bhoutan. © iStockphoto / wkok / © Surabhi Tandon
N° 133 - Automne 2020

Le Bhoutan, loin du monde

Au Bhoutan, il ne faut pas chercher le bonheur dans le ciel mais plutôt sur terre. La descente en avion sur le petit aéroport de Paro est connue pour être turbulente. Dans le petit appareil de la compagnie aérienne bhoutanaise Drukair qui rase les montagnes, les pilotes doivent viser juste pour atterrir. Une piste droite dans l’Himalaya est aussi difficile à trouver qu’une oasis dans le désert.

Les danses traditionnelles en costumes colorés avec de magnifiques masques sont très populaires au Bhoutan.
x
© iStockphoto / wkok / © Surabhi Tandon
Les danses traditionnelles en costumes colorés avec de magnifiques masques sont très populaires au Bhoutan.

Le Bhoutan est un pays de 750’000 habitants, posé sur les chaînes montagneuses, coincé entre l’Inde et la Chine, qui fut longtemps isolé du reste du monde. Des siècles de modernité s’y sont engouffrés en quelques années. D’abord, la première route carrossable en 1961 et la télévision à la fin des années 1990. Internet est arrivé avant même le courrier postal. Dans ce pays montagneux au relief escarpé, où l’on a longtemps côtoyé uniquement ceux qui vivaient à proximité, les timbres servaient surtout à être vendus à prix d’or aux philatélistes du monde entier. L’aéroport de Paro, construit en 1992, ne ressemble à aucun autre. S’il n’y avait pas le tapis roulant, où les bagages arrivent triés à la main, on se croirait dans un temple bouddhiste au toit richement décoré. Le Bhoutan tient à conserver son identité, coûte que coûte.

Sur la longue route qui serpente dans les montagnes jusqu’à la capitale Thimphu, les piétons sont plus nombreux que les véhicules. « En marchant, on se sent appartenir au paysage, et c’est le meilleur remède aux mauvaises pensées qui tourbillonnent dans le crâne comme des cyclones », explique l’un d’eux. Tout autour, des pins pointent leurs cimes déplumées vers le ciel. Quelques taches roses parsèment le relief rugueux des chaînes montagneuses. Les pêchers sont en fleurs. C’est le printemps.

Accroché à la falaise, le spectaculaire monastère Taktsang – le « Nid du Tigre » – est l'un des plus visités du pays.
x
© Kinshuk Bose
Accroché à la falaise, le spectaculaire monastère Taktsang – le « Nid du Tigre » – est l'un des plus visités du pays.

Depuis que le Bhoutan a fait le choix de ce qu’il appelle « la modernité », il a bien dû se résigner à construire une ville.

Thimphu appartient aux deux mondes, celui en vase clos, dérangé par des incursions tibétaines au XVIIe siècle, et le monde extérieur dans lequel il cherche à se frayer un chemin sans perdre son âme. Les voitures existent, mais c’est un garde aux gants blancs, sous une élégante guérite recouverte de motifs floraux, qui règle la circulation au carrefour le plus emprunté de la cité. L’installation d’un feu de circulation a mis en colère les habitants qui n’étaient pas prêts à régler leurs vies et leurs mouvements sur celui d’une machine. Thimphu a exaucé un vieux rêve de l’Europe fatiguée de la modernité, celui de « ramener la ville à la campagne ». Les papillons volent d’un trottoir à l’autre. Les arbres ne cèdent pas leurs places aux lampadaires. Il règne dans la capitale bhoutanaise comme une ambiance bucolique.

Mais Thimphu frôle parfois la schizophrénie entre la tradition et la modernité. Des piétons portant le costume traditionnel, le gho, qui ressemble à une longue robe arrivant aux genoux, marchent à côté d’autres, plus jeunes, vêtus de tee-shirts « Iron Maiden », les cheveux dans le vent. Entre ces deux populations, le monde virtuel s’est engouffré dans la brèche. Les massifs himalayens encerclant le Bhoutan l’ont protégé de presque tout, sauf d’internet. Certains jeunes passent d’un univers à l’autre en toute simplicité. Dorji, par exemple, est un jeune diplômé d’informatique qui a fait ses études dans le sud de l’Inde. Après avoir longtemps cherché un emploi, il a décidé d’aider ses parents à cultiver leurs vergers en banlieue de Thimphu : « C’est ici que je me sens bien, je peux être qui je veux, d’ailleurs je déteste porter le gho. » Dorji ramasse les pommes la semaine, sauf le mardi où il enfile sa veste de cuir, enduit ses cheveux de gel et rejoint des amis en ville pour assister à un concert au Mojo Park. C’est l’unique bar de la ville où l’on peut écouter de la musique entouré de posters de Jimi Hendrix. On y trouve bien d’autres choses qui valent le détour : du whisky bhoutanais et des bières locales artisanales au nom évocateur, comme le « Panda rouge ».

Bhoutanais portant le costume traditionnel, le gho, qui ressemble à une longue robe arrivant aux genoux.
x
© iStockphoto / ajlber
Bhoutanais portant le costume traditionnel, le gho, qui ressemble à une longue robe arrivant aux genoux.
De jeunes moines profitent d’une pause. Ils vivent dans le temple de Drukpa Kinley à Punakha.
x
© Surabhi Tandon / © Riken Patel
De jeunes moines profitent d’une pause. Ils vivent dans le temple de Drukpa Kinley à Punakha.
De jeunes moines profitent d’une pause. Ils vivent dans le temple de Drukpa Kinley à Punakha.
x
© Surabhi Tandon / © Riken Patel

Royaume moderne

Le monarque Jigme Khesar Namgyel Wangchuk a la tâche compliquée de faire cohabiter ces deux identités, en apparence irréconciliables, dans son royaume. Il est jeune, mais ne quitte jamais le costume traditionnel, dont le port est d’ailleurs obligatoire dans les administrations du pays. Il s’adonne au tir à l’arc, le sport le plus pratiqué dans le royaume, mais utilise aussi internet. La preuve : il a annoncé la naissance de son enfant non pas en dépêchant des messagers aux quatre coins du pays, mais sur Facebook. La transition du Bhoutan vers la modernité se fait sous sa supervision. Dans quelle autre monarchie un roi, en l’occurrence son père, a-t-il lui-même imposé à ses sujets de se convertir à la démocratie ? Les premières élections ont eu lieu en décembre 2007, et les sujets traînaient des pieds pour choisir eux-mêmes un premier ministre. Le roi du Bhoutan doit s’accommoder de la démocratie et d’une autre figure imposante : celle de Bouddha. Une immense statue le représentant, couverte d’or, surplombe la capitale comme si elle veillait sur le pays. Culminant à 51 mètres de hauteur, c’est l’une des plus hautes du monde, érigée grâce aux financements chinois. Au lever du jour, elle irradie de tous ses feux. Une domination qui n’est pas sans poser quelques problèmes. Au nom de l’unification du pays et de l’harmonie culturelle, plus de 100’000 Lhotsampas (d’origine népalaise), en majorité des hindous qui vivaient dans le sud du pays, ont été expulsés. Cette idéologie teintée de nationalisme religieux est moins célèbre que le concept du « Bonheur national brut » (BNB).

La statue géante de Bouddha recouverte d’or, au « Buddha Point » de Thimphu au Bhoutan. Cette statue de bronze et d’or mesure 51 mètres de hauteur et est l’une des plus grandes du monde.
La statue géante de Bouddha recouverte d’or, au « Buddha Point » de Thimphu. Cette statue de bronze et d’or mesure 51 mètres de hauteur et est l’une des plus grandes du monde.
Le fort Dhe Zhabdung Namgyal est le deuxième plus ancien du royaume. Il a été construit à la confluence de deux rivières, l’une considérée comme femelle, l’autre mâle.
Le fort Dhe Zhabdung Namgyal est le deuxième plus ancien du royaume. Il a été construit à la confluence de deux rivières, l’une considérée comme femelle, l’autre mâle. © Surabhi Tandon / © Kinshuk Bose
1 / 3
Le fort Dhe Zhabdung Namgyal est le deuxième plus ancien du royaume. Il a été construit à la confluence de deux rivières, l’une considérée comme femelle, l’autre mâle.
© Surabhi Tandon / © Kinshuk Bose
2 / 3
Le fort Dhe Zhabdung Namgyal est le deuxième plus ancien du royaume. Il a été construit à la confluence de deux rivières, l’une considérée comme femelle, l’autre mâle.
© Surabhi Tandon / © Kinshuk Bose
3 / 3

Définition du bonheur

Demandez-en la définition à chaque passant, et il en aura une conception différente. « La protection de l’environnement », dit le marcheur rencontré sur la route de Thimphu. « La protection de notre identité », dit Tashi, un homme aux cheveux grisonnants qui mâche une noix de bétel, assis contre la vitrine d’un magasin de la ville. « Avant, on vivait sans se poser la question », admet le vieil homme. Le pays veut désormais le mesurer, l’augmenter, et en faire une politique. Le concept a fait la renommée du royaume depuis que Sa Majesté, le quatrième roi du Bhoutan Jigme Singye Wangchuck, en a fait la promotion à la tribune des Nations unies, en 1972.

Il est fondé sur quatre principes : la croissance et le développement économiques ; la conservation et la promotion de la culture ; la sauvegarde de l’environnement et l’utilisation durable des ressources ; enfin la « bonne gouvernance responsable ». Une commission veille à l’application de ces principes dans tous les domaines d’activité. De la construction d’une ligne de chemin de fer à la rédaction des programmes scolaires. Néanmoins, peut-on réduire le bonheur à des statistiques ? « Le BNB est une philosophie qui ne se mesure pas forcément. Elle doit être présente dans l’esprit de chaque responsable d’organisation, et même des chefs de famille », explique Lam Dorji, directeur de la Société royale pour la protection de la nature. À tel point que l’ONU a envoyé des experts organiser des ateliers pour aider les habitants à s’approprier le concept et l’associer à des mots, à des couleurs ou à des valeurs.

L’une des fresques qui adornent le Punakha Dzong au Bhoutan. Ces peintures dominées par des tons bleu et or accueillent le visiteur à l’entrée du fort.
x
© Surabhi Tandon
L’une des fresques qui adornent le Punakha Dzong. Ces peintures dominées par des tons bleu et or accueillent le visiteur à l’entrée du fort.
Heure de pointe sur un carrefour de Thimphu. Malgré l’absence d’embouteillages, un agent de la circulation régule le trafic, à l’abri dans une guérite en bois sculpté.
x
© Surabhi Tandon
Heure de pointe sur un carrefour de Thimphu. Malgré l’absence d’embouteillages, un agent de la circulation régule le trafic, à l’abri dans une guérite en bois sculpté.
Heure de pointe sur un carrefour de Thimphu. Malgré l’absence d’embouteillages, un agent de la circulation régule le trafic, à l’abri dans une guérite en bois sculpté.
x
© Surabhi Tandon

Biodiversité unique

Au Bhoutan, le bonheur se trouve dans les montagnes. La nature est le seul et véritable écrin du petit royaume. La Constitution prévoit que 60% du pays doit être recouvert par la forêt. Il possède une biodiversité unique au monde : près de 5’500 variétés de plantes et d’arbres, dont 300 auraient des vertus médicinales, et 165 espèces d’animaux, dont certaines sont rares, comme le léopard des neiges et le panda rouge.

Le Bhoutan se visite donc loin de la ville. À Dochula, par exemple, perché à 3’500 mètres d’altitude. En s’y rendant, on attraperait presque le mal de mer, en regardant le paysage disparaître puis réapparaître sous la brume, comme noyé dans un ciel en pleine tempête. Le lieu offre un point de vue sur la montagne Gangkhar Peunsum, qui culmine à 7’570 mètres, et n’a encore jamais été empruntée par aucun alpiniste. Les autorités du pays la considèrent comme sacrée, autant par sa beauté que par les mythes qui l’entourent. Il y a des lieux qu’il faut protéger de l’homme.

Origine de l’univers

Il faut attendre que les nuages se dissipent pour enfin apercevoir l’un des joyaux de Dochula : les 108 Stupas connus sous le nom de Druk Wangyal Chortens qui viennent d’être construits, en mémoire de soldats bhoutanais morts dans des affrontements en 2003 avec des rebelles assamais venus d’Inde. Ils sont plus blancs que la neige, avec leurs sommets peints en rouge et ornés de prières et d’images de Bouddha. Puis, il faut continuer jusqu’à la forteresse de Dhe Zhabdrung Namgyal, du nom du bouddhiste tibétain qui unifia le Bhoutan au XVIIe siècle, premier de la lignée des Drukpa, dont les descendants sont les rois du Bhoutan moderne. La forteresse de Punakha Dzong est construite à l’embouchure de deux rivières. L’une serait femelle, l’autre mâle, dit-on ici. Il faut passer un ponton en bois qui se balance au-dessus de la rivière pour s’en rapprocher. D’épais murs peints à la chaux blanche sont légèrement inclinés pour supporter une structure massive en bois, faite de coursives et de médaillons dorés. Les toits sont posés les uns sur les autres, comme flottant dans le ciel. À l’intérieur, des fresques géantes couvrant les murs, du sol au plafond, racontent l’origine de l’univers en couleurs or bleu et vert émeraude. Voilà le monde imaginaire dont s’est contenté le Bhoutan pendant des siècles, avant que le premier aéroport soit construit. Le monde que l’on retrouve sur les fresques des monastères est fait de démons, de sourires de béatitude, de sommets enneigés, de dragons qui flottent dans des nuages d’ouate. C’est ce monde imaginaire qui domine encore le Bhoutan. Dans les rues de la capitale, les léopards des neiges, le dragon, le tigre et le garuda, une créature entre l’oiseau et l’homme, recouvrent les murs, bien davantage que les affiches commerciales. Au Bhoutan, on se méfie encore des promesses de bonheur de la publicité.

Un moulin à prière du monastère Taktsang dans la vallée de Paro.
x
© Aaron Boris
Un moulin à prière du monastère Taktsang dans la vallée de Paro.

Le fort Punakha Dzong se visite les oreilles grandes ouvertes. Quelques murmures et prières rauques de moines brisent le silence. À la fin de leurs sermons, ces derniers jettent des grains de riz qui retombent sur le plan-cher avant de retourner dans leurs cellules. Punakha est aussi célèbre pour abriter le temple d’une autre divinité. Celui que l’on appelle encore le divin Madman, ou Drukpa Kunley, est un moine bouddhiste qui proposait un chemin, pour le moins original, vers l’éveil spirituel, en l’occurrence celui de l’activité sexuelle. Pour ce religieux anti-conformiste, ce n’est pas le célibat qui mène à l’éveil spirituel, mais au contraire une vie sexuelle comblée. C’est donc en toute logique qu’il avait conseillé à ses disciples de poser des statues de pénis sur les toits de leurs maisons, d’en peindre sur leurs façades, pour éloigner les mauvais esprits. On les appelle ici les « tonnerres de la sagesse enflammée ». Drukpa Kunley a gagné le surnom du « saint aux 5’000 femmes ». Elles viennent encore nombreuses se recueillir au temple Chimi Lhakhang, qui lui est consacré. Le voici devenu dieu de la fertilité. Dans le temple, les pèlerins se rassemblent autour d’un phallus en bois qui, dit-on ici, aurait été apporté du Tibet par le moine. Des disciples les bénissent en leur tapotant la tête à l’aide d’un petit sexe en bois. Les visiteurs s’en vont ravis et pleins d’espoir. Dans le village voisin, des phallus sont peints sur les façades de toutes les maisons ou presque. Il y en a avec des rubans, d’autres avec des visages, et même avec des ailes.

Au Bhoutan, la culture est encore vivante. Elle existe pour les habitants, pas encore pour l’industrie du tourisme. Chaque année, un festival appelé Tshechu, est organisé dans les forteresses du pays. Le plus important a lieu à Paro. Ce jour-là, des Bhoutanais, souvent en tenue traditionnelle, se massent sur des estrades pour assister à un spectacle de danse. Certains boivent du thé au beurre de yack, d’autres ont des flacons d’alcool de riz caché dans les replis de leur costume. Chaque danseur porte le masque d’un personnage de la mythologie. Les mouvements sont lents. Le dieu de la mort, aidé de ses assistants, mime la pesée des âmes avant de décider de les envoyer en enfer ou au paradis. Les femmes portent des kira, finement tissées et brodées avec des motifs géométriques. Au moindre de leurs mouvements, leur tenue se transforme en un kaléidoscope. Pour clore cette journée de festival, des spectateurs retournent à la capitale, rendre un dernier hommage au gourou Rinpoché, au temple Taktsang Lhakhang, un « nid d’aigle » accroché à la falaise et surplombant la vallée de Paro. Il faut compter une à deux heures de marche à travers une forêt de rhododendrons et d’arbres à lichens pour y parvenir, sur un sentier parfois étroit. Le mythe raconte que le gourou Rinpoché ayant entendu les habitants de la vallée se plaindre du joug d’un démon, chevaucha un tigre et vola pour le vaincre. Le temple qui lui est consacré est l’un des plus sacrés du royaume. Tout autour, certaines chapelles abritent des moines qui s’y retirent pour prier pendant trois ans, trois mois, trois semaines, trois jours et trois heures. Le bonheur, entre ciel et terre.

Scène de danse lors du festival annuel de Paro au Bhoutan. Un danseur mime un personnage divin devant une foule d’habitants.
x
© Surabhi Tandon
Scène de danse lors du festival annuel de Paro. Un danseur mime un personnage divin devant une foule d’habitants.

Footnotes

Rubriques
Évasion

Continuer votre lecture