Le public et des auteurs du Sarau do Escritório, à Rio de Janeiro. Ces scènes ouvertes de littérature occasionnent un bouillonnement culturel sans précédent.
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Le public et des auteurs du Sarau do Escritório, à Rio de Janeiro. Ces scènes ouvertes de littérature occasionnent un bouillonnement culturel sans précédent. © Aurélien Francisco Barros
N° 116 - Printemps 2015

Au Brésil, la littérature enfièvre les banlieues

Dans un Brésil en plein chamboulement social et politique, des centaines d’auteurs surgissent des favelas et des banlieues oubliées. Ils déclament leur poésie, publient leurs nouvelles comme ils peuvent et se glissent même chez les grands éditeurs de littérature. Plongée dans un mouvement aussi culturel que politique.

La scène se déroule chaque mois sur ce même bout de trottoir de Lapa, le quartier bohème et festif de Rio de Janeiro. Sous les balcons en fer forgé et les façades décrépies, devant un bar à caïpirinha, des amoureux du verbe installent quelques morceaux de moquette, deux baffles, des projecteurs de récupération. Test micro, test micro. Le Sarau do Escritório peut ouvrir ses portes. « Un sarau, c’est une rencontre artistique informelle et c’est encore mieux quand c’est ouvert, sur la rue. Les gens s’arrêtent et participent, c’est jouissif », s’emballe Katia Vidal, la quarantaine généreuse, encore essoufflée du texte qu’elle vient d’interpréter sur cette scène de fortune.

Parmi les auteurs du jour, certains débitent leur prose façon mitraillette, avec des postures de hip-hop. Un garçon, lui, se présente torse nu, harmonica à la main et poèmes à la bouche. Face à lui, une soixantaine de Brésiliens, blancs, noirs, métis, en maillot de football ou coquette robe à fleurs. « Je suis venu de ma lointaine banlieue pour dire ma poésie ici, dans le centre de Rio. C’est merveilleux, ça nous rapproche », s’émeut Tiago Dias, peau d’ébène et sac à dos élimé. Dans les vers de ce jeune facteur, tout est politique : la violence domestique, l’avortement (interdit au Brésil mais pratiqué par un million de femmes chaque année) et même… la question capillaire. Racisme oblige, rares sont les Brésiliens qui assument leurs cheveux crépus.

Luana Pinheiro, 28 ans, sourit doucement au milieu de la foule hétéroclite. Elle a co-organisé l’événement depuis sa lointaine banlieue de Nova Iguaçu. « On manque d’équipement culturel chez nous, je me sens privilégiée de diffuser l’art de ces personnes. On a besoin d’espace, on veut être entendus ! », souffle-t-elle. Sur la scène, son mari prend la parole. Il dédie son texte à cinq jeunes, tués quelques jours plus tôt dans une ratonnade en grande banlieue. « Ce n’est pas une exception, ça arrive tout le temps. Mon cousin est mort comme ça. En étant ici, on montre symboliquement tout ce qui est gaspillé à cause de cette violence », dit-il avec une colère froide.

« Littérature hip-hop »

Ces saraus, à la fois littéraires et politiques, ont lieu par dizaines chaque semaine à Rio de Janeiro, São Paulo et dans d’autres métropoles brésiliennes. « J’appelle ça la littérature hip-hop : le rap est toujours présent, certains viennent déclamer les paroles de leurs chansons. C’est une tendance majeure de la culture actuelle du pays », analyse Heloisa Buarque de Hollanda, essayiste, universitaire et directrice des Editions Aeroplano. Elle a été l’une des premières à s’intéresser aux auteurs de banlieue.

« Paulo Lins a ouvert la voie avec La Cité de Dieu (roman paru en 1997). Il a inspiré un film, nominé aux Oscars, et tout à coup cette littérature méprisée a attiré la curiosité », poursuit-elle. Jusqu’à cette date, à l’exception du Journal d’une habitante de favela, de Maria Carolina de Jesus (1960), seuls des anthropologues, journalistes ou sociologues écrivaient sur les banlieues brésiliennes.
« On parlait à la place des habitants. Maintenant, il y a tous ces auteurs, ces saraus… C’est une effervescence passionnante », décrit Paula Salnot, de la maison d’édition parisienne Anacaona. Frappée par la force de ces nouveaux auteurs, elle a traduit en français et publié des dizaines de nouvelles. Loin des clichés sur les favelas, il y est autant question d’armes et de violence que de drague, de carrière ou de religion.1

Recueils autopubliés et feuilletons sur Facebook

Pourquoi cette lame de fond fait-elle surface maintenant ? « Parce qu’un sac vide ne peut pas marcher », analyse Raphael Ruvenal, l’un de ces jeunes auteurs. « Quand ton quotidien se résume à la survie, au souci de mettre quelque chose à manger sur la table le soir, tu n’as pas le temps de te poser une heure pour écrire », décrypte Paula Salnot.

A la faveur des programmes sociaux de Lula et de l’amélioration de la scolarisation, les ados des années 2000 ont l’estomac à peu près plein et les outils intellectuels pour s’emparer du monde. Le mouvement semble irrésistible : la vitrine infinie d’Internet aidant, jamais autant d’auteurs n’ont surgi des banlieues, jamais autant d’histoires n’ont été autopubliées, jamais autant d’écrivains ne se sont emparés de Facebook.

Beaucoup se révèlent à la Flupp, la « fête littéraire des banlieues », qui investit chaque année une favela différente de Rio de Janeiro. L’édition 2014 s’est posée au pied de la colline de Mangueira, couverte de maisons de brique, tout près du mythique stade Maracanã. Cinq jours durant, on y croisait des écoliers à l’écoute de contes africains, des jeunes en pleine « coupe du monde de poésie » et des auteurs tout neufs, émus de voir leur nouvelle publiée dans le recueil du festival.

« Mon histoire raconte une inversion totale de situation : la police militaire envahit non pas une favela mais un immeuble du quartier huppé de Leblon », raille le trentenaire Felipe Boaventura en feuilletant le livre jaune. Originaire d’une famille modeste, il doit son amour des livres aux conseils de sa grand-mère, pourtant semi-analphabète, et à l’omniprésence de la Bible dans sa famille très pratiquante.

Un roman écrit dans le train, sur l’écran du téléphone portable

C’est l’affluence des grands soirs dans cette librairie du centre de Rio de Janeiro. Un serveur en livrée propose des petits fours à des dizaines de lecteurs en file indienne, le même livre beige à la main. Derrière la table, Jesse Andarilho, habitant d’une lointaine favela, enchaîne dédicaces et « selfies ».

Son roman Fiel (« Fidèle ») décrit la plongée d’un garçon dans le trafic de drogue. Il a décroché le Graal : une place au catalogue d’une grande maison d’édition. « J’ai écrit toute l’histoire sur mon téléphone portable, dans le train. Je fais quatre heures de trajet par jour, c’est quatre heures de laboratoire ! », rigole le jeune père de famille, qui a redoublé cinq fois sa classe de sixième et n’a découvert la lecture qu’à 20 ans passés. Son roman restitue la violence du trafic mais aussi la fièvre des baile funk, ces discothèques à l’air libre dans les favelas, ou encore l’argot de son quartier.

« Je veux que mes livres soient attractifs, ma cible c’est le mec qui n’aimait pas lire », dit-il. Le romancier et rappeur Ferréz, l’un des premiers à avoir emboîté le pas à Paulo Lins, doit deux hernies à sa vocation de missionnaire de la lecture.

« J’ai passé des années à porter des cartons de mes livres jusqu’aux écoles ou aux marchés, pour convaincre les gens de lire », raconte cet auteur de nombreux romans et nouvelles.2 De sa favela haut perchée de Capão Redondo, à São Paulo, le quadragénaire prépare la relève : il coordonne un label « Littérature marginale » au sein d’une grande maison d’édition. Mais rien ne le réjouit tant que de voir des extraits de ses romans imprimés sur des casquettes ou tagués sur des murs. « La littérature est sortie de la rue pour aller sur le papier, et on la rend à la rue ! », déclare-t-il. Dans les venelles de la colline, plutôt que d’admirer les trafiquants, les gamins soufflent : « Moi, j’ai un écrivain dans mon quartier. » La fierté est en train de changer de camp.

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