N° 145 - Automne 2024

Vous avez dit « quantique » ?

Le mot est à la mode, quoique légèrement galvaudé. Notre chroniqueur explique ce qu’il recouvre dans le domaine de la physique, là où il a été inventé. Et tente de faire la lumière sur cette branche de la science qui réclame une certaine gymnastique cérébrale.

La vulgarisation de la physique quantique est-elle une réussite ? La réponse à cette question est à la fois oui et non. Oui, car le mot quantique est désormais connu de tous. Non, car peu de personnes sont capables de dire précisément ce qu’il désigne, ce qui permet à un certain marketing de l’utiliser en exploitant son seul halo symbolique, qui évoque le mystère, la magie, voire le miracle. C’est ainsi que, depuis quelques années, on nous vante ici la médecine quantique, là l’ostéopathie quantique, là encore le leadership quantique, capacitant (sic) et vibratoire, et, depuis peu, la crème quantique, qui aurait la vertu de « restaurer la lumière quantique d’une cellule jeune à l’échelle de l’infiniment petit pour amplifier la réjuvénation (sic) visible de la peau ». Le progrès ferait-il rage à ce point ? Faisons donc un peu d’histoire. Il y a un peu plus d’un siècle, les physiciens se sont rendu compte que les principes de la physique classique – celle qu’on apprend au collège – ne sont pertinents que dans un domaine très limité. Aux portes de l’atome, presque tous font faillite : des notions apparemment indiscutables à notre échelle en sont venues à manquer de signification et un certain sens commun s’est trouvé condamné au dépôt de bilan. Un petit nombre de physiciens ont alors mis sur pied la physique quantique, étrange et sulfureuse, qui a pris le relais de la physique classique dans le monde des particules.

En un sens, la physique quantique est difficile à comprendre, car elle pose des questions ébouriffantes sur le statut de la réalité. Mais d’un autre côté, elle est ultrasimple, car elle s’appuie sur un principe facile à saisir, puisqu’elle ne fait rien d’autre que prendre au sérieux l’une des quatre opérations élémentaires : l’addition ! Au cœur de son formalisme se trouve en effet le principe dit de « superposition », qui s’énonce ainsi : si a et b sont deux états possibles d’un système physique, a + b est également un état possible de ce système. Qui eût pu imaginer règle plus simple ?

OÙ EST L’ÉLECTRON ?

Prenons le cas d’un électron, qui peut se situer soit en un point A de l’espace, soit en un autre point B. Dans le premier cas, nous dirons que son état est a, dans le second cas que son état est b. La physique quantique stipule alors que cet électron peut aussi être mis dans l’état a + b. La question qui vient aussitôt à l’esprit est celle-ci : quand l’électron est dans l’état a + b, quelle est sa position dans l’espace ? Se situe-t-il quelque part entre A et B ? Ou bien se coupe-t-il en deux, une moitié se mettant en A, l’autre en B ? Ou bien forme-t-il une sorte de nuage qui s’étale dans le voisinage des points A et B ? De façon surprenante, la théorie quantique répond que cette question, que nous ne pouvons pas nous empêcher de poser, n’a guère de sens. Qu’en réalité, la position de l’électron n’est pas définie tant qu’elle n’a pas été dûment mesurée ! Elle indique simplement que si, grâce à un instrument spécifique, on fait en sorte de mesurer la position de l’électron, alors on a une chance sur deux de le trouver en A, et une chance sur deux de le trouver en B. Bien sûr, si on le trouve en A, on sera tenté de penser qu’il se trouvait déjà en A avant la mesure, mais la physique quantique nous somme de résister à cette tentation ! D’une façon générale, elle stipule que, connaissant l’état d’un système physique, on ne peut pas prédire le résultat d’une mesure faite sur lui, mais seulement calculer les probabilités d’obtenir tel ou tel résultat : parmi tous les résultats possibles a priori, un seul est sélectionné, au hasard, par l’opération de mesure. Pour le dire autrement, un système quantique dispose de plus d’options, pour ce qui est des valeurs de ses propriétés physiques, que celles qui se manifestent à l’issue d’une mesure.

En d’autres termes, la mesure change l’état du système. Chose étrange, cette « réduction des possibles » qu’engendre la mesure s’effectue d’un coup d’un seul, de façon parfaitement aléatoire.

Bien sûr, cette règle sema un très grand trouble dans les cerveaux, notamment parce qu’elle rompait avec le cadre d’interprétation de la physique classique : à tout système physique, la physique classique attache des propriétés qui appartiennent en propre au système et elle n’attribue pas de rôle fondamental à l’opération de mesure. Cette dernière ne fait que révéler les propriétés qu’ont les choses, propriétés qui n’ont pas besoin d’être mesurées pour être réelles. Ma voiture n’a-t-elle pas toujours une certaine vitesse quand elle roule, même si nul radar placé au bord de la route ne vient la mesurer ?

CONTRAIREMENT À CE QU’ON RACONTE SOUVENT, ALBERT EINSTEIN N’A JAMAIS PRÉTENDU QUE LA PHYSIQUE QUANTIQUE FÛT FAUSSE.

EINSTEIN CONTRE BOHR

La physique quantique venait donc poser une question vertigineuse : quel type de discours sur la réalité autorise-t-elle ? Elle opposa notamment deux monstres physiciens, Albert Einstein et Niels Bohr. Contrairement à ce qu’on raconte souvent, le père de la théorie de la relativité n’a jamais prétendu que la physique quantique fût fausse. Il louait sans réserve son efficacité opératoire, mais il est vrai qu’il y avait un « mais ». Aux yeux d’Einstein, une théorie physique ne doit pas être jugée à la seule aune de son efficacité opératoire. Elle doit également dépeindre les structures intimes du réel tel qu’il existe indépendamment de nous, ce qu’on appelle « la réalité objective ». Einstein tenait au réalisme « ordinaire » des physiciens : la physique se doit de défendre l’idée d’un monde réel dont les plus minuscules parcelles existent objectivement, au sens où existent les cailloux et les chaises, que nous les observions ou non ; car il y a des faits, des événements qui sont réels, au sens où ils ne sont pas seulement des « réalités pour nous », mais bien d’authentiques « réalités tout court », qui doivent donc avoir une contrepartie dans toute théorie physique se prétendant complète. Or, Einstein constatait que ce réalisme-là était laissé de côté par la physique quantique. Il voulut donc démontrer qu’il existait des éléments de réalité que cette théorie n’appréhendait pas, ce qui constituerait la preuve qu’elle ne nous dit pas tout ce que nous devrions pouvoir savoir de la réalité physique.

LE LIVRE MANQUANT

Bohr, lui, répugnait à considérer qu’il existât une réalité objective, indépendante des appareils de mesure que nous utilisons pour la connaître. Selon lui, ce qu’une théorie physique peut prétendre décrire, ce sont seulement des phénomènes incluant dans leur définition le contexte expérimental qui les rend manifestes.

Ce désaccord entre Einstein et Bohr peut être illustré grâce à une analogie : imaginez que vous tombiez sur un ouvrage intéressant dans les rayonnages d’une bibliothèque publique, et qu’au moment de l’emprunter, vous vous entendiez dire par le bibliothécaire qu’il n’existe dans le catalogue aucune trace de cet ouvrage. Ce livre que vous avez vu porte pourtant toutes les références semblant indiquer qu’il fait bien partie du fonds de la bibliothèque. Si vous suivez le raisonnement d’Einstein, vous arriverez à la conclusion que le catalogue est incomplet : il existe au moins un élément de réalité – en l’occurrence cet ouvrage – qu’il ne mentionne pas, alors qu’il le devrait.

Si, au contraire, vous adhérez à la position de Bohr, alors vous considérerez que le catalogue est bel et bien complet, qu’il constitue la seule vraie référence du fonds de la bibliothèque, donc que le livre que vous avez cru voir sur l’une des étagères n’est qu’un produit de votre imagination.

Chose extraordinaire, ce débat au départ philosophique a pu être tranché dans les années 80 par une série d’expériences cruciales menées en laboratoire, dans un sens plutôt favorable à Niels Bohr. Elles ont au passage permis d’établir un fait sensationnel, qu’Einstein avait entrevu, mais avait jugé impossible : deux particules qui ont interagi dans le passé demeurent « intriquées », c’est-à-dire très fortement corrélées, au point qu’elles ont des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas ; ce qui arrive à l’une des deux, où qu’elle soit dans l’univers, se répercute aussitôt et irrémédiablement sur l’autre, où qu’elle se trouve. Tout se passe en somme comme si l’espace ne jouait plus le moindre rôle, ce qui n’est pas le cas pour cette chronique, qui arrive aux limites du cadre imposé…

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(DR)
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