N° 146 - Printemps 2025

L’intelligence sans artifices

L’année dernière, le Prix Nobel de physique 2024 était remis à deux pionniers de l’intelligence artificielle. Est-ce à dire que même l’académie suédoise pense que l’IA pourra faire de la science mieux que l’humain ?

Régulièrement, la presse nous informe que l’intelligence artificielle « bat » l’intelligence humaine dans certaines activités. L’affaire a commencé il y a quelques décennies avec les jeux d’échecs ou de go, lorsque Deep Blue puis AlphaGo ont battu à plate couture les meilleurs joueurs du monde (respectivement Garry Kasparov et Lee Sedol).

Aujourd’hui, tous les secteurs sont percutés par l’intelligence artificielle, y compris la recherche scientifique ou la santé. L’IA parvient à évaluer les propriétés antibiotiques de composés à partir de leur seule structure chimique ; associée aux modèles classiques, elle améliore la qualité des prévisions météorologiques ; elle débusque dans les images obtenues par radiologie des indices qui échappent à l’œil humain, détectant sur un scanner thoracique ou une mammographie un nodule invisible annonciateur de cancer ; elle améliore les images obtenues par les télescopes, notamment celles de trous noirs, ou encore celles de coupes de cerveaux d’animaux prises par des microscopes électroniques.

ESPÈCE HYBRIDE

En d’autres termes, le silicium écrase parfois le neurone. Pareil constat pourrait nous porter à hisser l’esprit humain sur un piédestal, au motif qu’il a été ici et là capable d’inventer plus fort que lui-même. En réalité, certaines comparaisons aux machines ont plutôt pour effet de nous humilier : en 1956, Günther Anders avait déjà qualifié de « prométhéenne » cette honte « qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées ».

Il est vrai que les performances atteintes par certaines prouesses technologiques laissent voir que nous ne sommes plus vraiment « à leur hauteur ». Dès lors, qu’allons-nous faire ? Peut-être céderons-nous à la tentation d’abandonner notre idéal d’autonomie en déléguant une partie de nos choix à des machines toujours plus efficaces, capables de choisir et de décider à notre place.

Ou bien, nous nous transformerons en une espèce hybride, qui ne cessera de « s’augmenter » en intégrant au corps et au cerveau des artefacts technologiques ou chimiques. À moins qu’au contraire, nous ne décidions de cultiver notre humanité « irréductible » – c’est-à-dire ce qui nous différencie radicalement des machines et des artifices de toutes sortes.

Est-ce une émancipation qui se joue là ? Ou, au contraire, une déshumanisation larvée ? Allons-nous nous « zombifier » ? Démuscler notre cerveau ? Le vider en lui faisant perdre des compétences que nous aurions abusivement déléguées à des machines ?

L’intelligence sans artifices.
x
(DR)
L’intelligence sans artifices.

Les machines n’étant pas agréées pour nous dire ce que nous devons faire d’elles ni ce qu’elles devraient faire de nous, comment décider du type de compagnonnage que nous souhaitons avoir avec elles ? Jusqu’à preuve du contraire, la concurrence que nous fait l’intelligence artificielle n’est pas directe. D’une part, parce que mimer l’intelligence n’est pas la même chose qu’être intelligent. D’autre part, parce que le fait de se désinvestir du corps, de la sensation, de la dimension charnelle de l’existence n’a rien d’une opération neutre. Or, l’intelligence artificielle n’a ni corps, ni visage, ni esprit. Elle ne ressent rien. Cela ne nous la rend-elle pas étrangère ? Radicalement autre ? De plus, elle ne comprend rien à ce qu’elle fait, ne sait pas distinguer le vrai du faux, n’argumente pas ni ne peut expliquer par quel cheminement « intellectuel » elle est parvenue à telle ou telle conclusion : en ce sens, elle est parfaitement opaque. C’est une authentique boîte noire. Surtout, contrairement à nous autres les humains, elle n’est pas capable d’inventer des concepts ni de concevoir des expériences de pensée telles que celles qui nous ont permis d’enfin cesser de céder aux pièges de l’induction. Bref, elle se distingue radicalement de « l’intelligence » telle qu’on la conçoit d’ordinaire, qui recouvre également l’esprit critique et la capacité d’expliquer ou de démontrer ce par quoi on est intelligent…

FIN DE PARTIE

Pourtant, prophétisent certains, dès que nous aurons recueilli suffisamment de données, la physique, livrée à l’intelligence artificielle, changera de visage, peut-être même de squelette, au point de pouvoir se passer de théories en bonne et due forme. Car de cette masse de données, arguent-ils, l’intelligence artificielle saura dégager la loi qui les réunit. En somme, grâce au big data et aux algorithmes qui les analysent, nous pourrions bientôt délaisser le geste théorique par excellence, celui qui consiste à faire des paris, à énoncer des hypothèses portant bien au-delà des données disponibles.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE N’A NI CORPS, NI VISAGE, NI ESPRIT. ELLE NE RESSENT RIEN. CELA NE NOUS LA REND-ELLE PAS ÉTRANGÈRE ? RADICALEMENT AUTRE ?

La méthode de Galilée, qui théorise en marge des observations pour mieux y revenir, est-elle vouée à l’abandon ? La physique va-t-elle changer son fusil d’épaule ? Un indice pourrait le laisser penser : en 2024, le Prix Nobel de physique a été attribué, non pas à des physiciens pur jus, mais à deux pionniers de l’intelligence artificielle, John Hopfield et Geoffrey Hinton, « pour leurs découvertes fondamentales et inventions qui ont rendu possibles l’apprentissage automatique et les réseaux de neurones artificiels ». Le comité Nobel considérerait-il désormais que l’IA pourra bientôt faire de la physique mieux que les physiciens, voire sans eux ? Que l’on pourra bientôt externaliser la recherche en la déléguant à des algorithmes ? Le cas d’Einstein me semble démentir ce pronostic. Lorsqu’en 1915 il publia sa théorie de la relativité générale, que savait-on sur l’univers – en d’autres termes, quelles étaient les data ? Bien peu de choses, comparé à aujourd’hui. On ignorait l’existence d’autres galaxies que la nôtre ; on ne savait d’où venait le fait que les étoiles brillaient (les interactions nucléaires n’avaient pas encore été identifiées), ni que l’espace-temps était en expansion, etc. Or, les équations d’Einstein ont été corroborées par la quantité gigantesque de données recueillies depuis un siècle par les télescopes et les satellites. De façon encore plus spectaculaire, certaines solutions de ces équations ont permis à Einstein lui-même de prédire, dès 1916, l’existence de phénomènes physiques parfaitement inédits, à commencer par les ondes gravitationnelles. Ce résultat démontre qu’une théorie peut non seulement enrichir le volume des données, mais également faire apparaître de nouveaux éléments de réalité qui, sans elle, seraient sans doute restés ignorés.

En d’autres termes, la théorie en « dit plus » que les données disponibles au moment où elle est mise sur pied, notamment parce qu’elle explicite des lois que les données n’illustrent jamais que de façon partielle. Livrons-nous à notre tour à une expérience de pensée en rejouant l’histoire d’une autre façon. Elle commencerait avec toutes les données dont nous disposons aujourd’hui, mais la théorie de la relativité générale n’aurait pas été découverte. Serait-il possible, par une sorte d’induction théorique permettant de passer des données empiriques aux lois, de découvrir les équations d’Einstein ? Jusqu’à preuve du contraire, non. L’esprit humain demeure donc sans concurrent en la matière. Souhaitons-lui donc longue vie dans le meilleur état possible.

Footnotes

Rubriques
Horizons

Continuer votre lecture