L’apocalypse digitale n’a pas eu lieu. Les éditeurs qui craignaient d’être balayés par la révolution numérique ont appris à se servir des plateformes d’auto-édition comme d’un vivier de nouveaux talents.
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L’apocalypse digitale n’a pas eu lieu. Les éditeurs qui craignaient d’être balayés par la révolution numérique ont appris à se servir des plateformes d’auto-édition comme d’un vivier de nouveaux talents. © iStockphoto / JurgaR
N° 123 - Été 2017

Le temps des best-selfers

« Ceci tuera cela », prophétisait l’inquiétant Frollo. Ceci, c’est l’imprimerie. Cela, c’est l’architecture religieuse, la statuaire sacrée, les frontons ornés des cathédrales et toute l’iconographie sainte à travers laquelle le peuple, guidé par les clercs, faisait jusqu’alors son éducation religieuse et entretenait sa foi.

Au livre V de Notre-Dame de Paris, Victor Hugo décrit ainsi l’engloutissement du Moyen Âge, rejeté dans la nuit des temps par la géniale invention de Gutenberg.

Pour les lettrés du XVe siècle, le péril n’était pas que le commun des mortels puisse avoir accès à la lecture mais bien la multiplication à l’infini des auteurs. Désormais, le coût astronomique de la fabrication de volumes copiés à la main sur du parchemin n’empêcherait plus les écrivains de publier leurs œuvres.

En 1471, l’humaniste Niccolò Perotti se désespère en annonçant : « Le commun, libre d’imprimer ce que bon lui semble, se détournera de ce qui est bon et n’écrira pour se divertir que ce qui mériterait d’être oublié et effacé à jamais de tous les livres. »

Et pendant des siècles, les intellectuels adoubés continueront d’exprimer leur grande désolation face à la prolifération de ceux qui pensent avoir une idée assez audacieuse, une histoire assez captivante ou une théorie assez révolutionnaire pour être publiée.

« Si tout le monde écrit, qui va nous lire ? » s’interroge l’Allemand Christoph Martin Wieland à la fin du XVIIIe siècle. Quelques années plus tard, l’apparition de la figure de l’éditeur vient mettre bon ordre au chaos littéraire. C’est lui désormais qui jugera du talent de ceux qui aspirent à être publiés. Il désignera les rares élus et précipitera une foule d’écrivains, pas tous mauvais, vers l’enfer froid de l’anonymat.

Faut-il s’étonner, alors, de la jubilation avec laquelle sa statue est aujourd’hui abattue par tous ceux qui estiment avoir été maltraités, escroqués et, pire, ignorés de lui. La révolution numérique permet en effet à tous les auteurs de s’auto-publier sur une plateforme Internet pour avoir un accès direct, immédiat à des centaines de millions de lecteurs potentiels.

LES ÉCRIVAINS REÇOIVENT JUSQU’À 70 % DU PRIX DE VENTE DE LEURS LIVRES.

Les éditeurs semblent condamnés à connaître un sort aussi peu enviable que celui des dactylos, effacées de la nomenclature des métiers par le traitement de texte.

Le temps des auteurs

Voici révolus les temps de l’oppression et de l’arbitraire, jubile Alice Quinn dont les manuscrits furent vingt fois refusés par des éditeurs : « Nous sommes à un tournant majeur de l’histoire de l’édition, se réjouit l’écrivaine qui a décroché toute seule la fortune et la gloire sur Internet. Les règles sont fixées depuis longtemps et pour la première fois elles bougent, elles vacillent. Les enjeux sont assez importants pour que les personnes qui tenaient les rênes s’organisent pour les garder. Mais en ce moment, je ne sais pas combien de temps cela va durer, c’est notre temps : celui des auteurs. »

Pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil de l’édition classique, les érudits ne manquent pas pour égrener la liste des génies littéraires dont le talent échappa totalement aux éditeurs. Longtemps, l’originalité de Proust fut ignorée. Mark Twain, méprisé, se ruina en publiant ses œuvres à compte d’auteur. Edgar Allan Poe, Anaïs Nin, Gertrude Stein ne semblèrent pas être des valeurs assez sûres pour qu’un éditeur leur fasse l’aumône d’une avance, même symbolique. On pourrait prolonger à l’infini ce recensement des ignorés.

Aujourd’hui, des milliers d’auteurs ont le sentiment que l’heure de leur revanche a enfin sonné. Leur enthousiasme est d’autant plus fort qu’un allié invincible se tient à leurs côtés : le géant Amazon, dont la valeur boursière est estimée à 350 milliards de dollars, ne ménage aucun effort pour attiser la guerre des auteurs contre les éditeurs en prenant ouvertement le parti des premiers. En 2004, quand il inaugure le laboratoire où doit être créée sa première liseuse électronique, Jeff Bezos, créateur et patron d’Amazon, donne des instructions très claires à ses ingénieurs : « Pensez le projet comme si votre but était de priver d’emploi toutes les personnes qui vendent des livres de papier. » Seuls les auteurs doivent être épargnés car il est impossible de vendre des livres – fussent-ils numériques – si personne ne les écrit.

Amazon ne répugne pas à donner des accents révolutionnaires – certains disent populistes – à ses appels au renversement de tous ceux qui s’accrochent à leur position de pouvoir entre l’écrivain et ses lecteurs. Cette mise au placard des éditeurs, des critiques littéraires, des journalistes et de tous ceux qui font partie de l’élite littéraire porte un nom : la désintermédiation. Pour Amazon, ce nouveau concept est une formule magique qui va libérer une formidable puissance de création. En 2011, Jeff Bezos affirmait : « Quand une plateforme devient un self-service, même les idées les plus audacieuses peuvent être testées sur le public parce qu’il n’y aura aucun ‹ expert › pour dire : ça ne marchera jamais ! »

Aucun bouleversement n’a plus fait évoluer le monde que la révolution Gutenberg. L’auto-édition numérique, en permettant à chaque individu de publier des livres et d’être lu – virtuellement – par des millions de personnes, pourrait provoquer l’émergence d’un autre nouveau monde.
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© iStockphoto / Lonely__
Aucun bouleversement n’a plus fait évoluer le monde que la révolution Gutenberg. L’auto-édition numérique, en permettant à chaque individu de publier des livres et d’être lu – virtuellement – par des millions de personnes, pourrait provoquer l’émergence d’un autre nouveau monde.

La désintermédiation

L’écrivaine française Sylvie Bee Suzuki confirme la réalité de ce sentiment d’affranchissement des auteurs qui n’ont plus à se soumettre au formatage que leur imposent les éditeurs : « Chaque écrivain a sa voix, chacun a sa ‹ petite impression › comme disait Cézanne. Le marché de la lecture s’adapte, grâce à l’auto-édition, à tous les goûts, et quand je dis tous les goûts, je parle aussi de ceux que les services de marketing, toujours très prudents, rejettent parce que cela ne ressemble à rien de comparable… On s’entend encore répondre que les nouvelles ne se vendent pas, qu’un roman doit être construit comme ci ou comme ça, que c’est ce que les lecteurs ‹ attendent ›. Je ne crois pas au formatage, j’aime qu’on me surprenne, surtout en matière de littérature. Il y a de formidables textes qui ne dépassent pas les 100 pages et qui valent bien les sacro-saints pavés de 500 pages.

« Pour moi, l’auto-édition ressemble au mouvement du rock indé des débuts. Au départ, les gros labels ont poussé de hauts cris, mais quand la vox populi a fait émerger de vrais talents, ils les ont fait signer chez eux. »

Amazon se défend – du bout des lèvres – de vouloir tuer les éditeurs classiques mais la firme prétend vouloir les priver définitivement de leur « pouvoir discrétionnaire. » S’auto-publier est désormais devenu un droit fondamental que chacun a le pouvoir d’exercer sans se soumettre aux lubies d’une élite ringardisée par la Grande Révolution Numérique.

Chacun est libre de s’exprimer et chacun est également libre de devenir très riche grâce à la vente de ses œuvres. Pour attirer les écrivains en masse vers sa plateforme d’auto-édition, Amazon a établi un barème de redistribution des droits d’auteur qui les avantage délibérément. Ceux-ci reçoivent en effet jusqu’à 70 % du prix de vente de leurs livres. Les éditeurs classiques, même les plus généreux, n’offrent – au mieux – que 15 % à ceux qu’ils publient. La générosité des plateformes d’auto-édition oblige à se poser un petit problème d’arithmétique : vaut-il mieux recevoir 70 % du prix d’un ouvrage vendu à 3 euros ou 10 % sur un livre proposé à 20 euros ? La plupart des auteurs auto-édités ont fait leurs comptes et le choix de l’auto-édition leur semble s’imposer comme une évidence.

La fin des éditeurs

« Cela veut dire que nous sommes des voleurs ! » ironise Antoine Gallimard, à qui les calculs de rentabilité que brandissent les auteurs libérés sous le nez des éditeurs démasqués ne semblent pas très justes. En effet, une plateforme numérique n’offre presque aucun service aux écrivains qui veulent tenter leur chance auprès du public sans être soutenus par une maison d’édition. La correction du manuscrit, sa relecture, la mise en pages, l’illustration et la promotion de son ouvrage dépendent uniquement de l’auteur. Libre à lui de mettre en circulation un manuscrit truffé de fautes, mal organisé, parfois presque indéchiffrable, au risque de rebuter même le plus indulgent des lecteurs.

L’ESPACE DE L’AUTO-ÉDITION EST DÉJÀ TOTALEMENT SATURÉ.

Le style improbable et la forme épouvantable de ses œuvres n’ont pourtant pas empêché Anna Todd de devenir la première romancière « millionnaire » d’Internet. La jeune Américaine, qui n’a commencé à écrire qu’en 2013, est l’auteur le plus vendu en Europe. Aux États-Unis, ses productions occupent de façon quasi permanente les premières places aux classements des meilleures ventes. Sans en retirer de fierté particulière, Anna Todd ne fait aucun mystère de son inculture presque totale en matière littéraire et de son peu d’intérêt pour les règles d’orthographe, même les plus élémentaires. Ce phénomène de l’édition mondiale a également horreur de relire les textes qu’elle met en ligne aussitôt qu’elle les a écrits sur son smartphone, en faisant ses courses au supermarché. Trois ans seulement après avoir commencé à diffuser les premiers épisodes de ses histoires sentimentales, Anna Todd est suivie par 10 millions d’inconditionnels qui ont téléchargé un milliard de fois ses innombrables productions.

L’auteur et sa petite entreprise

Anna Todd est ainsi devenue l’archétype du « best-selfer », c’est-à-dire de l’auteur qui ne doit son succès qu’à lui-même mais souvent au prix d’un exténuant effort d’auto-promotion sur les réseaux sociaux. Amanda Hocking a ainsi fidélisé des millions de lecteurs grâce à son agressivité commerciale sur Facebook et Twitter. Les best-selfers qui réussissent sont ceux qui, ainsi que l’écrit Agnès Martin-Lugand, « créent une véritable petite entreprise pour permettre à son histoire et à ses personnages de vivre leur vie. » Agnès Martin-Lugand a connu un immense succès en France avec Les gens heureux lisent et boivent du café, un manuscrit de 400 pages qu’aucun éditeur classique n’avait pris le risque de publier.

AVOIR UN BON ÉDITEUR EST UNE GARANTIE DE SURVIE.

« C’est passionnant d’observer le professionnalisme de ces auteurs auto-publiés américains, les ‹ indies ›, pour promouvoir leur travail, explique Sylvie Bee Suzuki. Outre-Atlantique, un écrivain est avant tout un créateur, un défricheur et aussi un entrepreneur. Ecrire pour gagner de l’argent se fait sans complexe et sans posture intellectuelle. À priori, c’est ce qui différencie les auteurs auto-publiés de tous pays des auteurs ‹ traditionnels ›, qui recherchent la reconnaissance par l’Éditeur. Il y a, dans ce désir de révélation par un autrui immanent et tout-puissant, un désir éperdu de légitimité dont les auteurs ‹ indies › se passent, finalement. Si un éditeur s’intéresse à leur travail plus tard, tant mieux, sinon ils tracent leur chemin eux-mêmes. Sans rancune ! »

Au cours des cinq dernières années, quarante auteurs auto-publiés ont réussi à vendre plus d’un million d’exemplaires sur Amazon. En 2015, un tiers des best-sellers dans le monde ont été écrits par des « indies ». Il n’y a rien d’étonnant à voir les éditeurs les plus prestigieux se livrer une concurrence féroce pour faire signer des contrats aux auteurs révélés sur les plateformes numériques. Meredith Wild a reçu 6,25 millions de dollars pour cinq livres érotiques. En France, Agnès Martin-Lugand est désormais publiée aux Éditions Michel Lafon. Anna Todd, l’icône des best-selfers n’a pas su refuser une offre mirobolante de Simon & Schuster. Amanda Hocking a accepté les 2 millions que lui proposait St. Martin’s Press pour une série de quatre livres. Tous ses concurrents rêvent de réaliser une opération aussi profitable que Random House qui avait repéré E.L. James et ses Cinquante nuances de Grey avant eux, ce qui lui a permis d’engranger assez de millions de dollars et d’euros, et de s’assurer ainsi pour longtemps un avenir aussi radieux que prospère.

En quête de légitimité

La plupart des « indies » acceptent de s’engager avec un éditeur classique à condition que celui-ci ait assez d’argent à investir pour les convaincre de rentrer dans le rang. Mais le profit immédiat n’est pas la seule motivation de ces écrivains qui renoncent à une liberté chèrement acquise pour intégrer sagement l’écurie d’une maison prestigieuse. Les auteurs indépendants ont compris que sans l’appui d’une maison d’édition ils ne pourront pas se maintenir seuls au sommet de la gloire et des ventes. La concurrence est féroce entre eux sur le Net. Ils sont des millions qui tentent chaque année leur chance sur les plateformes numériques et il est de plus en plus difficile de se maintenir dans le peloton de tête. L’espace de l’auto-édition est déjà totalement saturé. Les lecteurs sont submergés par un tsunami sans cesse plus impressionnant de nouvelles propositions. Avoir un bon éditeur est une garantie de survie dans cet univers en expansion aussi fulgurante qu’aléatoire.

Meredith Wild a travaillé d’arrache-pied pour devenir un auteur auto-publié à succès. Elle mesure sa réussite à la moyenne de ses revenus mensuels qu’elle estime à 50 000 dollars. Comblée, elle admet que sa fortune est moins le fruit de son talent pour la littérature érotique que celui de son travail de repérage, de ciblage et de segmentation de son lectorat potentiel. Meredith Wild commercialise ses livres exactement de la même façon que les industriels vendent de la confiserie ou des mouchoirs en papier. Femme d’affaires particulièrement avisée, Meredith Wild a identifié une nouvelle niche de profits potentiels : elle est devenue éditrice d’auteurs prometteurs qui se lancent sur l’océan tumultueux du Net. Ironie suprême ! Les ouvrages publiés par Meredith Wild sont imprimés sur papier et vendus en librairies et en supermarchés. Mais l’espoir de juteux profits n’aurait pas été la seule motivation à l’origine de la création de Waterhouse Press, la maison d’édition de Meredith Wild : « Je voulais créer un produit qui ressemble à un vrai livre imprimé parce que personne ne vous prend encore au sérieux quand vous vous présentez en tant qu’auteur indépendant. Moi-même, j’ai souffert de cette discrimination dont souffrent les ‹ indie. › Meredith Wild attire les auteurs qui l’intéressent en leur promettant la légitimité et un statut valorisant que seules peuvent leur conférer l’impression de leurs livres sur papier et leur distribution en librairies.

Big Data

Waterhouse Press a publié son premier best-seller millionnaire quelques mois seulement après sa création. Ce succès est le résultat de l’exploitation particulièrement habile d’une masse de données sur les goûts et les habitudes de lecture des amateurs de littérature érotique. L’exemple de Meredith Wild – Waterhouse Press semble démontrer la supériorité écrasante des auteurs indépendants et des nouveaux éditeurs sur le terrain du marketing. Ces nouveaux acteurs savent bien mieux que leurs aînés exploiter « Big Data » – la masse d’informations en expansion permanente collectée sur les milliards d’abonnés aux réseaux sociaux et les centaines de millions de clients des commerçants en ligne. Les « indies » qui auront les moyens de s’acheter un accès à ces données pourront écrire les histoires que le public attend et les écrire exactement comme les lecteurs aiment les lire. L’avenir des iconoclastes, des poètes, des originaux semble bien compromis. Le risque n’est pas, comme le craignaient les lettrés du XVe siècle, la prolifération des auteurs qui se seraient mis à écrire sur tous les sujets. Aujourd’hui, la diversité infinie des œuvres qui s’épanouissent dans l’espace littéraire mondial est menacée par la multiplication à l’infini des auteurs à l’inspiration sévèrement encadrée par des analystes de données et qui écriront sempiternellement la même histoire.

L’AVENIR DES ICONOCLASTES, DES POÈTES, DES ORIGINAUX SEMBLE BIEN COMPROMIS.

Les éditeurs qui regarderont au-delà de l’horizon de Big Data ont toutes les chances d’attirer à eux les lecteurs qui aiment être surpris, enthousiasmés, outragés, apaisés, éduqués par des œuvres inattendues. L’avenir des éditeurs classiques n’est pas aussi sombre qu’on semble le craindre. Peu de professions ont su faire preuve d’autant d’esprit de résilience. Ne dit-on pas, qu’après la Bible, le deuxième livre imprimé sur la machine de Gutenberg évoquait déjà la crise de l’édition et la fin des éditeurs ?

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