N° 135 - Été 2021

Chacun sa vérité

Notre société dominée par les technologies numériques met en crise notre capacité à distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. Et crée un monde où chacun assène sa propre vérité.

Chacun le voit bien, les technologies numériques changent notre société de manière systémique : elles tissent nos relations, peut-être même charpentent nos vies ; elles se déploient en outre selon une économie très particulière, qui combine la profondeur (elles touchent la structure même des organisations) et la granularité (presque toutes les tâches ou fonctions sont concernées). Nulle surprise, donc, à ce qu’elles donnent lieu à un foisonnement d’analyses et de commentaires. À l’instar de précédentes générations de « nouvelles technologies », leur seule invocation semble capable d’étayer toutes sortes de discours et d’induire les scénarios les plus contradictoires : on les accole ici à d’effrayantes prophéties, là à de séduisantes promesses.

Il y a en somme deux camps qui se font face : d’un côté, celui de la catastrophe, de l’autre, celui du « salut », en l’occurrence de la foi en une résolution de tous les maux grâce au numérique. Bien qu’antithétiques, ils s’accordent pour affirmer, chacunavec ses arguments propres, que ces technologies mènent à un monde qui n’aura plus guère en commun avec celui dans lequel nous vivons, peut-être même à une véritable rupture anthropologique. La pandémie de Covid-19, avec ses phases de confinement, a offert une parfaite illustration de l’ambivalence des technologies numériques. Nombreux sont ceux qui (Covido ergo Zoom !) ont pu continuer à exercer une activité professionnelle grâce au télétravail, à bénéficier de soins grâce à la télémédecine, à se former grâce au télé-enseignement et à rester en relation, sans risque d’infection, avec leurs proches grâce aux outils de communication. Dans le même temps, la pandémie a rendu manifestes les effets négatifs d’une trop grande virtualisation de la société. Nous le savions, mais nous avons pu le vérifier à grande échelle : le contact humain et la présence physique sont essentiels à la fois au tissu démocratique et au sentiment d’appartenance au monde. Aussi impressionnantes soient-elles, les prouesses digitales n’en peuvent mais. Par exemple, la qualité du télé-enseignement est moindre que celle de l’éducation désormais (et horriblement) dite en présentiel.

LA PANDÉMIE A RENDU MANIFESTES LES EFFETS NÉGATIFS D’UNE TROP GRANDE VIRTUALISATION DE LA SOCIÉTÉ.

UNIVERS SUR-MESURE

Il est surtout devenu encore plus manifeste qu’auparavant que chacun de nous peut désormais choisir ses informations et finalement ses vérités. Le numérique permet en somme l’avènement d’une nouvelle condition de l’individu contemporain : dès lors qu’il est connecté, il peut façonner son propre accès au monde depuis son smartphone et, en retour, être façonné par les contenus qu’il reçoit en permanence de la part des réseaux sociaux. Il bâtit ainsi une sorte d’univers sur-mesure, de chez soi idéologique, en choisissant les communautés digitales qui lui correspondent le mieux. Se met ainsi en place ce que Alexis de Tocqueville aurait appelé des « petites sociétés », ayant des convictions et des pensées très homogènes, chacune défendant sa cause. Dans ce monde-là, nous pouvons ne jamais être confrontés à la contradiction, puisque nous ne rencontrons jamais que des biais de confirmation. Ainsi, devenons-nous prompts à déclarer vraies les idées que nous aimons tout en prétendant… aimer la vérité !

Cette tendance se trouve à l’évidence facilitée par les nouveaux usages du numérique qui démultiplient les canaux de diffusion horizontale des idées. La facilité du geste numérique favorise certes le partage et la dissémination, mais encourage également les réactions spontanées et émotionnelles qui priment sur les analyses pondérées et rationnelles. Véhiculées sans distinction dans les mêmes circuits de communication et sans que les sources primaires des informations soient facilement identifiables, connaissances, croyances et opinions acquièrent finalement, par un effet de contamination réciproque, le même statut aux yeux des utilisateurs.

#135 – Horizons – Chacun sa vérité

COURANTS CONTRADICTOIRES

Parler avec aplomb de ce qu’on ne connaît pas est la manifestation d’un biais cognitif identifié depuis fort longtemps (Aristote l’évoque à sa façon) et qui fut étudié empiriquement en 1999 par deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger. L’effet Dunning-Kruger, aussi appelé « effet de surconfiance », s’articule en un double paradoxe : d’une part, pour mesurer son incompétence, il faut être… compétent ! D’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissance. Ce n’est en effet qu’en creusant une question, en s’informant, en enquêtant sur elle, qu’on la découvre plus complexe qu’on ne l’eût soupçonné. On perd alors son assurance, pour la regagner peu à peu à mesure que l’on devient compétent – mais teinté de prudence, désormais.

UNE FORME DE DOUTE UNIVERSEL ÉTEND SON INFLUENCE SUR TOUS LES ASPECTS DE LA VIE DES IDÉES, DONNANT PARFOIS L’IMPRESSION QU’ELLE SE DÉSINTÉGRE.

Cet effet Dunning-Kruger est manifestement dopé par les technologies numériques. Il l’est aussi par le climat dans lequel vivent aujourd’hui les idées, dont Bernard Williams donne une analyse pertinente dans Vérité et véracité. Essai de généalogie (Éd. Gallimard, 2006). Le philosophe britannique y observe dans les sociétés postmodernes telles que la nôtre deux courants de pensée à la fois contradictoires et associés. D’un côté, un attachement intense à la véracité : en témoigne le souci de ne pas se laisser tromper, la détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées derrière les discours officiels. Et, à côté de ce refus – parfaitement légitime – d’être dupe, une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : celle-ci existe-t-elle vraiment ? Si oui, comment serait-elle être autre que relative, subjective, temporaire, locale, instrumentalisée, culturelle, corporatiste, contextuelle, factice ?

Curieusement, note Bernard Williams, ces deux attitudes opposées – désir de véracité, contestation de l’idée même de vérité –, qui devraient en toute logique s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique tout à fait compatibles. Elles sont même mécaniquement liées : le désir de véracité enclenche au sein de la société un processus critique généralisé, lequel fait douter que peuvent exister, sinon des vérités accessibles, du moins des contre-vérités démontrées.

Si l’exigence de véracité et le déni de vérité marchent main dans la main, ce pas de deux ne va pas sans dommage. Dès lors que vous niez l’existence de la vérité, au service de quelle cause mettez-vous votre désir de véracité ? Pour le dire autrement, en cherchant à percer la façade trompeuse des apparences, à quelle vérité entendez-vous être fidèle ? Au-delà du paradoxe intellectuel qu’elle constitue, la dynamique décrite par Bernard Williams entraîne au sein de la cité des effets bien concrets. Par elle s’explique en partie l’affaiblissement du crédit accordé à la parole des scientifiques, en même temps que la suspicion généralisée à l’endroit de toute forme d’expression institutionnelle depuis quelques décennies. Se portant sur des cibles elles-mêmes imparfaites et faillibles, donc critiquables par nature, ce doute universel étend aisément son influence sur tous les aspects de la vie des idées, qui donne parfois l’impression de se désintégrer. En conséquence, même s’il se sait notoirement incompétent, chacun se sent désormais fondé à se dire compétent – « à sa façon ».

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