L'univers
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N° 119 - Printemps 2016

L’univers a cent ans

Un jour, Eduard, le second fils d’Albert Einstein, demanda à son père pourquoi il était devenu si célèbre. Il obtint cette réponse : « Quand un scarabée aveugle marche à la surface d’une branche incurvée, il ne se rend pas compte que le chemin qu’il suit est lui aussi incurvé. J’ai eu la chance de remarquer ce que le scarabée ne peut pas voir. » Qu’est-ce à dire ?

Une nouvelle théorie de la gravitation

A la fin de l’année 1915 et au début de l’année 1916, Einstein avait publié plusieurs articles présentant une théorie révolutionnaire de la gravitation, la « théorie de la relativité générale ». Selon cette nouvelle conception, la gravitation n’est plus une force qui s’exerce au travers de l’espace, mais l’effet de la déformation que la matière et l’énergie impriment à l’espace-temps. Loin d’être statique et rigide, ce dernier apparaît au contraire souple et dynamique : il peut par exemple se courber, se dilater ou se contracter.

Pour mieux comprendre les choses, imaginons un drap tendu au centre duquel on place une boule de pétanque. Si on secoue doucement ce drap, des creux et des bosses apparaissent à sa surface, et ces déformations obligent la boule à se déplacer. C’est en somme la forme que prend la surface du drap, sa « géométrie », qui dicte à la boule son parcours. Mais dans cette affaire, la boule n’est pas un objet purement passif puisque son poids et son mouvement modifient eux aussi la forme du drap. Sa seule présence perturberait par exemple la trajectoire d’une balle de ping-pong lancée en ligne droite, au même titre que quelqu’un secouant le drap.

L’univers n’est plus seulement une idée : il devient un être dépoétisé.

La relativité générale. Il y a un siècle, l’univers prenait une nouvelle tournure.
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La relativité générale. Il y a un siècle, l’univers prenait une nouvelle tournure.

Que se passerait-il si le drap était invisible et immobile ? On pourrait alors imaginer, comme le fit Newton, qu’une force mystérieuse s’exerce instantanément, qui attire à distance la balle de ping-pong vers le centre de la boule de pétanque. Einstein, lui, attribue la courbe décrite par la balle de ping-pong à la seule déformation du drap invisible, dont tout changement de géométrie, induit par les mouvements d’autres corps présents sur le drap, se manifesterait avec un certain retard. En clair, selon la théorie d’Einstein, la gravitation agissant sur un corps n’est qu’un effet de la déformation de la géométrie à l’endroit où se trouve ce corps : la courbure de l’espace-temps le met en mouvement et lui, en retour, déforme la géométrie de l’espace-temps.

L’univers est devenu un objet de science

Cette théorie d’Einstein eut également pour effet extraordinaire de modifier le statut même de l’univers. Aux XVIIIe et XIXe siècles, nombreux furent les savants et les philosophes à considérer que l’univers était une notion trop vague pour être prise au sérieux : en tant que totalité englobant la réalité physique, jugeaient-ils, elle est vouée à demeurer hors de toute saisie scientifique possible. Elle peut à la rigueur être un objet de spéculations métaphysiques, mais elle ne pourra jamais s’émanciper de la mythologie où elle a toujours été inscrite.

De fait, c’est seulement depuis le début du XXe siècle que la physique a pu vraiment se saisir de l’univers en tant que tel. Cette captation s’est faite sous la double poussée de la science et de la technique. Le philosophe Jacques Merleau-Ponty a eu ce raccourci éclairant : à quelques années d’intervalle, « un physicien de génie et un télescope gigantesque, manié par un astronome à sa mesure, apportèrent à la philosophie de la Nature, l’un une idée, l’autre une vision de l’univers dont on ne sait laquelle était plus surprenante et plus exaltante1. »

Le « physicien de génie », c’est bien sûr Albert Einstein. En fournissant les outils conceptuels permettant de décrire les propriétés globales de l’univers, sa théorie de la relativité générale a fait de l’univers un authentique objet physique, précisément défini par sa structure spatiotemporelle et sa composition en matière, rayonnement, et toute autre forme d’énergie. L’univers n’est plus seulement une idée : il devient une chose prosaïquement descriptible, un être dépoétisé qu’on peut mettre en équations. « On parle de l’univers d’Einstein, de celui de Sitter, d’Eddington, remarquait Gaston Bachelard. L’univers est devenu un brevet d’ingénieur2. »

Mais curieusement, le scepticisme à l’égard de la possibilité d’une authentique cosmologie scientifique dura une bonne partie du XXe siècle. A la fin des années 1930, de grands esprits continuaient de penser que l’idée d’univers échappe à l’intuition et transcende la logique : notre intellect ne saurait donc avoir jamais prise sur elle, car penser l’univers ne peut se faire qu’en se mettant hors de lui, ce qui est par définition impossible ; de plus, si l’univers ressemblait à quelque chose, il ne serait pas tout, et s’il ne ressemble à rien, comment pourrait-on le saisir par la pensée ?

Ces réserves en forme de fin de non-recevoir peuvent se comprendre, car un détail avait certainement échappé à ceux qui doutaient qu’une science de l’univers fût possible : la cosmologie scientifique prend le mot « univers » dans un sens plus restreint que la philosophie traditionnelle. Elle se présente en effet comme la science des phénomènes naturels pris dans leur totalité. Or, science de la totalité ne veut pas nécessairement dire science de tout ce qui existe (une telle ambition serait effectivement chimérique), mais science de ce qui, dans les phénomènes naturels, les rassemble et les ordonne en une totalité par le biais de lois universelles. Dans la bouche d’un philosophe ou d’un logicien, le mot « univers » peut désigner quelque chose de beaucoup plus large, par exemple tout ce qui peut faire l’objet d’un discours conforme aux lois de la logique, comme les nombres, les êtres imaginaires, les lois civiles, les phénomènes de conscience, toutes choses qui ont certes des supports physiques, mais qui n’« existent » pas de la même façon que ces supports. La cosmologie scientifique, elle, limite son cadre et ses ambitions : elle ne s’occupe que des choses qui ont une existence physique avérée (ou de celles dont on pense qu’elles pourraient en avoir une, telles l’énergie noire et la matière noire), ce qui lui impose tout naturellement de s’appuyer sur l’ensemble des sciences physiques. L’univers des cosmologistes est donc quelque chose de très spécial, un concept qui n’avait guère été pensé avant l’avènement de la physique relativiste.

« L ’astronome doté d’un instrument gigantesque » , c’est Edwin Hubble, qui découvrit en 1929 la récession des galaxies grâce au télescope Hooker placé sur le mont Wilson : celles-ci s’éloignent les unes des autres à une vitesse d’autant plus élevée que leur distance est grande. C’est la preuve que l’univers est « en expansion » et non statique (en réalité, ce ne sont pas les galaxies qui se déplacent, mais l’espace lui-même qui s’étend, emportant avec lui les galaxies).

Depuis cette période inaugurale, les instruments de la cosmologie n’ont cessé de se perfectionner, permettant des mesures précises qui concernent bel et bien l’univers en tant que phénomène, et pas seulement une catégorie de phénomènes qui se produiraient localement en son sein. Ces avancées permettent de poser scientifiquement des questions vertigineuses portant sur l’univers lui-même et son histoire : Que contient-il ? A-t-il eu une origine ? Comment évolue-t-il ? Et aura-t-il, comme cet article, une fin ? ■

Grâce à Albert Einstein, l’univers est devenu un authentique objet physique, précisément défini par sa structure spatiotemporelle et sa composition en matière, rayonnement, et toute autre forme d’énergie.

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