La mort n’est qu’un « bug » que Google va corriger. Au siège social de l’entreprise la plus puissante du monde, à Mountain View, Silicon Valley, on prépare un monde peuplé d’humains qui vivront plusieurs siècles.
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La mort n’est qu’un « bug » que Google va corriger. Au siège social de l’entreprise la plus puissante du monde, à Mountain View, Silicon Valley, on prépare un monde peuplé d’humains qui vivront plusieurs siècles. © Jean Marie Hosatte
N° 124 - Automne 2017

La vie éternelle commence en 2045

L’homme est une chaise. Voilà la réponse que l’on obtiendrait si l’on posait aux « Tech Titans » de la Silicon Valley la question énoncée par le biologiste Jean Rostand : « L’homme est-il une chaise ou une fleur ? »

En d’autres termes, l’homme peut-il vivre, durer une éternité à condition d’être réparé et entretenu quand il le faut ou porte-t-il en lui le programme de sa destruction qui le condamne sans appel à vieillir, se dégrader et mourir ?

En d’autres termes encore : existe-t-il une solution technologique à la mort ? L’immortalité est-elle techniquement accessible ?

Ce problème taraude tout particulièrement les personnages les plus puissants de la Silicon Valley depuis la mort de Steve Jobs, en octobre 2011. Le désarroi du génial créateur d’Apple face à sa fin prématurée, à 54 ans seulement, a frappé l’esprit des autres membres de la haute noblesse high-tech.

Quelques heures avant sa mort, Jobs trouvait encore la force de s’insurger contre la perte que son trépas représentait pour le progrès de l’humanité : « J’aime croire que quelque chose survit après notre passage. Il est étrange d’accumuler toute cette expérience et un peu de sagesse pour que tout s’évanouisse brutalement. Alors, j’ai envie de croire que quelque chose perdure, peut-être notre conscience. Mais d’un autre côté, c’est peut-être comme un interrupteur On / Off. Clic et plus rien. C’est sûrement pour cela que je n’ai jamais aimé les interrupteurs On / Off sur les produits Apple. »

Depuis que Steve Jobs est mort, Facebook rassemble plus d’abonnés que la Chine ne compte d’habitants. Personne n’a autant d’influence sur le quotidien d’un si grand nombre d’êtres humains que les dirigeants de Google. Amazon pourrait bien réaliser l’ambition de Jeff Bezos de contrôler la plus grande part du commerce mondial. Chaque année, la Silicon Valley produit plusieurs milliers de millionnaires et au moins une dizaine de milliardaires en dollars. Mais à quoi bon cette puissance, ces richesses si ceux qui les contrôlent doivent vieillir, tomber malades et mourir ?

Pour ne pas être confronté à cette désespérante absurdité, il suffirait finalement de ne pas mourir.

À QUOI BON CETTE PUISSANCE, CES RICHESSES SI CEUX QUI LES CONTRÔLENT DOIVENT VIEILLIR, TOMBER MALADES ET MOURIR ?

Il faut trouver une solution à la mort en s’attaquant à elle, comme un ennemi, à un concurrent. Il faut la faire disparaître, l’empêcher de réduire la quête de puissance et le génie des hommes à une simple futilité.

Les maîtres de la Silicon Valley se revendiquent « thanatophobes ». À la tête de leur croisade contre la mort, on trouve Peter Thiel, génie des mathématiques, des échecs et des affaires. En 2001, Peter Thiel, un tout jeune trentenaire et son ami, Elon Musk, fondent Pay Pal qu’ils revendent quelques années plus tard pour 1,5 milliard de dollars. Cela laisse assez d’argent à Thiel pour qu’il accepte de financer sans hésiter le projet de réseau social que vient lui présenter le tout jeune Mark Zuckerberg. Ses parts dans Facebook et dans une infinité d’autres sociétés font de Thiel un homme immensément riche et puissant. Mais la mort lui gâche la vie. Il la refuse. En fait, Peter Thiel craint moins de mourir qu’il ne déteste « l’idéologie de l’inéluctabilité de la mort pour chaque individu » à laquelle les foules se soumettent parce qu’elles ne la conçoivent pas vraiment. Pour Thiel, la mort n’est qu’un problème technique que la puissance de calcul des ordinateurs va bientôt finir par régler.

En attendant ce jour, Thiel cherche à s’assurer qu’il vivra jusqu’à 120 ans au moins pour laisser le temps aux génies de la Silicon Valley de trouver un moyen de tuer la mort. L’année dernière, la rumeur a couru que Thiel était un adepte de la parabiose, une technique qui consiste à se faire injecter des doses massives de sang de jeunes adolescents pour ralentir le vieillissement de ses cellules. L’information a été très mollement démentie et dans des termes très ambigus par le milliardaire, qui déclare cependant « s’intéresser de près à cette histoire de parabiose parce qu’il y a dans ce domaine des choses qui ont été étrangement négligées » par les chercheurs.

Thiel est beaucoup moins discret sur ses investissements massifs dans Halcyon Molecular, une entreprise dont l’ambition était de réaliser le séquençage complet du génome humain afin d’y dénicher les mécanismes qui amorcent le vieillissement puis la mort. Le patron d’Halcyon Molecular prétendait que la solution pour vivre des milliers, des millions, des milliards d’années était à portée de main. L’aventure a tourné court, mais Peter Thiel ne regrette pas le moindre million de dollars qu’il a investi dans la société.

LA MORT N’EST QU’UN PROBLÈME TECHNIQUE QUE LA PUISSANCE DE CALCUL DES ORDINATEURS VA BIENTÔT FINIR PAR RÉGLER.

Le docteur Max More, Président d’Alcor.
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© Jean Marie Hosatte
Le docteur Max More, Président d’Alcor.

L’année dernière, Mark Zuckerberg et son épouse Priscilla Chan ont annoncé qu’ils dépenseraient trois milliards de dollars en dix ans pour éradiquer – toutes – les maladies.

Plus discrètement, Larry Page et Sergey Brin, les patrons fondateurs de Google, ont créé Calico (California Life Company) pour trouver une solution au vieillissement afin d’éviter les maladies qui l’accompagnent. Calico est dirigée depuis 2014 par Cynthia Kenyon, une scientifique qui, en 1986, a réalisé le prodige de multiplier par six la durée de vie d’un ver en modifiant un gène de la bestiole.

Enfin, ce n’est certainement pas un hasard si Google Venture, le fonds d’investissement de Google disposant de 3 milliards de dollars, est dirigé par Bill Maris, un génie de la finance qui n’en est pas moins convaincu que les humains vivront, très prochainement, au moins cinq siècles.

Depuis qu’il se sait porteur d’un gène qui indique un risque élevé de souffrir un jour de la maladie de Parkinson, Sergey Brin semble être animé d’une formidable impatience à financer toutes les recherches qui lui semblent prometteuses d’une libération de son angoisse de mourir trop vite et diminué. Brin, Zuckerberg et Yuri Milner, un richissime investisseur russe, ont créé « The Breakthrough Prize in Life Sciences » doté de 33 millions de dollars.

Les premiers chercheurs distingués par ce prix poursuivent tous de très sérieuses recherches. Mais il arrive que les « Tech Titans » se laissent séduire par des promesses beaucoup plus étranges. Ainsi, David Copperfield a fait l’acquisition de Musha Cay, une île paradisiaque où, selon le célèbre magicien, coulerait la véritable Fontaine de Jouvence. Des insectes morts qui sont tombés dans l’eau de cette source seraient revenus à la vie, des feuilles sèches seraient redevenues vertes. Sergey Brin, Bill Gates, Larry Page et tous les dirigeants des entreprises géantes de la Silicon Valley sont des hôtes réguliers du maître de Musha Cay. Il leur en coûte de 37 000 à 50 000 dollars la nuit pour aller écouter le murmure de la fontaine miraculeuse.

Qu’importe les moyens, l’obsession des thanatophobes est de « vivre assez longtemps pour vivre toujours ». Une donnée fondamentale pour leurs chances d’arriver vivants au jour de la mort de la mort est la vitesse d’accroissement de l’espérance de vie. Les plus optimistes estiment que cette variable est aujourd’hui d’un an de vie gagnée pour un an de vie vécue. Chaque année, notre espérance de vie augmente d’un an mais ce ratio pourrait rapidement passer à dix années gagnées pour deux vécues.

Si tout se passe comme prévu, des milliards d’êtres humains pourront vivre jusqu’à l’avènement de l’ère de l’homme immortel. Il n’y aura bientôt plus de relation entre l’âge que l’on a et la probabilité de mourir dans l’année.

Tout espoir n’est cependant pas perdu pour ceux qui auront été fauchés avant que cette prophétie se réalise. Ils auront la possibilité de se faire « cryopréserver » le crâne, le corps entier s’ils ont un peu plus de moyens – par Alcor, une entreprise installée à Phœnix – évidemment ! – dans l’Arizona.

Alcor n’est pas un cimetière. Les cerveaux humains conservés dans ces fûts remplis d’azote liquide sont « suspendus », en attente d’un téléchargement des informations qu’ils contiennent dans un corps non biologique, indestructible.
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© Jean Marie Hosatte
Alcor n’est pas un cimetière. Les cerveaux humains conservés dans ces fûts remplis d’azote liquide sont « suspendus », en attente d’un téléchargement des informations qu’ils contiennent dans un corps non biologique, indestructible.

À l’origine, le patron anglais d’Alcor se nommait Maximilian O’Connor mais il a choisi de se faire appeler Max More (Max Plus), parce que sa société a pour clients des gens qui veulent plus de vie, plus d’intelligence, plus de liberté. Tout cela, Alcor pourra l’offrir. Bientôt, mais pas tout de suite. En attendant, les « patients » d’Alcor resteront plongés dans un bain d’azote liquide à moins 196 degrés Celsius. Ici, c’est un blasphème de parler de cadavres. Les clients d’Alcor sont « suspendus », inertes comme des pierres gelées, mais bien vivants. Tout dépend, en effet, explique Monsieur More (il rit quand on lui fait remarquer qu’en français, More et Mort se prononcent de la même façon), de l’instant où l’on choisit de prononcer le décès d’un individu. Pour les médecins, la mort est établie quand le cœur a cessé de battre, pour les « Alcoriens », un patient n’est définitivement passé au royaume des ombres que lorsque le manque d’oxygène a commencé à détruire les cellules rendant illusoire une réanimation réussie.

Quand le cœur d’un patient d’Alcor cesse de battre, les techniciens alcoriens ont six minutes pour vider la dépouille de ses fluides vitaux naturels et les remplacer par une sorte de liquide antigel qui protégera les cellules du froid absolu de l’azote liquide. Ensuite la tête du patient est stockée dans une énorme cuve d’acier inoxydable avec celles de dizaines d’autres patients, convaincus qu’un jour la science pourra scanner toutes les informations enfouies dans le cerveau, pour les numériser et les stocker dans un disque dur qui sera intégré à un corps artificiel, indestructible, immortel.

En vertu du principe de la « liberté morphologique », chacun sera libre de choisir l’apparence physique qu’il souhaite. Un humain ne sera plus forcément un être avec une tête, deux jambes, deux bras, deux yeux et un sexe. Tout le projet alcorien, résume Max More, consiste en une sécession d’avec l’ordre naturel, un refus total des faiblesses de cette chair que nous recevons en fardeau à notre naissance. Notre destin en tant qu’espèce, affirme More, est de « déserter notre nature biologique ». En nous affranchissant de nos corps pour ne garder que nos esprits stockés sur des supports indestructibles, le temps de nos vies ne sera plus aussi chichement mesuré. Nos capacités cognitives s’amélioreront au-delà de tout ce qui est aujourd’hui concevable au fur et à mesure que nous éprouverons le besoin de faire une copie améliorée de nous-mêmes. Pour être libres et éternels, il suffit d’admettre que le corps biologique est le malheur de l’esprit, qui est le seul élément constitutif véritable de notre identité.

L’idée n’est pas si nouvelle. Toutes les religions ont exprimé ce besoin de se libérer de l’emprise de la matière à travers les mythes relatifs à la transmigration des âmes, l’éternel retour, la réincarnation. Le catéchisme alcorien n’est en fait qu’une actualisation high-tech de la Gnose, cette philosophie de vie partagée par quelques groupes parmi les premiers chrétiens. Ces hérétiques, selon l’Église, étaient convaincus que la matière n’avait pas été créée par Dieu mais par une divinité maléfique, le Démiurge. Les hommes étaient, selon eux, des étincelles de divinité, des éclairs de perfection absolue pris au piège dans la corruption de la chair. La rédemption passe par la libération des corps.

NOTRE DESTIN EN TANT QU’ESPÈCE EST DE DÉSERTER NOTRE NATURE BIOLOGIQUE.

Le lien entre Google et Alcor est assuré par Ray Kurzweil, un scientifique génial que Google a recruté en 2012, pour en faire son directeur de l’ingénierie. Kurzweil avait déjà amassé une fortune personnelle colossale en déposant d’innombrables brevets. C’est lui qui doit préparer pour Google le monde de l’humanité immortelle. S’il advenait que la mort l’emporte prématurément, la tête de Kurzweil serait conservée dans les locaux d’Alcor. Son attente avant sa résurrection numérique ne devrait pas être trop longue, une trentaine d’années tout au plus. En 2045, en effet, nous entrerons dans l’ère de la Singularité, un temps où la puissance de calcul des ordinateurs sera si démesurée que les machines pourront scanner nos cerveaux, en extirper le moindre souvenir pour nous dupliquer en créature immortelle de titane et de silicium.

Nous existerons, mais désincarnés, libres et purs esprits, amas de données numériques dématérialisés, remodelables à l’infini. La mort sera morte mais ce triomphe aura été obtenu au prix de la disparition de l’humain.

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