Un personnage de KAWS. L’artiste urbain star qui reprend les grandes figures de la pop culture est très apprécié en Asie.
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Un personnage de KAWS. L’artiste urbain star qui reprend les grandes figures de la pop culture est très apprécié en Asie. © Lisanto QX
N° 133 - Automne 2020

Le paradoxe de l’art de la rue

Soutenu par la puissance des réseaux sociaux et plébiscité par le public, le street art a le vent en poupe. Pour autant, ses acteurs peinent à être reconnus par le système de l’art.

L’annonce a dû lui faire un drôle d’effet. Le 9  juillet  2020, Harald Naegeli, 80  ans, apprenait que Zurich lui décernait son Prix artistique de l’année. Un honneur inopiné, l’artiste entretenant avec sa ville natale un rapport contrarié. En 1981, ne le condamnait-elle pas à 9 mois de prison et à 100’000  francs d’amende pour avoir sprayé ses personnages filiformes sur les murs de ses bâtiments officiels ? Quarante ans plus tard, tout est pardonné. Dans son communiqué, la Ville de Zurich salue un artiste « qui a remis en cause la notion normative et une compréhension dominante et institutionnelle de l’art. De manière particulièrement acharnée, il a dérangé l’ordre établi à travers ses interventions dans l’espace public, convaincu que l’art devait transgresser les limites que la société lui impose. » Harald Naegeli empoche 50’000 francs et voit certaines de ses œuvres désormais inscrites à l’inventaire de la ville. Cela dit, la Municipalité a pris le soin de préciser que la pratique du graffiti restait rigoureusement interdite.

Dans les rues de Londres, Banksy rend hommage à Jean-Michel Basquiat, l’ancien graffeur devenu poids-lourd du marché de l’art.
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© Ungry Young Man
Dans les rues de Londres, Banksy rend hommage à Jean-Michel Basquiat, l’ancien graffeur devenu poids-lourd du marché de l’art.
Vue de l’exposition La fine ligne à la Kunsthalle de Saint-Gall. Le Neuchâtelois Simon Paccaud s’exprime aussi bien dans la rue que dans les centres d’art.
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© Kunst Halle Sankt Gallen, Sebastian Schaub
Vue de l’exposition La fine ligne à la Kunsthalle de Saint-Gall. Le Neuchâtelois Simon Paccaud s’exprime aussi bien dans la rue que dans les centres d’art.

La nouvelle marque en cela un profond changement dans les mentalités suisses : celui du statut du graffiti qui accède au rang des beaux-arts. De délinquant, le « Sprayeur de Zurich » est donc devenu un street artist.

Stars de la bombe

Depuis Lascaux, l’homme s’est toujours ingénié à dessiner sur les murs. Il s’est aussi retrouvé plus tard avec un gendarme sur le dos pour qui peindre la ville représente un délit, une défiguration de l’espace public. Les amendes ne vont arrêter personne. Au XXe  siècle, l’invention de la peinture en spray encourage cette pratique clandestine. Des stars de la bombe émergent. À New York à la fin des années 1970 Futura 2000, Daze et Lady Pink sont aussi célèbres qu’Andy Warhol et Picasso. Le milieu de l’art s’intéresse à ces fauves qui surgissent du hip-hop et de la culture skate, mais en les observant de loin. En 1983, le galeriste Sydney Janis, proche des peintres de l’expressionisme abstrait comme Jackson Pollock et Mark Rothko, expose à New York 18 artistes venus du graffiti. Il restera l’un des rares marchands « classiques » à opérer ce type de rapprochement. Les deux activités vont ainsi avancer en parallèle, chacune avec ses galeries, ses foires et ses collectionneurs. Les prés carrés sont bien gardés. Les musées, eux, organisent quelques rétrospectives à partir des années 1990, sans pour autant vraiment ouvrir le genre à leur collection. « Ils se sont surtout intéressés à l’enregistrement dans les années 1980 de ce qui s’appelait alors ‹ le graffiti ›, explique Lionel Bovier, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco). Je pense à des artistes comme Jean-Michel Basquiat qui graffait dans la rue sous le pseudonyme de SAMO avant de devenir peintre ou encore à Keith Haring. À la base, tous les deux possédaient une culture artistique. Ils avaient aussi compris que transposer des graffes sur une toile n’était pas suffisant pour être validé dans le champ de l’art. »

Produits dérivés

Les temps ont changé depuis lors. Sans être autorisé, l’art urbain en 2020 est presque devenu respectable. Une génération est apparue, qui a le vent de la colère du monde en poupe et un sens appuyé du spectaculaire pour délivrer ses messages universels dans la rue. On parle de KAWS et ses art toys pop inspirés des cartoons, de JR et ses installations photographiques géantes qui dénoncent le sort des minorités maltraitées et bien sûr de Banksy, l’artiste urbain masqué dont chaque intervention déclenche une frénésie médiatique. « Par rapport au graffiti qui peut entretenir des liens avec la scène artistique et son histoire, le street art est plus compliqué à gérer pour un musée », reprend Lionel Bovier. La position du domaine de l’art a longtemps été de se départir de l’industrie culturelle. Or les nouveaux acteurs du street art viennent de là. Ils se situent à la marge du design, de l’art et de la communication et peuvent passer d’un dessin sur un mur à la production d’une coque de smartphone. Ils ont grandi en voyant des artistes comme Takashi Murakami qui vit au Japon où le public ne fait pas de distinction entre une œuvre unique et sa déclinaison en produit dérivé. »

Ce merchandising, Keith Haring l’avait déjà exploité en fabriquant des tee-shirt et des casquettes à l’effigie de ses personnages, mais jamais à l’échelle de KAWS qui collabore régulièrement avec des marques de mode comme Uniqlo, Dior ou Comme des Garçons. « Dans un musée, ce mélange de genre pose un problème. Exposez une sculpture de Jeff Koons à côté d’un personnage de KAWS, par exemple. Esthétiquement, on pourrait s’attendre à ce que cela fonctionne alors qu’en fait les deux artistes ne parlent pas du tout de la même chose. »

Simon Paccaud a démarré sa carrière en traçant des tags et des dessins dans les rues de Suisse romande sous le pseudo de OCLB (On casse la baraque). Cet été, il exposait certaines de ses œuvres inspirées de sa pratique urbaine à la Kunsthalle de Saint-Gall. Depuis septembre, le Neuchâtelois participe aussi à Des seins à dessein qui récolte des fonds pour la lutte contre le cancer du sein à l’Espace Arlaud à Lausanne. « Même si j’expose dans des centres d’art, je n’ai jamais cessé de peindre sur des murs, là où mon travail touche le plus de monde, explique l’artiste qui préfère au terme de street artist celui d’artisan. J’aime ‹ être › et ‹ faire › de n’importe quelle manière. Pour moi, ce qui se trouve dans la rue doit y rester, même si je suis conscient que des compromis sont indispensables. Les réseaux sociaux sont très efficaces pour communiquer sur mon travail, mais je n’irai pas jusqu’à dire que je pourrais totalement me passer des institutions. Ce sont elles qui me soutiennent depuis le début. Trouver une ou deux galeries ferait de moi le plus heureux des hommes. Cela m’assurerait de quoi continuer à avancer. »

Comme des marques

Quelques puissants marchands d’art contemporain ont ainsi intégré à leurs écuries ces grands noms du street art qui se vendent désormais comme des marques. Un deal gagnant-gagnant. C’est le cas de KAWS qui expose chez Skarstedt, la galerie basée à Londres et à New York qui représente Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Franz West et Richard Prince. C’est aussi celui de JR, poulain d’Emmanuel Perrotin à Paris, le galeriste de Takashi Murakami, Maurizio Cattelan, Pierre Soulages, et qui travaille aussi avec la galerie Continua à San Gimignano, le marchand d’Ai Weiwei, Anish Kapoor et Michelangelo Pistoletto. JR qui, invité par le Louvre en 2019, faisait disparaître sa fameuse pyramide en la recouvrant d’un trompe-l’œil en papier. À New York, le Brooklyn Museum consacrait une grande exposition à l’artiste français en février de cette année. Il organisera celle de KAWS en 2021. Le besoin de légitimité pousserait-il ces artistes dans les bras d’un système qui peine à leur accorder sa reconnaissance ? « Je ne pense pas, estime Lionel Bovier. KAWS est aussi un collectionneur d’art contemporain. Il aime l’idée que ses sculptures puissent être vues dans les mêmes endroits où se trouvent les artistes qu’il apprécie. En fait, la question n’est pas de savoir si les musées ont besoin des street artists, mais si eux ont besoin de nous. Je n’en suis pas persuadé. »

En 2019, le musée du Louvre invitait JR à intervenir sur sa pyramide.
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© EUtouring.com
En 2019, le musée du Louvre invitait JR à intervenir sur sa pyramide.

Certaines maisons de vente aux enchères ont en tout cas flairé le potentiel de cet art qui fait beaucoup parler de lui. En 2006, Art Curial devenait la première à ouvrir un département d’art urbain. Sotheby’s et Christie’s n’ont, pour l’instant, pas suivi. « Nous proposons parfois des travaux de KAWS et de Banksy dans nos ventes, mais n’avons pas de département consacré au street art. Nous travaillons essentiellement avec des marchés très établis et des artistes reconnus qui ont des acheteurs », explique Garrett Landolt, spécialiste en art d’après-guerre et contemporain chez Christie’s. En novembre 2011, la maison de vente britannique était pourtant la première à proposer une œuvre de KAWS à l’encan. La cote de l’artiste américain s’est depuis lors envolée jusqu’à atteindre 14,7 millions de dollars pour une peinture vendue en 2019 par Sotheby’s à Hong-kong. « C’est un artiste très apprécié en Asie notamment. Face à la situation actuelle, il faudra voir comment tout cela va évoluer. Le marché du street art reste très volatil et ses œuvres parfois difficiles à authentifier. »

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