N° 140 - Printemps 2023

« Course contre la montre », dites-vous ?

On passe son temps à lui courir après ou à tenter de le freiner. Petite leçon philosophique autour du temps, cet objet immuable qui trompe tout le monde.

Déplorant que nos agendas soient sursaturés, assistant passivement à ce que Paul Valéry appelait déjà la « scintillation fantastique des événements1 », déplorant que tout fonce, à commencer par nous-mêmes, nous nous exclamons, à bout de souffle : « Le temps s’accélère ! » Comme si le temps épousait le rythme de nos propres trépidations, voire nous courait après, tout énervé, armé d’une fourche ou d’une pique. Ainsi nos jeux de langage dotent-ils le temps d’une vitesse, et même d’une accélération. Est-ce bien raisonnable ? Une vitesse exprime la façon dont une certaine grandeur varie au cours du temps.

Mais alors, comment la vitesse du temps pourrait-elle se définir ? Il faudrait pouvoir exprimer de combien le cours du temps se décale par rapport… au cours du temps, c’est-à-dire, par rapport à lui-même. On voit par-là que la vitesse du temps ne pourrait se dire que par des quasi-tautologies, par des phrases du type : « Le temps est cette chose mystérieuse qui avance de vingt-quatre heures… toutes les vingt-quatre heures. » Et nous serions bien avancés !

LEÇON RELATIVISTE

En réalité, le temps n’a pas de vitesse et il n’accélère point : une seconde aujourd’hui a très exactement la même durée qu’une seconde il y a vingt ans ou il y a un milliard d’années. D’ailleurs, si les secondes d’aujourd’hui ne duraient plus qu’une demi-seconde, nous dirions qu’il s’agit de demi-secondes et non pas de secondes. Lorsque les choses deviennent confuses, comme c’est le cas ici, il peut être utile de se décentrer en faisant un saut dans le passé.

Lorsqu’il était étudiant à l’Institut polytechnique de Zurich, entre 1896 et 1899, Albert Einstein eut pour professeur de mathématiques un certain Hermann Minkowski. Ce professeur n’éprouvait guère d’estime pour Einstein, qu’il jugeait paresseux et qui lui semblait se soucier des mathématiques comme d’une guigne. Il changera toutefois d’avis quelques années plus tard, une fois que son ancien élève eut révolutionné les bases de la physique.

En décembre 1907, Hermann Minkowski donna à Göttingen une conférence enthousiaste sur la théorie de la relativité. Opérant une élégante volte-face, il déclara que son ancien élève avait raison de bout en bout, que l’espace et le temps absolus n’étaient que des ombres vaines désormais vouées à l’oubli et que seule une certaine combinaison des deux – une « union sacrée », dira-t-il – devait subsister. Il se chargea lui-même de formaliser mathématiquement cette union sacrée qu’il baptisa l’« espace-temps », sorte de bloc rigide à quatre dimensions. Un événement qui a lieu dans un espace à trois dimensions à un instant donné s’y trouve représenté par un point ayant quatre coordonnées, tandis qu’une suite d’événements consécutifs y dessine ce qu’on appelle une « ligne d’univers ».

VITESSE DE LA LUMIÈRE

Quelle conséquence tout cela a-t-il ? me demanderez-vous. Peut-être êtes-vous en ce moment attablés devant votre ordinateur, immobile donc. Eh bien, ce qu’indique la théorie de la relativité, c’est qu’en réalité, lorsque vous demeurez en un lieu fixe de l’espace, vous vous déplacez très vite dans… l’espace-temps ! Vous y foncez même à la vitesse de la lumière, c’est-à-dire à 300’000 kilomètres par seconde. Et si vous vous déplaciez à une certaine vitesse dans l’espace, la théorie d’Einstein dirait la même chose : tous les corps matériels vont tout le temps à la vitesse de la lumière dans l’espace-temps, quelle que soit leur vitesse de déplacement dans l’espace. Pour être plus précis, la théorie explique que lorsqu’un observateur se met en mouvement dans l’espace, il change simplement la direction de sa trajectoire dans l’espace-temps, autrement dit, il incline sa ligne de l’univers, ce qui a pour effet de ralentir la vitesse à laquelle il va vers le futur… Mais il ne faut pas trop rêver : ce n’est pas avec nos modestes footings à 10 ou 15 km/h, vitesse négligeable par rapport à celle de la lumière, que nous pouvons espérer provoquer le moindre effet tangible en ce domaine. Il n’empêche : il est intellectuellement précieux de songer, lorsque nous faisons la queue devant une boulangerie ou ailleurs, immobiles en apparence, que notre vitesse dans cette sorte d’ailleurs qu’est l’espace-temps est en réalité celle d’un photon. Vous verrez, cela rend moins impatient.

QUE MONTRE UNE MONTRE ?

Nous parlons souvent d’une « course contre la montre » à laquelle nous serions sommés de participer. De quoi s’agit-il ? Notons d’abord qu’être pressé, ce n’est pas la même chose que se hâter. On se hâte en faisant prestement mouvement vers un but singulier qu’on désire : on est alors aspiré par ce but, comme tiré par lui. La hâte est toujours la conséquence d’une impatience, d’un élan, d’une excitation. C’est simple : on se hâte quand on a hâte. C’est pourquoi la hâte est toujours dynamique et dynamisante, parfois même pourvoyeuse de joie.

Être pressé relève d’une autre configuration. C’est la conséquence, non d’un désir, mais d’une contrainte ou d’une obligation : on est poussé plutôt qu’aspiré vers l’échéance, avec la peur d’être en faute, comme si la vie ne se méritait qu’à la condition qu’on la mène tambour battant. Il s’agit alors d’une véritable compétition, qui peut nous consumer littéralement. Car à la fin, parfois, c’est le burn-out. Mais quand cette course est maîtrisée, elle donne au contraire le sentiment d’exister pleinement. Il existe bel et bien une « griserie cinétique », une authentique jouissance à dominer l’urgence. Lorsque nous parlons ainsi de course « contre la montre », nous sous-entendons que la montre serait le symbole suprême du temps, son incarnation véritable, c’est-à-dire un objet intrinsèquement plus temporel que tous les autres. Posons-nous sérieusement la question : que montre au juste une montre ? Du temps, bien sûr ! répondent sans hésiter ceux qui ont la langue bien « pendule ». Pourtant, l’idée que le temps manifesterait une présence plus forte de lui-même dans tout ce qui relève de l’horlogerie ne va pas de soi.

DÉGUISEMENT DU TEMPS

Une montre donne l’heure, nous sommes bien d’accord. Elle passe même ses heures à la donner, mais montre-t-elle le temps pour autant ? Non. Elle le dissimule plutôt derrière le masque convaincant d’une mobilité parfaitement régulière, celle de ses aiguilles. En habillant ainsi le temps de mouvement, elle transmute son essence : le temps devient un avatar de l’espace, la doublure imperceptible d’une cinématique qui, elle, est parfaitement visible. On rétorquera que toute montre est également un chronomètre au motif qu’elle mesure des durées. Certes, mais la figuration d’une durée par l’entremise d’un déplacement dans l’espace n’exhibe nullement le temps qui a fabriqué cette durée. Elle ne dévoile rien du mécanisme mystérieux par lequel tout instant présent, aussitôt apparu, disparaît pour laisser place à un autre instant présent, qui lui-même se retirera pour faire advenir l’instant suivant, et ainsi de suite.

Or, le temps est précisément cette machine à renouveler en permanence l’instant présent, qui est toujours là tout en étant chaque fois inédit. Ce moteur intime du temps n’étant pas montré par la montre, il apparaît abusif de dire que les montres montrent le temps.

En réalité, le temps loge hors de l’horloge. Plus précisément, il n’y a pas plus de temps à l’intérieur qu’à l’extérieur d’une montre, en elle qu’en dehors d’elle, pour la simple raison que le temps ne s’exhibe nulle part de façon directe : il ne se livre jamais comme un phénomène brut. Nous ne percevons en réalité que ses effets, ses atours, ses déguisements, qui tous nous trompent sur sa véritable nature. Le temps ne se confond jamais avec les divers déploiements qu’il rend possibles. C’est plutôt un « grand maigre »2, comme disait Minette, l’un des personnages de Balzac, un grand maigre qui ne se montre jamais qu’étoffé par les divers oripeaux que lui prêtent les phénomènes temporels.

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