N° 141 - Été 2023

Paroles d’homme

« La parole est d’argent, le silence est d’or. » Un proverbe sur lequel méditer dans notre société bavarde, où même les machines se mettent à trop parler.

Nous nous trouvons désormais pris dans un flot de paroles incessant au sein duquel nous sommes sommés de donner un avis à tout bout de champ. Ce régime de la palabre à tous les étages a même ceci d’envahissant qu’il se trouve mécaniquement dopé par le fait que le commentaire est devenu un spectacle et l’information un divertissement.

GRAND TAISEUX

Ce constat implacable m’incite à évoquer, en guise de contre-exemple, la figure de Paul Adrien Maurice Dirac, ce physicien britannique qui prédit l’existence de l’antimatière dans les années 30. Lui qui fut un grand taiseux, un champion olympique de laconisme, peut en effet nous donner quelques leçons en matière de discrétion verbale. À ce sujet, les anecdotes abondent.

En 1931, alors en séjour à l’Université du Wisconsin, il propulsa ainsi un journaliste aux confins de la crise de nerfs :

– Professeur Dirac, j’ai remarqué que vous aviez beaucoup d’initiales devant votre nom de famille : P, A, et M. Ont-elles une signification particulière ?
– Non.
– Vous voulez dire que je peux les interpréter à ma guise ?
– Oui.
– Par exemple, si je disais que les lettres P, A et M signifient Poincaré, Aloysius et Mussolini, cela vous irait ?
– Oui.
– Pouvez-vous me donner des nouvelles de vos recherches ?
– Non.
– Qu’est-ce que vous aimez le plus en Amérique ?
– Les pommes de terre.
– Allez-vous au cinéma ?
– Oui.
– Quand ?
– En 1920.
Et, après un long silence :
– Peut-être aussi en 1930.

On pourrait penser que le laconisme de Dirac était réservé aux reporters, mais il ne se montrait guère plus prolixe avec ses collègues. En octobre 1927, à Bruxelles, lors du cinquième Conseil Solvay, d’aucuns ont pu surprendre cet échange entre Niels Bohr et lui.

Bohr : Dirac, sur quoi travaillez-vous ?
Dirac : J’essaie d’élaborer une théorie relativiste de l’électron.
Bohr : Mais Klein a déjà résolu le problème !
Dirac : Je ne crois pas.

Je précise que le Klein en question était le physicien suédois Oskar Klein qui, en même temps que Walter Gordon, trouva l’équation qui régit l’évolution, non pas d’un électron, mais d’une particule de spin nul et de masse non nulle.

#141 – Horizons – Paroles d’homme.
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(Nicolas Zentner)
#141 – Horizons – Paroles d’homme.

Dirac fut-il plus sociable avec les grands de ce monde que sa célébrité de Prix Nobel l’amenait à fréquenter ? Pas vraiment. Lors d’un dîner donné à Cambridge, au beau milieu de convives qui caquetaient, le physicien se retrouva assis aux côtés d’un ministre. Connaissant la réputation de son voisin, l’homme politique se demandait comment engager la conversation. Ce soir-là, le vent soufflait très fort et le spectacle d’arbres courbés par les bourrasques inspira le brave ministre, qui finit par lâcher : « It is very windy today, isn’t it? » Dirac se leva sans dire un mot, puis se dirigea vers la terrasse. Le ministre, interdit, pensa l’avoir offensé. Dirac ouvrit la porte-fenêtre, fit un pas dehors, huma l’air, puis revint tranquillement s’asseoir à sa table et déclara : « Yes, Sir. »

Comment expliquer cette parcimonie verbale ? Sans doute par le fait que Dirac ne voulait dire que des choses vraies, sans jamais rien céder aux facilités du commentaire. Convaincu que l’artillerie demeure l’unique domaine dans lequel l’abondance de la mitraille compense l’imprécision du tir, il ne parlait que lorsqu’il jugeait la chose absolument indispensable en usant du plus petit nombre de mots possible. C’était un minimaliste.

CONVAINCU QUE L’ARTILLERIE DEMEURE L’UNIQUE DOMAINE DANS LEQUEL L’ABONDANCE DE LA MITRAILLE COMPENSE L’IMPRÉCISION DU TIR, DIRAC NE PARLAIT QUE LORSQU’IL JUGEAIT LA CHOSE ABSOLUMENT INDISPENSABLE.

CURIEUSE INJONCTION

Questionné par l’historien des sciences Thomas Kuhn en mai 1963, il livra toutefois une autre interprétation de ce trait de caractère. Sa famille paternelle était originaire du village de Dirac, en Charente, qui lui a donné son nom, mais elle quitta la France pendant les guerres napoléoniennes pour s’établir à Genève. En 1888, Charles Dirac, le futur père de Paul, décida de quitter sa famille pour s’établir en Angleterre. Un peu plus tard, il y rencontra celle qui allait devenir sa femme et la mère de ses trois enfants, dont Paul Adrien Maurice. Jusque-là, je vous l’accorde, rien qui puisse prédisposer une progéniture au laconisme. Sauf que Charles Dirac conservait un amour nostalgique pour sa langue maternelle et qu’il avait par ailleurs hérité de son père un autoritarisme maladif. Le résultat en fut cette curieuse injonction qu’il adressa à ses enfants : ils ne devaient jamais lui parler qu’en français. Or le petit Paul était incapable de s’exprimer correctement dans cette langue. Dès son plus jeune âge, il préféra donc demeurer silencieux, autant que possible.

MAIS QUE DEVIENT LA PAROLE LORSQUE DES INTELLIGENCES ARTIFICIELLES NE COMPRENANT RIEN AU SENS DES MOTS DONNENT DE LA VOIX ET, COMME IVRES D’ELLES-MÊMES, DISENT ‹ JE › ?

LA FAUTE À EDISON

Si le comportement de Dirac semble aujourd’hui si extraordinairement démodé, c’est aussi parce que, désormais, même les machines produisent des phrases en langage naturel, à l’instar de ChatGPT, mais sans comprendre un traître mot de ce qu’elles débitent. Cette mutation est si profonde que Monique Atlan et Roger-Pol Droit ont raison de noter dans leur livre Quand la parole détruit (Éd. de l’Observatoire) : « À travers le relais des machines, des écrans, des enregistreurs, la parole se transforme. Ses caractéristiques fondamentales d’interrelation et d’échanges se trouvent bousculées, subrepticement déplacées ou remises en cause. Les liens entre voix, parole et présence corporelle se modifient. Le rapport de la parole au temps est modifié. Sa relation aux autres est transformée. Ce qui est en cours est bien une mutation des liens profonds de chaque personne aux mots de sa langue, à l’expression de ses désirs personnels, finalement à sa propre existence. »

Afin de bien mesurer l’ampleur de cette révolution du statut de la parole que nous vivons, effectuons un petit voyage dans le temps. Nous sommes le 11 mars 1878, dans l’amphithéâtre de l’Académie des Sciences, qui est comble. Tous les yeux sont rivés et les oreilles tendues vers une curieuse invention : le phonographe de Thomas Edison. Le physicien Théodose du Moncel, assisté par le représentant de la société Edison en Europe, s’apprête à faire entendre les prouesses de l’appareil. Camille Flammarion, qui fait partie de l’assistance, raconte : « L’appareil se mit docilement à réciter la phrase enregistrée sur son rouleau. Alors, on vit un académicien d’un âge mûr, l’esprit pénétré – saturé même – des traditions de sa culture classique, se révolter noblement contre l’audace du novateur, se précipiter sur le représentant d’Edison et le saisir à la gorge en s’écriant ‹ Misérable ! Nous ne serons pas dupes d’un ventriloque ! › Ce membre de l’académie s’appelait Monsieur Bouillaud. »

LANGAGE FORMATÉ

Il est facile de voir à quel point nous n’en sommes plus là. Les machines parlantes (« agents conversationnels » en bon français, chatbots en anglais ordinaire) nous sont devenues familières : elles influencent désormais nos comportements et participent à l’avènement de ce qu’on pourrait appeler une informatique « affective », voire « humanoïde ». Mais que devient la parole lorsqu’elle cesse d’être humaine ? Lorsque des intelligences artificielles ne comprenant rien au sens des mots donnent de la voix et, comme ivres d’elles-mêmes, disent « je » ? Et, réciproquement, lorsque des humains usent d’« éléments de langage » si prévisibles et si formatés qu’on se demande si ce n’est pas leur propre parole qui, par quelque effet de contagion, a été robotisée ?

« La parole a perdu la parole », disait Emmanuel Levinas. Je dois avouer que je ne saurais précisément dire ce qu’il entendait par là, mais cela ne m’empêche pas de poser cette question : que devrions-nous faire pour qu’il n’ait pas eu tout à fait raison ?

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