N° 142 - Automne 2023

Les faces obscures de la physique

Plus on en sait, moins on comprend. C’est le paradoxe qui agite notre connaissance de l’univers. Nos technologies sophistiquées nous en apprennent toujours plus sur celui-ci, mais en laissant la science dans le noir.

Dans l’une de ses chroniques, Alexandre Vialatte écrivait : « L’esprit de l’homme ne cesse de rêver. Mais aussi de méditer, de supputer, de calculer. Il a envie de savoir et besoin de ne pas comprendre. Bref, de connaître et de s’émerveiller. Nécessités contradictoires : l’une exige de savoir et l’autre d’ignorer. D’où la science et la poésie. » Il avait raison. Car oui, ce qui nous passionne, en définitive, ce sont les énigmes. Or, des énigmes, justement, la cosmologie – autrement dit la science de l’univers – n’a jamais manqué d’en produire : l’univers est-il vraiment né ? Si oui, comment ? De quoi est-il fait ? Qu’est-ce qui pilote son évolution ? Finira-t-il un jour ? D’autant que ces mystères pourraient encore s’épaissir, car il arrive que de nouvelles découvertes accroissent… notre ignorance ! Plus précisément, elles augmentent la connaissance que nous avons de notre ignorance : grâce à elles, on découvre soudain qu’on ne savait pas… alors même qu’on croyait savoir ! D’un coup d’un seul, les perspectives changent et l’horizon se reconfigure.

LE POIDS DE L’UNIVERS

C’est ainsi qu’aujourd’hui les physiciens savent qu’ils ignorent la nature des éléments principaux du mobilier ontologique de l’univers : grâce à des observations astrophysiques permettant notamment de déterminer la densité moyenne de l’univers, ils ont constaté que la matière telle qu’ils la connaissent ne constitue qu’une part très faible du contenu de l’univers, et que tout le reste leur échappe. Nul ne peut prétendre qu’il s’agit là d’un problème marginal ou anecdotique qu’on pourrait écarter d’un revers de main.

Tout d’abord parce qu’en cosmologie, contenu et contenant ont partie liée. Selon la théorie de la relativité générale élaborée par Einstein en 1915, ils adhèrent même l’un à l’autre. Dès lors que le contenu de l’univers joue un rôle crucial dans la dynamique de son évolution, la question de sa nature rejaillit par ricochet causal sur celle de l’origine de l’univers et sur celle de son devenir. Ensuite, parce que ces problèmes conduisent certains physiciens à douter de la validité des lois physiques qui sont utilisées pour décrire l’univers à grande échelle.

Or, si les lois générales de la cosmologie étaient amenées à changer, nos discours en seraient à coup sûr affectés.

L'univers.
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(DR)
L'univers.

C’est pourquoi, depuis quelques années, les physiciens, plutôt que de voir la vie en rose, donnent parfois l’impression de broyer du noir, ce qui a pour effet paradoxal d’exciter leur imaginaire et de leur faire passer des nuits blanches : ils parlent de « matière noire » et d’« énergie noire »… Dans le langage courant, le mot noir sert à dire tantôt l’obscur, le mystérieux, l’effrayant, tantôt le caché, l’inconnu, l’opaque.

Mais que veut-on signifier lorsqu’il dit d’un corps, d’un milieu, d’un objet ou d’une substance qu’ils sont noirs ? Commençons par la matière noire. Depuis plusieurs décennies, l’observation de la dynamique des galaxies incite à supposer, si l’on fait l’hypothèse que les lois de la gravitation sont bien celles que nous connaissons, que la partie visible des galaxies est enveloppée par une masse énorme de matière invisible. Il y aurait en somme une matière « supplémentaire » qui agirait gravitationnellement, mais n’émettrait pas de lumière. Tout récemment, d’autres phénomènes sont venus renforcer le crédit qu’il faut accorder à cette interprétation. On sait, par exemple, que la lumière est déviée par des masses élevées.

Or, pour nous parvenir, la lumière issue de certaines galaxies lointaines a dû passer à proximité d’un amas de galaxies. Sa trajectoire a donc été distordue en cours de route, comme si elle était passée au travers d’un système optique. La galaxie nous apparaît dès lors non plus comme un point brillant, mais comme un arc lumineux (on parle de « mirages gravitationnels »).

De la forme et des dimensions de ces arcs, on peut déduire la masse de l’amas de galaxies responsable de cette déformation. Et le résultat obtenu est sans ambiguïté : la masse de l’amas ainsi mesurée est dix fois supérieure à sa masse apparente, c’est-à-dire à la masse que révèlent les étoiles visibles qu’il contient.

Il y a donc bien de la masse invisible, une matière qui agit gravitationnellement, mais n’émet pas de lumière. Cette matière est dite « noire » au sens où elle demeure mystérieuse, mais elle n’est nullement noire au sens physique du terme. Il s’agit plutôt d’une matière qui n’émet ni n’absorbe de lumière, qui est donc parfaitement transparente. De quoi est-elle faite ? Se pourrait-il qu’elle soit constituée de particules que nous connaissons déjà ? Les physiciens l’ont longtemps pensé, mais ils ne le pensent plus. Si elle existe bel et bien, la matière noire est donc composée de particules radicalement nouvelles. Mais lesquelles ? Nul ne le sait.

LA MATIÈRE VISIBLE, ORDINAIRE, CELLE QUI COMPOSE NOS CORPS, LES PLANÈTES ET LES ÉTOILES, N’EST EN RÉALITÉ QU’UNE FRANGE DU CONTENU DE L’UNIVERS, SON ÉCUME VISIBLE.

Étienne Klein, philosophe des sciences et physicien

ÉNERGIE MYSTÉRIEUSE

Parlons maintenant de l’énergie noire. Il y a une vingtaine d’années, les astrophysiciens ont constaté que l’expansion de l’univers était en phase d’accélération depuis plusieurs milliards d’années. Qu’est-ce à dire ? Dans le processus d’expansion, la gravitation, toujours attractive, fait office de frein : elle tend à rapprocher les objets massifs les uns des autres, de sorte que la matière ne peut que ralentir l’expansion. Mais ce que montrent les mesures, c’est qu’un autre processus s’oppose à elle en jouant au contraire un rôle d’accélérateur. Tout se passe comme si une sorte d’antigravité avait pris la direction des affaires, dilatant de plus en plus l’espace et augmentant sans cesse la vitesse de son expansion.

Quel est le moteur de cette accélération ? Plusieurs pistes sont évoquées, mais aucune n’est sûre. Prudents, les physiciens parlent d’une mystérieuse énergie qu’ils qualifient de « noire », d’une part parce qu’on ne la voit pas, d’autre part parce qu’ils en ignorent la véritable nature.

Les plus courageux avancent quand même quelques hypothèses. L’énergie noire pourrait être la « constante cosmologique », dont elle a la saveur, la couleur et l’odeur, sans qu’on puisse toutefois certifier que la première se confonde avec la seconde. Ce paramètre, introduit par Einstein en 1917, correspond à une sorte de répulsion de l’espace vis-à-vis de lui-même. Dès lors, si sa valeur est non nulle, il devrait imprimer une accélération de l’expansion de l’univers.

VIDE QUANTIQUE

D’autres pistes sont évoquées. Par exemple, que l’énergie noire provienne d’une « matière exotique », capable d’accélérer l’expansion. Radicalement différente de la matière que nous connaissons, elle représenterait une part notable de la masse de l’univers.

Mais de quoi est-elle faite ? La question, là encore, reste entière. Autres exemples parfois cités pour expliquer la nature de l’énergie noire : le vide quantique, même si rien ne permet d’affirmer qu’il exerce une influence gravitationnelle sur l’univers ; d’éventuelles dimensions d’espace-temps supplémentaires ; une mystérieuse « quintessence »…

En attendant d’y voir plus clair, retenons ceci : la matière visible, ordinaire, benoîtement constituée d’atomes, celle qui compose nos corps, les planètes et les étoiles, n’est en réalité qu’une frange du contenu de l’univers, son écume visible. Elle ne représente que 3 ou 4%, pas plus.

Les physiciens savent donc qu’ils ont du pain (noir) sur la planche. Mais heureusement, le télescope spatial Euclide de l’ESA, qui sera bientôt lancé, devrait leur permettre de progresser en recueillant de précieuses données. Et, qui sait, peut-être pourront-ils bientôt reprendre à leur compte cette fulgurance de Gaston Bachelard : « Dans la nuit, de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum. »

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