Grâce à TEDx, les événements se décentralisent. En six ans, plus de 10 000 conférences ont été organisées dans 167 pays.
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Grâce à TEDx, les événements se décentralisent. En six ans, plus de 10 000 conférences
ont été organisées dans 167 pays. © iStock
N° 116 - Printemps 2015

TED, l’industrie des idées

Trente ans après le premier rassemblement, TED est devenu une marque de conférences privées reconnue dans le monde entier. Le phénomène, initialement élitiste, s’est démocratisé et a pu se propager grâce à un public toujours plus avide de savoir. Zoom sur ces conférences aux recettes presque magiques.

Des idées qui valent la peine d’être partagées. » Derrière le slogan des conférences TED, une ambition : celle d’offrir une tribune à tous ceux – scientifiques, artistes, philosophes, professeurs, architectes… – qui veulent changer le monde. Et celle d’offrir aux curieux de toutes les nationalités une ouverture sur ce monde en changement. Le public est là. Pour de nombreuses personnes, la conférence TED est devenue l’événement intellectuel de l’année. Chaque jour, près de 2 millions de présentations – appelées des TED Talks – sont visionnées sur Internet. Avec plus de 1600 Talks mis à disposition, TED a su constituer, en l’espace de huit ans, une bibliothèque aussi vaste qu’éclectique. Celle-ci continue de s’enrichir grâce aux milliers de conférences qui se tiennent en parallèle partout dans le monde – 167 pays en organisent et les conférences diffusées sur Internet sont traduites dans plus d’une centaine de langues.

Mais TED n’a pas toujours été ce phénomène mondial. En 1984, lorsque le designer et architecte américain Richard Saul Wurman organise la toute première conférence TED à Monterey (Californie), l’événement se veut élitiste. Sur invitation seulement, la conférence ne rassemble que 300 convives – professeurs, étudiants et penseurs. Sur scène, la crème de la crème des trois secteurs que TED embrasse – Technology, Entertainment, Design. Parmi eux, le président de Sony USA, qui offre alors une démonstration du disque compact. Ou encore Nicholas Negroponte, le fondateur du très innovant Media Lab du MIT (Massachusetts Institute of Technology), qui, devant l’assistance réunie au Centre de conférences de Monterey, expose sa vision de l’avenir : un monde où les technologies de reconnaissance vocale, écrans tactiles et autres livres électroniques seront largement utilisées. Trois Macintosh sont également exposés, quelques semaines seulement après avoir été dévoilés.

La genèse d’un phénomène

« Au début des années 80, il s’est produit une convergence entre les entreprises technologiques, l’industrie du divertissement et les professions liées au design. Peu de gens ont vu cela arriver. Je l’ai vu et j’ai pensé que c’était une belle opportunité de faire vivre ma passion dans la vie, qui est de rencontrer des gens intéressants », déclarait il y a quelques mois le père de TED, Richard Saul Wurman, dans la presse américaine. Si la première conférence fait perdre de l’argent à son créateur, la graine est semée – « ce qui ressortait de TED est devenu viral, et c’était bien avant Internet et les smartphones », se souvient l’architecte. Il faudra attendre six ans avant que la deuxième édition ne soit organisée ; cette fois, le monde est prêt et les chiffres sont au rendez-vous. La conférence TED devient alors un événement annuel et attire un public influent et grandissant, venu de différentes disciplines mais uni par la même curiosité et la même ouverture d’esprit. Sur scène, la palette des conférenciers s’élargit pour accueillir des scientifiques, des musiciens, des philosophes, des philanthropes et des leaders religieux.

TED connaît un premier tournant au début des années 2000, lorsqu’un entrepreneur des médias jette son dévolu sur le concept. Chris Anderson, via son ONG Sapling Foundation, rachète TED à Richard Saul Wurman et devient le curateur de l’événement – il a toujours ce titre, treize ans plus tard, et est devenu de fait une figure indissociable du phénomène.

Chris Anderson a de grandes ambitions pour TED. Très vite, il lui paraît clair que les idées et l’inspiration générées par ces conférences doivent avoir un impact bien au-delà des frontières californiennes. Les années qui suivent voient naître la petite sœur internationale de TED, TED Global, une conférence qui se tient chaque année à l’étranger – la dernière a eu lieu au Brésil. Un prix est également créé.

Depuis 2005, le TED Prize incarne les ambitions de la conférence : primer les idées qui auront un impact positif pour l’humanité, « une idée à la fois ». Originellement doté de 100 000 dollars, il récompense les penseurs les plus audacieux d’un chèque d’un million de dollars depuis 2013. Parmi les lauréats, on compte le chanteur Bono, récompensé en 2005 pour son projet ONE – celui de créer une communauté d’un million d’activistes à travers le monde pour « lutter contre l’absurdité de l’extrême pauvreté en Afrique ». L’ONG, depuis près de dix ans, a su mobiliser plus de 6 millions de membres chargés d’exercer un lobbying auprès des pouvoirs publics. Autre lauréat du prix TED, Neil Turok, un physicien sud-africain, qui s’est servi de l’argent pour créer l’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS).

TED sort de son écrin

Mais le véritable tournant pour TED se produit en 2006, sous la forme de podcasts vidéo sur Internet. Aux commandes de cette (r)évolution, June Cohen, une jeune journaliste spécialisée dans le Web. Avec Chris Anderson, elle remet en cause le modèle élitiste des conférences TED, en partant du principe que l’impact d’une présentation vue par un millier de personnes dans une salle est trop limité. Passer au Web, qui plus est en proposant des vidéos à regarder gratuitement… la manœuvre, alors, est jugée risquée, voire suicidaire. « Il y avait beaucoup de scepticisme, se rappelle June Cohen dans un documentaire consacré aux conférences TED. On avait entre les mains une conférence chère et élitiste, beaucoup s’inquiétaient des effets que cela aurait sur notre modèle économique. La sagesse nous disait : si vous avez un produit de luxe, il faut garder des prix élevés et une certaine rareté. »

Mais TED n’a subi aucune opposition de la part de ceux qui avaient payé des milliers de dollars pour assister à la conférence. « Au contraire, poursuit June Cohen, ils ont accueilli ce changement comme un moyen de partager l’expérience qu’ils venaient de vivre avec leurs amis ou leur famille. » L’audience des conférences TED n’a ainsi pas souffert. Cette même année 2006, l’organisation avait pourtant doublé le prix des tickets, qui coûtaient alors 6 000 dollars. Un an avant l’événement, celui-ci affichait complet ! Pour Chris Anderson et June Cohen, c’est la preuve que leur pari d’ouverture sur le monde était gagné. En 2006, ils s’étaient fixé pour objectif que chaque TED Talk soit vu par 40 000 personnes ; aujourd’hui, ce chiffre représente l’audience d’une vidéo dans les premières 24 heures de sa mise en ligne. La plus populaire – une présentation de l’auteur Ken Robinson intitulée « Comment l’école tue la créativité » – a été vue près de 30 millions de fois. Sur le site, les internautes peuvent « partager » les vidéos avec leurs amis, se voir recommander des lectures complémentaires sur le sujet et des moyens d’agir sur les problématiques soulevées. De plus en plus, les professeurs s’approprient les contenus pour en faire des outils pédagogiques de leur enseignement. Le credo « Des idées qui valent la peine d’être partagées » prend alors tout son sens.

La planète s’empare du phénomène

L’ouverture de TED au monde est également passée par une décentralisation de l’événement. En 2008, l’organisation a fait le choix d’autoriser des groupes indépendants à organiser et à tenir des conférences sous le nom de TEDx. Mais pas n’importe comment. Les organisateurs volontaires reçoivent un dossier de 136 pages leur expliquant les secrets de fabrique d’une conférence TED et ils s’engagent à en respecter les règles du jeu – notamment la mise à disposition, gratuitement, des présentations filmées. Le procédé a connu un emballement spectaculaire. En six ans, plus de 10 000 conférences TEDx ont été organisées dans 167 pays, soit une moyenne de quatre événements par jour à travers le monde. A chaque fois, les interventions sont filmées, postées sur Internet et, depuis 2009, traduites par les internautes eux-mêmes.

En effet, TED a suscité une telle inspiration à travers le monde que l’Open Translation Project, le projet de traduction par des volontaires – créé sous pression de ces derniers –, a décollé très rapidement : à ce jour, une vibrante communauté de quelque 18 000 volontaires a effectué plus de 65 000 traductions en 105 langues. Un collectif de traducteurs bulgares décrit ainsi son dévouement à l’organisation : « TED est une source d’idées innovantes et créatives qui améliore le monde dans lequel nous vivons. La grande variété des thèmes soulevés dans les présentations stimule notre curiosité à mieux comprendre le monde. » Le résultat ne s’est pas fait attendre : en un an, le trafic du site Internet de TED a augmenté de 350 % et 14 % des visiteurs sur TED.com regardent les vidéos avec des sous-titres.

Des critiques acerbes

En l’espace de quelques années, TED est devenu bien plus qu’une marque et même bien plus qu’un phénomène : il est ainsi devenu une industrie – à 45 millions de dollars de revenus (en 2012). Mais, alors que les conférences TED gagnent en notoriété, les critiques se font de plus en plus bruyantes. Nombre de scientifiques et d’activistes reprochent ainsi à l’organisation de réduire des sujets complexes à un amas de clichés et de promouvoir une vision utopiste des possibilités qu’offrent les technologies – qui sont au cœur de la majorité des présentations. Pour David Morris, un activiste américain, « il y a cette présomption que les technologies vont forcément améliorer nos vies. J’y vois un dangereux raccourci. »

« Dans ce culte de TED, tout est formidable et source d’inspiration, et les idées présentées ne sont pas censées être contestées », poursuit le chercheur Martin Robbins, pour qui cette approche évangéliste réduit à néant tout scepticisme et conduit à propager parfois des inepties. Plusieurs présentations ont ainsi été épinglées par des scientifiques pour leurs approximations, voire leurs contresens. Le très respecté magazine New Republic porte un jugement sévère sur ce qu’est devenu TED : « Ce n’est plus un curateur responsable d’idées ‹ qui valent la peine d’être partagées ›. C’est devenu grotesque. »

« Le phénomène TED n’a de sens que si l’on réalise que tout est fait pour l’audience, continue Martin Robbins. Les conférences TED sont conçues de manière à ce que les gens se sentent bien ; de manière à les flatter, à leur faire sentir qu’ils sont intelligents et bien informés ; de manière à leur donner l’impression qu’ils font partie d’une élite intellectuelle chargée de rendre le monde meilleur. »

Les professeurs s’approprient les contenus pour en faire des outils pédagogiques.

La formule magique

Le chercheur n’a pas tort sur un point : les conférences TED sont calibrées, rien n’est laissé au hasard. Les présentations sont minutieusement préparées et répétées, théâtralisées diront certains. Le pouvoir de ces TED Talks sur les internautes qui les visionnent sur Internet tient en grande partie à ce souci du détail. La principale conférence – qui se tient désormais à Long Beach, toujours en Californie – est capturée par huit caméras, dans l’esprit d’un tournage de concert de rock. Soigneusement montées, avec par exemple des plans serrés lors des moments forts, les présentations parviennent à procurer des émotions à leur audience. « Nous empruntons le langage du cinéma pour obtenir cet effet », confie Jason Wishnow au New Yorker. Les silences gênants, les problèmes de micro et autres faux pas disparaissent au montage. Le résultat est impeccable.

La durée des présentations – 18 minutes – est une autre raison du succès de TED. Des scientifiques ont étudié la durée maximale d’attention de la majorité des gens et elle se situerait entre 10 et 18 minutes. TED a choisi la fourchette haute. « 18 minutes est assez long pour être sérieux et assez court pour retenir l’attention, explique Chris Anderson. Et c’est un format qui fonctionne très bien sur Internet. C’est le temps d’une pause café. »

A ceux qui critiquent ce format court, les organisateurs de TED répètent qu’il est important de rappeler ce que TED est ; et ce qu’il n’est pas. Un TED Talk n’est pas un exposé scientifique. Il est même volontairement une antithèse des présentations académiques. C’est une courte présentation destinée à avoir un impact émotionnel fort. Cet impact, selon les ambitions de TED, est censé servir d’inspiration.

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