Miss.Tic au cœur de la Butte-aux-Cailles. Cette artiste plasticienne, figure du street art, incarne la femme libre et indépendante.
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Miss.Tic au cœur de la Butte-aux-Cailles. Cette artiste plasticienne, figure du street art, incarne la femme libre et indépendante. © Adrien Buchet
N° 123 - Été 2017

La vogue du street art

Depuis une quinzaine d’années, le street art s’est imposé dans nos villes. Véritable reflet socioculturel, ce mouvement artistique est aujourd’hui un phénomène mondial.

Le street art est un art visuel accessible à tous. Au cœur de l’espace public, il est souvent assimilé aux disciplines graphiques comme la bande dessinée ou la photographie. De plus en plus utilisé dans les domaines du design, des jeux vidéo, de la publicité et de la communication, sa forme d’esprit insolite et ses dessins humoristiques permettent de communiquer toutes sortes de messages : idéologiques, politiques voire personnels. Très tendance dans les villes du monde entier, le street art interpelle, révolte ou enchante au point de constituer l’une des attractions favorites des touristes : des visites guidées leur sont notamment proposées pour découvrir les dernières créations d’un site.

N’ayons pas peur des mots, cette explosion de couleurs et de slogans s’affirme désormais comme une expression artistique à part entière. Space Invader, Blu, Banksy, Jr ou Shepard Fairey ne représentent qu’un échantillon de grands noms contribuant à la promotion de cet art. Engagé, leur travail traite de liberté, d’identité ou encore de limite et enflamme les réseaux sociaux. Toutefois, loin d’être les seuls protagonistes de la discipline, les artistes graffiti des années 70 ont le mérite d’avoir ouvert la voie au street art moderne. Aujourd’hui, nombre d’artistes sont attirés par la liberté que le street art suscite. Celui-ci connaît un succès croissant aux quatre coins du globe.

« Portraits croisés » aux Grottes. Projet transfrontalier élaboré par le collectif ethnographic, qui consiste à afficher des portraits d’habitants aux Grottes et à Ambilly.
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© Adrien Buchet
« Portraits croisés » aux Grottes. Projet transfrontalier élaboré par le collectif ethnographic, qui consiste à afficher des portraits d’habitants aux Grottes et à Ambilly.
Mise en scène et mise en abîme : « janaundjs » forme un couple d’artistes français et autrichien. Leur travail caractéristique s’inspire de la ville en mutation et de ses habitants.
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© Adrien Buchet
Mise en scène et mise en abîme : « janaundjs » forme un couple d’artistes français et autrichien. Leur travail caractéristique s’inspire de la ville en mutation et de ses habitants.

Frénésie du graffiti

Au début des années 70, les premiers graffitis apparaissent à New York. Dans le métro, de grands lettrages aux calligraphies recherchées et dynamiques commencent à s’imposer au point d’interpeller la culture visuelle occidentale. En 1972, à l’initiative du sociologue Hugo Martinez et d’un groupe d’artistes, la première exposition sur le graffiti – organisée à la Razor Gallery de Soho – suscite l’intérêt du monde de l’art. Transversalement aux cultures hip-hop, break dance et dee jaying en pleine effervescence, l’exposition « GAS – Graffiti Art Success for America » –, à la galerie Fashion Moda (1981), popularisera un peu plus la discipline, qui verra poindre une nouvelle vague d’artistes. Keith Haring, Jean-Michel Basquiat ou Kenny Scharf s’inspireront non seulement de la culture graffiti mais établiront une connexion entre l’art contemporain et l’art de la rue.

En 1983, Bando à Paris, TCA et Mode 2 à Londres ou encore Dr RAT sont parmi les premiers à « graffer » sur les murs du Vieux Continent et provoquent la propagation du phénomène dans toute l’Europe. Peu à peu considéré comme de l’art urbain, le graffiti fait alors l’objet de plusieurs expositions et de divers documentaires télévisés comme « Style Wars » (www.stylewars.com), qui deviendront cultes. Le livre « Subway Art » d’Henry Chalfant et Martha Cooper, réédité en 2009 chez Thames & Hudson, influence aussi fortement les nouvelles générations d’artistes graffiti.

Hackney, Shoreditch, Brick Lane. Londres est une toile géante qui attire et confronte un vivier phénoménal d’artistes.
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Hackney, Shoreditch, Brick Lane. Londres est une toile géante qui attire et confronte un vivier phénoménal d’artistes.
Hackney, Shoreditch, Brick Lane. Londres est une toile géante qui attire et confronte un vivier phénoménal d’artistes.
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© Adrien Buchet

Techniques et évolution

À partir des années 90, l’arrivée d’internet donne naissance à une nouvelle génération de créateurs. Tandis que « les puristes » continuent de privilégier la culture du graffiti, la jeune garde choisit des techniques variées comme le collage, la mosaïque, le sticker, etc. Le pochoir, déjà utilisé dans les années 80, permet de diffuser et de reproduire proprement un grand nombre de motifs, préalablement découpés dans du carton ou du métal. Il est, par exemple, l’outil favori de l’artiste française « Miss.Tic », connue pour ses nombreuses reproductions de femmes libérées dans les rues parisiennes.

Si la photographie et la vidéo s’avèrent rapidement indispensables aux artistes pour présenter leurs dernières réalisations, les deux médias permettent également des créations originales. La mise en scène du street art dans le tournage vidéo peut ainsi aboutir à des chefs-d’œuvre. Les films d’animation réalisés autour du travail de l’artiste italien Blu en sont les meilleures preuves (www.blublu.org). Le film « Sofles Limitless » de Selina Miles, tourné dans une usine désaffectée au Portugal, est tout aussi bluffant (www.sofles.com).

En outre, toutes sortes de sous-disciplines apparaissent comme le street mapping et le graffiti 2.0 qui jouent avec les nouvelles technologies de projection d’images, ou les QR codes, qui créent une interaction entre l’espace urbain et internet, invitant le spectateur à scanner le code pour ac-céder à certains contenus en ligne. D’autres procédés sont réutilisés, comme le light painting, technique photographique permettant de longs temps d’exposition, ou l’anamorphose, qui consiste à produire des images déformées dans l’espace, lisibles uniquement selon un certain point de vue. Elles attestent une créativité débordante des nouvelles générations et leur évolution constante.

Pochoir alarmant. « ezk streetart » interpelle les passants avec des œuvres d’actualité, poignantes. La Butte-aux-Cailles à Paris est l’un de ses repaires favoris.
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© Adrien Buchet
Pochoir alarmant. « ezk streetart » interpelle les passants avec des œuvres d’actualité, poignantes. La Butte-aux-Cailles à Paris est l’un de ses repaires favoris.
Jef Aérosol place Igor-Stravinsky. Ses œuvres reflètent, en noir et gris, les portraits de figures célèbres ou d’anonymes. À côté du Centre Pompidou, cet autoportrait apparaît comme une invitation à laisser place au silence.
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© Adrien Buchet
Jef Aérosol place Igor-Stravinsky. Ses œuvres reflètent, en noir et gris, les portraits de figures célèbres ou d’anonymes. À côté du Centre Pompidou, cet autoportrait apparaît comme une invitation à laisser place au silence.
Rue des Cinq-Diamants. Traversant la Butte-aux-Cailles, cette rue offre de nombreuses réalisations de street artistes comme Jef Aérosol ou Miss.Tic.
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Rue des Cinq-Diamants. Traversant la Butte-aux-Cailles, cette rue offre de nombreuses réalisations de street artistes comme Jef Aérosol ou Miss.Tic.

Graffiti subversif

Même si les disciplines du graffiti et du « street art moderne » sont étroitement liées, leurs idéologies sont différentes.

La première joue le rôle de pionnière sans laquelle le street art n’aurait pas vu le jour. Elle se caractérise par son côté sauvage et illégal. Initialement, les lettrages des artistes graffiti peuvent être compris comme un moyen d’échanger ou de dialoguer entre différents artistes ou groupes d’artistes (crew) de la même discipline. Or, leur objectif commun est de s’approprier l’espace public, de provoquer la société et de transgresser les limites comme les lois. Souvent incompréhensibles pour le public, les lettrages et les tags sont assimilés par la population et les autorités à une forme de vandalisme dégradant l’espace public. Depuis ses débuts, le graffiti subit une importante répression. De nombreux artistes ont fait l’objet de condamnations, comme le Zurichois Harald Naegeli, l’un des pères fondateurs du graffiti suisse connu sous le nom de « Sprayer de Zurich ».

Aujourd’hui, de plus en plus de villes prévoient des espaces dédiés à cette discipline et les expositions ou les commandes sont désormais courantes. Pourtant, cette institutionnalisation ne fait pas l’unanimité chez les artistes. Certains considèrent qu’elle est dommageable à l’essence subversive du graffiti. Dans ce sens, l’artiste anti-conformiste Kidult a beaucoup fait parler de lui en dénonçant la récupération du graffiti par les grandes marques. Il prétend que le graffiti doit rester subversif, choquer et frapper là où on l’attend le moins. Ainsi, Kidult interpelle l’opinion en aspergeant des vitrines de luxe au moyen d’un extincteur rempli de peinture.

Street art mobile. Les camionnettes de livraison représentent des supports très recherchés par les artistes graffiti.
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© Adrien Buchet
Street art mobile. Les camionnettes de livraison représentent des supports très recherchés par les artistes graffiti.

Street art moderne

Quant au street art moderne, il est accessible à tous et surfe sur les dernières avancées technologiques. Son style ironique, voire absurde, le différencie du graffiti. Les street artistes attirent l’attention du public pour lui transmettre un message souvent lié à un fait de société ou à une situation politique. Les nombreux travaux de Banksy dénotent l’essence même d’un street art provocateur. Sur le mur de la frontière israélo-palestinienne par exemple, il affiche sa révolte par des œuvres qui dénoncent l’ineptie de la guerre.

Bien sûr, le street art n’est pas seulement synonyme de provocation. Les artistes badinent avec les passants et intègrent à merveille des dessins saugrenus dans les panneaux de circulation ou s’amusent à brouiller le sens des affiches publicitaires. Cette interaction entre l’art urbain et le public explique en partie le grand succès dont jouit actuellement le street art.

Par ailleurs, à partir des années 2000, la discipline intègre le marché de l’art. Les musées profitent inévitablement de l’exaltation provoquée par cet art urbain et organisent de grandes expositions comme à la Tate Modern de Londres (2008) ou à la Fondation Cartier à Paris (2009). L’institutionnalisation est accompagnée d’une forte commercialisation avec de nombreuses réalisations notoires comme l’affiche de campagne d’Obama (2008) signée Shepard Fairey ainsi que les innombrables reproductions des œuvres de Banksy.

Belleville, Marais, Butte-aux-Cailles. Les artistes de rue sont toujours plus attirés par Paris. Comme Shepard Fairey (en haut), ils sont aujourd’hui très nombreux à s’exprimer sur les cimaises de la ville lumière.
Belleville, Marais, Butte-aux-Cailles. Les artistes de rue sont toujours plus attirés par Paris. Comme Shepard Fairey (en haut), ils sont aujourd’hui très nombreux à s’exprimer sur les cimaises de la ville lumière. © Adrien Buchet
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Belleville, Marais, Butte-aux-Cailles. Les artistes de rue sont toujours plus attirés par Paris. Comme Shepard Fairey (en haut), ils sont aujourd’hui très nombreux à s’exprimer sur les cimaises de la ville lumière.
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Belleville, Marais, Butte-aux-Cailles. Les artistes de rue sont toujours plus attirés par Paris. Comme Shepard Fairey (en haut), ils sont aujourd’hui très nombreux à s’exprimer sur les cimaises de la ville lumière.
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Hackney. Dans ce quartier londonien qui regroupe la plus grande concentration d’artistes au monde, la moindre ruelle est sujette au street art.
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Hackney. Dans ce quartier londonien qui regroupe la plus grande concentration d’artistes au monde, la moindre ruelle est sujette au street art.

Quelques sites

Sur les cinq continents, les sites où l’on pratique le street art ne se comptent plus. Si New York, Londres ou même Vitry-sur-Seine ont revêtu le titre de capitale du street art, Berlin est sans doute la ville où la discipline est la mieux admise. Depuis une quarantaine d’années, ses rues regorgent de street art comme dans les quartiers de Kreuzberg, Friedrichshain ou Mitte. L’East Side Gallery à Berlin représente la plus longue portion du « mur » encore intacte (1,3 km), transformée en galerie d’art public. Les quartiers de Hackney et Shoreditch autour de Brick Lane à Londres sont aussi de véritables musées à ciel ouvert où les graffitis, les installations et les collages animent chaque coin de rue. Banksy, Eine, Stick, ROA, Space Invader ou Shepard Fairey, etc. y ont tous laissé leur signature. Paris est également très convoitée. L’art de la rue contraste et détonne dans ce contexte urbain systématisé et rigoureux. Les quartiers de Belleville, du Marais ou encore du XIIIe arrondissement sont des endroits privilégiés pour les artistes. La populaire Butte-aux-Cailles (XIIIe) offre un terrain d’expression unique. Jef Aérosol, Miss.Tic, Jace, Urban Solid, K-Bal ou encore janaundjs font le bonheur des passants et des visites guidées consacrées au street art.

La Suisse n’est pas en reste avec des interventions variées des deux côtés de la Sarine. Zurich présente la plus impor-tante concentration de street art et de graffitis en Suisse. Ayant marqué la ville avec ses personnages graciles, Harald Naegeli est l’un des initiateurs de la discipline. À Genève, même si le street art n’est pas aussi visible qu’à Zurich, la présence du graffiti est manifeste. Serval, Jazi, Joule, EDK, Kash et Ryos sont des pointures de la discipline en Romandie. Qu’il pratique la peinture abstraite, les lettrages ou l’illustration, Serval explique « qu’il essaie toujours par son travail de transposer un univers et de raconter une histoire, si courte soit-elle ». Concernant le street art, plusieurs projets ont animé la ville en 2015. L’artiste Julien de Casabianca se fait remarquer avec son concept « Outings Project » visant à mettre en valeur les toiles du musée d’art et d’histoire. Aux Grottes, le collectif ethnographic a affiché des portraits d’habitants du quartier dans le cadre du projet transfrontalier « Portraits croisés » en collaboration avec Ambilly. En définitive, la présence de street art témoigne d’une ouverture d’esprit au sein même d’un quartier. Il défie la privatisation des espaces publics et permet aux habitants de se les réapproprier.

THIS DECADE ONLY. Mondialement connu, Shepard Fairey a notamment dessiné l’affiche « Hope » représentant Obama. Ses œuvres sont visibles dans les plus grandes villes comme ici à Londres (Shoreditch).
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© Adrien Buchet
THIS DECADE ONLY. Mondialement connu, Shepard Fairey a notamment dessiné l’affiche « Hope » représentant Obama. Ses œuvres sont visibles dans les plus grandes villes comme ici à Londres (Shoreditch).

L’art de la rue est salutaire pour la ville et dans bien des cas, pour sa population. En témoignent les remarquables collages du photographe JR dans une favela de Rio de Janeiro en 2008. Avec son projet Women qui présente des portraits de femmes sur les murs des maisons, il leur rend hommage et apporte un nouveau regard sur le quartier. Le projet du collectif Germen Nuevo Muralismo qui initie au Mexique la réhabilitation d’un quartier défavorisé par l’art est également encourageant. Avec le soutien financier du gouvernement, les artistes redonnent vie au quartier en réalisant sur les façades de 209 maisons une œuvre colorée et stimulante.

Qu’il soit revendicateur, idéologique, ludique ou esthétique, le message du street art est intéressant à déchiffrer. À fortiori, il anime l’espace urbain au point de nous le faire redécouvrir.

Roa. Ce street artiste belge est connu pour ces grandes fresques animalières visibles dans de nombreuses villes comme ici à Londres.
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© Adrien Buchet
Roa. Ce street artiste belge est connu pour ces grandes fresques animalières visibles dans de nombreuses villes comme ici à Londres.

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