Innovation graduelle ou disruptive. L’innovation doit-elle prolonger les cycles en cours, soutenir les structures existantes et rendre notre mode de vie durable ?
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Innovation graduelle ou disruptive. L’innovation doit-elle prolonger les cycles en cours, soutenir les structures existantes et rendre notre mode de vie durable ? © iStockphoto / emojoez
N° 121 - Automne 2016

De quoi l’innovation est-elle le nom ?

J’ai l e sentiment que le mot progrès est de moins en moins fréquemment utilisé, qu’il a même quasiment disparu des discours publics, où il se trouve remplacé par un mot qui n’est pourtant pas son synonyme : innovation. D’où cette question : nos discours sur l’innovation prolongent-ils l’idée de progrès ou s’en détournent-ils ?

L’idée de progrès était une idée doublement consolante. D’abord, parce qu’en étayant l’espoir d’une amélioration future de nos conditions de vie, en faisant miroiter loin sur la ligne du temps un monde plus désirable, elle rendait l’histoire humainement supportable. Ensuite, parce qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même forcément l’expérience, mais dont ses descendants pourraient profiter.

En somme, croire au progrès, c’était accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’une certaine idée, crédible et désirable, du futur collectif. Mais pour qu’un tel sacrifice ait un sens, il fallait un rattachement symbolique au monde et à son avenir. Est-ce parce qu’un tel rattachement fait aujourd’hui défaut que le mot progrès disparaît ou se recroqueville derrière le seul concept d’innovation, désormais à l’agenda de toutes les politiques de recherche ?

En 2010, la Commission européenne s’est fixé l’objectif de développer une « Union de l’innovation » à l’horizon 2020. Le document de référence commence par ces lignes : « La compétitivité, l’emploi et le niveau de vie du continent européen dépendent essentiellement de sa capacité à promouvoir l’innovation, qui est également le meilleur moyen dont nous disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés et qui, chaque jour, se posent de manière plus aiguë, qu’il s’agisse du changement climatique, de la pénurie d’énergie et de la raréfaction des ressources, de la santé ou du vieillissement de la population. »

LE MOT PROGRÈS DISPARAÎT OU SE RECROQUEVILLE DERRIÈRE LE SEUL CONCEPT D’INNOVATION.

En somme, il faudrait innover non pour inventer un autre monde, mais pour empêcher le délitement de notre monde actuel. C’est l’état critique du présent qui est invoqué et non pas une certaine configuration du futur, comme si nous n’étions plus capables d’expliciter un dessein commun qui soit attractif. L’argumentation s’appuie en effet sur l’idée d’un temps corrupteur, d’un temps qui abîme les êtres et les situations. Or une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour qui le temps est au contraire constructeur, à la condition, bien sûr, qu’on fasse l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur.

L’innovation serait-elle venue compenser en douce la perte de notre foi dans le progrès ?

Bien qu’invoquée plus de 300 fois dans le document de moins de 50 pages cité plus haut, l’innovation n’y est nulle part définie. Pourtant, l’importance des enjeux soulevés mérite qu’on s’interroge sur la cohérence de ses diverses orientations. Un passage par l’histoire nous y aidera.

Le verbe « innover », qui remonte au XIVe siècle, dérive d’innovare qui signifie « renouveler » en bas latin. Il est d’abord utilisé par les juristes dans le sens d’ajouter une clause dans un contrat déjà établi, avant de désigner plus généralement le fait d’introduire une nouveauté dans une chose préexistante. C’est à Francis Bacon (1561-1626), l’inventeur de l’idée de progrès, que l’on doit le premier usage du mot en rapport avec les sciences et les techniques. Il consacre un chapitre de ses Essais de Morale et de Politique (1625) à démontrer la nécessité d’innover en dépit des risques que cela implique : « Certainement, chaque médicament est une innovation, et celui qui ne s’applique pas de nouveaux remèdes doit s’attendre à de nouveaux maux ; car le temps est le plus grand innovateur, et si le temps, bien sûr, change les choses pour le pire, et que la sagesse et le conseil ne les modifient pas pour le meilleur, quelle sera la fin ? »

Transparaissent déjà deux traits distinctifs de la notion d’innovation : le premier est que le progrès de la connaissance doit se traduire par une efficacité accrue des remèdes aux maux de la société ; le second est que, le temps jouant contre nous, la recherche de l’innovation est une nécessité si l’on veut contrecarrer ses effets corrupteurs. Cependant, l’innovation présentant toujours le risque d’aggraver les maux, Bacon recommande d’avancer prudemment, presque insensiblement, au rythme du temps même.

On pourrait commenter chacune des phrases ciselées de Bacon, qui sont curieusement très actuelles. Mais il faut leur ajouter une dimension, celle de l’économie, si l’on veut comprendre le rôle de l’innovation dans le monde contemporain. Dans sa Théorie du développement économique (1911), Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) expliquait comment l’innovation permet au capitalisme de se renouveler : elle agit comme une « destruction créatrice » de valeur. En penseur libéral, il attendait des innovations qu’elles ruinent les situations de rente afin que d’autres entrepreneurs puissent émerger. Un tel processus nécessite de la modification d’au moins un facteur de production : l’introduction d’un nouveau produit, d’un nouveau procédé, l’ouverture d’un nouveau marché, la mise en place d’une nouvelle organisation ou l’utilisation d’une nouvelle ressource (matière première ou source d’énergie). Souvent l’innovation technologique est réduite aux deux premiers facteurs, alors qu’elle peut aussi consister en l’identification d’un nouveau débouché pour une technologie déjà existante, en l’invention d’une nouvelle organisation au moyen d’une technologie générique, ou encore en un progrès accompli dans le domaine des matériaux ou de l’énergie.

L’innovation. Le défi que lance la Commission européenne pour résoudre les principaux problèmes auxquels elle est confrontée.
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© iStockphoto / VLADGRIN
L’innovation. Le défi que lance la Commission européenne pour résoudre les principaux problèmes auxquels elle est confrontée.

Faut-il pour autant confondre la figure du chercheur avec celle de l’innovateur ? Schumpeter prenait soin de préciser, d’une part que toute innovation ne suppose pas forcément une invention, d’autre part que toutes les inventions n’ont pas vocation à devenir des innovations. Toutefois, il insistait sur le fait que ce sont les innovations induites par les progrès scientifiques qui sont les plus susceptibles de produire des ruptures et d’introduire de la métastabilité dans l’économie. On retrouve là l’idée de Bacon qu’innover est une nécessité, quand Schumpeter privilégie, lui, les innovations en grappes qui bouleversent les structures.

C’est dans cette opposition entre innovations graduelle et disruptive que réside tout l’enjeu : l’innovation doit-elle prolonger les cycles en cours, soutenir les structures existantes et rendre notre mode de vie durable ? Ou bien doit-elle ouvrir des voies radicalement neuves, substituer des techniques inédites à celles héritées du passé et ainsi révolutionner nos sociétés ? À cause de cette ambivalence, il arrive que la rhétorique de l’innovation technologique prenne la forme d’une injonction paradoxale : « Que tout change pour que rien ne change ! » Mais qui donc peut trouver cela excitant ?

En 1987, le philosophe Georges Canguilhem publiait un article intitulé La décadence de l’idée de progrès. Il y présentait la notion de progrès selon deux phases différentes. La première phase, formalisée par les philosophes français du XVIIIe siècle, s’attache à décrire un principe constant de progression potentiellement infinie. Son modèle est la linéarité et la stabilité, et son symbole est la lumière. La seconde phase apparaît lors de l’établissement au XIXe siècle d’une nouvelle science, la thermodynamique, associée aux phénomènes irréversibles, faisant apparaître une dégradation de l’énergie. Un principe d’épuisement vient alors remplacer le principe de conservation qui était mis en avant lors de la première phase. Son symbole devient la chaleur, d’où l’idée d’une décadence thermodynamique de la notion de progrès : la lumière se dégrade en agitation thermique.

Or, croire au progrès implique en toute logique qu’on lui applique l’idée qu’il incarne. Mais alors, grâce à quel nouveau symbole pourrions-nous faire progresser l’idée de progrès ? Sa belle anagramme devrait suffire à nous motiver : le degré d’espoir.

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