N° 139 - Automne

Portaluppi, le retour du banni

Longtemps éclipsé pour avoir été trop proche de Mussolini, l’architecte milanais retrouve ses lettres noblesses grâce à l’ouverture au public de la Villa Necchi Campiglio et à une monographie publiée aux Éditions Rizzoli.

Piero Portaluppi dans son appartement du Corso Magenta.
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(Archivo Fondazione Piero Portaluppi)
Piero Portaluppi dans son appartement du Corso Magenta.

Il faut se situer dans les années folles, à Milan, l’épicentre de la modernité et des talons babydoll qui foulent les dalles dont il a recouvert la place du Dôme dans les années 60. « Il », c’est Piero Portaluppi, né à Milan le 19 mars 1888 et mort dans la même ville le 6 juillet 1967. L’architecte aura vu le tournant de siècle se dessiner au son des canons de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle il a pris part non sans controverse pour avoir été « l’un des architectes de Mussolini » de 1926 à 1935. Ce fils d’ingénieur en bâtiment suit la voie royale pour l’époque, avec une formation au Politecnico de Milan. Comme son contemporain Gio Ponti, le maître milanais de l’architecture moderne, Piero Portaluppi se distingue par son esprit ingénieux, qui le mène à de grands projets quand son beau-père, Ettore Conti, rien de moins que le comte de Verampio, l’engage en 1912 pour dessiner des centrales électriques, la plus connue étant celle de Crevoladossola, dans le Piémont, achevée en 1924.

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(Archivo Fondazione Piero Portaluppi)
Le projet utopique de Hellytown imaginé par Piero Portaluppi en 1926.

MAUVAIS SOUVENIRS

Suspendu en 1945 de la chaire d’architecture dont il était le président depuis 1939, il est réhabilité en 1948 grâce, entre autres, à ses contributions milanaises exceptionnelles. Une légende urbaine veut qu’aujourd’hui, on ne parle pas volontiers de l’homme, tant le distinguo avec son œuvre réveille des souvenirs complexes. Avoir collaboré avec Mussolini, reste difficile à digérer dans le métier. À cette époque, le style rationaliste étend son influence sur toute l’Europe. Mais ce n’est que par la force des choses et l’imposition du fascisme que Piero Portaluppi, ainsi que les membres du Gruppo 7 (mouvement architectural officialisé en 1930) par la suite, se sont retrouvés à œuvrer sous le régime du Duce.

Le 23 mars 1919, Benito Mussolini fonde le mouvement Fasci Italiani di combattimento dont les partisans sont appelés les sansepolcristi, les saint-sépulcristes, auxquels appartient l’architecte. « Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la fin du siècle, son œuvre ne connaît pas un succès critique significatif, admet-on auprès de l’ordre des architectes milanais. En partie en raison des positions prises pendant le fascisme. Un préjugé historiographique a entravé l’analyse et l’étude décomplexée de l’œuvre de Portaluppi ainsi que l’évaluation de son influence dans le contexte de l’architecture italienne contemporaine. Ce n’est qu’en 2003 que les recherches promues par la Fondation qui porte son nom ont permis d’esquisser l’activité prolifique de l’architecte avec plus d’ampleur. »

La Cène de Vinci, la Madonnina du Dôme, les Navigli… Milan ne serait pas Milan sans un Portaluppi pour sublimer le décor intemporel et magistral de la capitale lombarde. Son éclectisme est tel que la cité regorge encore aujourd’hui des traces de son appétence architecturale. La Casa del Fascio primogenito, la piazza des San Sepolcro, le planétarium Hoepli, le Palazzo Buonarroti-Carpaccio-Giotto, la Casa Radici l’Arengario e Sacrario dei Martiri Fascisti, la Villa Necchi Campiglio, l’escalier d’honneur de la Triennale… Piero Portaluppi est à Milan ce que la pizza est à Naples : il n’y a littéralement pas un pavé qu’il n’ait vu naître, du moins dans l’hypercentre.

La bibliothèque de la Villa Necchi Campiglio.
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(FAI / Photo : arenaimmagini)
La bibliothèque de la Villa Necchi Campiglio avec son système de portes coulissantes.

UN TIMBRE ET DES ÉTOILES

En 2017, la poste italienne fêtait le cinquantième anniversaire de la mort de l’architecte avec un timbre à son effigie accompagnée de la centrale électrique de Crevoladossola. Il aurait pu être illustré par des étoiles et le système solaire, l’astronomie ayant été une autre des passions du Milanais qui collectionnait astrolabes et cadrans solaires, lesquels se retrouvaient parfois dans ses créations, dans ses frises à la manière des Grecs, dans ces plafonds étoilés qui rappellent ceux de Giotto dans la chapelle Scrovegni à Padoue ou dans les cages d’escaliers qui tournoient et font littéralement voir les étoiles !

Autre preuve de la reconnaissance tardive du génie, l’importante monographie consacrée à l’architecte par Patrizia Piccinini. Sortie en 2021 aux Éditions Rizzoli, l’ouvrage est déjà en rupture de stock. Les photographies de Lorenzo Pennati et plus de 150 témoignages du maestro dans les halls d’entrée milanais et les places de la ville, montrent les détails chromatiques des matériaux utilisés dans cette architecture du Novecento. La touche Portaluppi allie un langage sophistiqué qui dessine garages, banques, places, monuments funéraires, usines, immeubles locatifs, hôtels et villas pour les familles bourgeoises milanaise. Ses réalisations très riches s’adressent à des clients privés qui le sont tout autant. Architectes d’intérieur et designers, Emiliano Salci et Britt Moran, les cofondateurs de Dimorestudio incontournable agence de décoration milanaise, ne jurent d’ailleurs que par lui et ses créations mobilières.

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(FAI / Photo : arenaimmagini)
La véranda aux vastes baies vitrées donne sur le jardin de la Villa Necchi Campiglio.

PISCINE CHAUFFÉE

Sa vision avant-gardiste fait le lien entre le passé et la modernité. À la Villa Necchi Campiglio, il est ainsi le premier à penser aux ascenseurs, au monte-plats, aux interphones intérieurs, et à chauffer l’eau de la piscine extérieure, premier bassin privé à Milan. Sans oublier de couvrir le court de tennis. Avec son partenaire, Gualtiero Galmanini, les projets fusent dans la période d’après-guerre. Ensemble, ils contribuent au renouveau du design italien et à la restauration de bâtiments. La Casa d’appartamenti de Sant’Ambrogio, dans le quartier huppé de la ville, où se situe également l’Università Sacro Cuore, abrite aujourd’hui la Fondazione Piero Portaluppi. Gérée par Letizia Castellini Baldissera, sa petite-fille, elle célébrait en 2017 les 50 ans de la mort du Milanais. L’endroit conserve le legs gigantesque de l’architecte qui enseigna son métier pendant un demi-siècle. « Le registre de l’œuvre de Piero Portaluppi a été établi en suivant le registre de l’atelier, qui couvre son activité entre 1910 et 1966 », explique la fondation au sujet de l’organisation de ces archives où tout est scrupuleusement répertorié. « Pour chaque mandat, l’année et le mois de réception de la mission, les heures de travail effectuées et la rémunération perçue sont indiqués. » Certains projets utopiques sont séparés de l’inventaire, tels que le quartier Allabanuel à Milan ou les tours de Hellytown qui évoquent celles que construira le bureau néerlandais MVRDV quatre-vingt ans plus tard.

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(Delfino Sisto Legnani et Marco Cappelletti. Courtesy Massimo De Carlo, Milan/London/Hong Kong)
L’escalier spectaculaire de la Casa Corbellini-Wassermann. Construit entre 1934 et 1936, le rez-de-chaussée du bâtiment abrite aujourd’hui la galerie Massimo De Carlo.

ÉLÉGANCE FOLLE

L’héritage méconnu de ce visionnaire au trait de crayon Art déco impressionne. Comme le démontre l’immeuble sis via De Amicis 25, ou celui de via Largo La Foppa. Ainsi que la Villa Necchi Campiglio et la Casa Corbellini-Wassermann, splendides écrins patrimoniaux. Construite entre 1932 et 1935 pour les héritières des fonderies Necchi, la première est ouverte au public sur rendez-vous. On y retrouve les intérieurs à l’élégance folle, les salles de bains XXL en marbre, le jardin d’hiver aux vastes baies vitrées et le système de portes des salles de réception que Portaluppi préférait coulissantes. Le rez-de-chaussée de la seconde est aujourd’hui occupé par la galerie Massimo De Carlo. La visite s’impose aux heures d’ouverture des expositions. On sent les compositions de marbre, le standing grand-bourgeois, fascinant, qui caractérise le style de l’architecte. Splendeur, matériaux, lignes, ondes, harmonie et esthétique, les escaliers et les cages de Portaluppi voltigent comme les robes d’Yves Saint Laurent, comme les chaussures de Pierre Hardy. À étrenner sur les dalles éternelles de la place du Dôme.

La Villa Necchi Campiglio
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(FAI / Photo : arenaimmagini)
Bâtie entre 1932 et 1935 au cœur de Milan, la Villa Necchi Campiglio fut la première de la ville à être équipée d’une piscine privée.

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