N° 146 - Printemps 2025

Objectif lune

Exposer de l'art contemporain sur la lune ? L’idée n'est pas insolite. La conquête artistique de notre satellite naturel, amorcée il y a un demi-siècle, redouble d'efforts et de projets aujourd'hui. Non sans pertes et fracas.

Entourée d’un halo de mystère, l’histoire commence à la fin des années 60. Le sculpteur américain Forrest Myers a l’idée de réunir six artistes pour créer un musée miniature sur la Lune. C’est l’époque des missions Apollo, et de leur immense retentissement, autant en tirer parti. Problème : ses antennes dirigées dans d’autres directions, la NASA ne répond pas au message de l’artiste, qui s’adresse alors à un technicien chargé de la construction du module lunaire d’Apollo 12. À ses risques et périls, celui-ci accepte la mission secrète. Il placera le musée miniature sur l’un des pieds du module, dont la section inférieure est appelée à rester sur notre satellite naturel. Comme les pieds seront enveloppés de feuilles de polymères pour assurer leur isolation, le musée minuscule restera invisible.

Entretemps, Forrest Myers a conçu son Moon Museum. C’est une petite plaque blanche de céramique (19 x 13 mm) gravée de six dessins noirs : un sexe masculin par le provocateur Andy Warhol, une simple ligne de Robert Rauschenberg, un carré évocateur d’un circuit imprimé par David Novros, un motif géométrique par John Chamberlain, un Mickey par Claes Oldenburg et un dessin généré par ordinateur par Forrest Myers lui-même. La plaquette réunit six poids lourds de l’art contemporain new-yorkais de l’époque.

Le module s’est posé le 19 novembre 1969 dans la Mare Cognitum (la mer de la Connaissance), à l’ouest de la face visible de la Lune. Il y demeure encore, pour l’éternité ou presque. Personne n’a encore pu vérifier si le Moon Museum est bien plaqué sur l’un des pieds du vaisseau.

« Fallen Astronaut ».
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(DR)
« Fallen Astronaut » de l’artiste belge Paul van Hoeydonck.

MINIASTRONAUTE

New York, fin des années 60 et conquête de la Lune, toujours. Un autre sculpteur, le belge Paul van Hoeydonck, surprend une conversation lors du vernissage de l’une de ses expositions. Les responsables de sa galerie argumentent avec véhémence sur la possibilité d’envoyer une œuvre d’art sur la Lune. L’artiste prend la balle au bond. Il est réputé pour son « Space art », des sculptures aux motifs de mutants, de robots, de planètes et de villes du futur. La NASA donne son accord. Mais elle pose des conditions draconiennes en termes de légèreté, de mensurations, de résistance aux conditions extrêmes de la surface lunaire, de non-reconnaissance d’un groupe ethnique ou de distinction homme-femme.

Paul van Hoeydonck conçoit une statuette en aluminium de 8,5 cm de longueur et de 50 grammes à peine. Elle évoque un astronaute, fortement stylisé. L’œuvre est confiée à David Scott, l’un des membres de l’équipage de la mission Apollo 15. Peu avant le décollage de la fusée le 26 juillet 1971, les astronautes décident de dédier la statuette à leurs camarades décédés lors de la conquête spatiale. La liste réunit 14 noms, américains et soviétiques. David Scott exige en outre que le nom de l’artiste ne soit jamais divulgué pour éviter une possible commercialisation de l’œuvre et, partant, de l’espace.

Une image du projet Lunar Codex.
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(Lunar Codex)
Une image du projet Lunar Codex imaginé par le physicien et auteur de science-fiction Samuel Peralta. Le module lunaire qui devait le véhiculer en 2024 n’est jamais arrivé à destination.

POLÉMIQUE LUNAIRE

La pièce est déposée par l’astronaute le 2 août 1971 au pied du mont Hadley, où le rover lunaire (un véhicule électrique) est abandonné à la fin de la mission. Scott couche la statuette sur le sol et, juste derrière, à la verticale, dispose la carte des 14 noms. Paul van Hoeydonck s’en émouvra plus tard. Il voulait que sa création soit dressée, la tête vers les étoiles, en accord avec son « Space art ». Il contestera aussi le titre donné sans son accord à sa création, Fallen Astronaut (« L’astronaute tombé »). Surtout, le sculpteur ne se privera pas de dévoiler son nom d’auteur de l’œuvre et d’en fabriquer des répliques, notamment pour le National Air and Space Museum de Washington. Une autre version en aluminium, 40 fois plus grande et d’un poids de trois tonnes, trône ainsi depuis 2007 dans le jardin du Lieu d’art et action contemporaine (LAAC) à Dunkerque, dans le nord de la France. Encore étudiant, j’ai connu Paul van Hoeydonck dans les années 80 à New York. Il résidait chez mon oncle marchand d’art. Je l’ai côtoyé pendant quelques semaines. À sa demande, j’ai photographié l’une de ses expositions personnelles dans une galerie de Manhattan.

« Fallen Astronaut ».
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(NASA)
Le « Fallen Astronaut » installé pour l’éternité dans la poussière lunaire. Avec derrière lui les noms de 14 astronautes et cosmonautes ayant donné leur vie pour la conquête spatiale.

Jamais, cet été-là, il ne m’a parlé de la polémique qui a suivi la pose de son Fallen Astronaut, officiellement la première œuvre d’art à prendre place sur la Lune. L’amère querelle avait laissé des traces.

Elle n’éclipse toutefois pas les motivations de cette première phase, il y a cinquante ans, de la conquête pacifique de notre satellite par l’art.

Laisser une trace culturelle sur la Lune revient à regarder l’esprit humain avec un fort facteur de grossissement et à s’émerveiller de son absence de limites. C’est une réflexion sur la place de l’être humain dans le cosmos, sur son futur, sa fragilité, sa capacité d’adaptation et d’innovation, son goût pour l’exploration. C’est l’affirmation du rôle de l’artiste dans l’incarnation de tous ces élans. C’est enfin une pensée sur le temps long, les œuvres lunaires étant appelées, peut-être, à être redécouvertes par les futurs colons de l’espace, dans dix, cent ou mille ans.

« Moon Phases ».
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(Pace Gallery and the artist)
« Moon Phases » de Jeff Koons.

JEFF SUR LA LUNE

Depuis les installations du Moon Museum et du Fallen Astronaut, le temps a aussi été long. Un demi-siècle s’est écoulé sans expédition lunaire d’importance.

L’envie de dépasser, grâce à la création artistique, les enjeux scientifiques et techniques des missions s’est effacée. Avant de resurgir, vivifiée et diversifiée, avec la prolifération ces dernières années de sondes expédiées vers l’astre rocheux. Entre autres de la part de compagnies privées comme SpaceX d’Elon Musk ou Blue Origin de Jeff Bezos.

Toutes les tentatives n’aboutissent pas. En janvier 2024, les Canadiens du projet « Lunar Codex » ont disposé des centaines d’œuvres d’art contemporain, de littérature, de musique et de film dans le module lunaire de la société américaine Astrobotic Technology. Miniaturisées, les œuvres étaient enregistrées sur des disques analogiques et des cartes numériques. La mission a fait long feu. En route vers la Lune, elle a connu une panne importante, obligeant les ingénieurs de vol à rapatrier la sonde vers la Terre, où elle s’est désintégrée en entrant dans l’atmosphère.

Pas découragé, le physicien et écrivain de science-fiction Samuel Peralta, à l’origine de « Lunar Codex », ambitionne d’envoyer dans les prochaines années d’autres minimusées de créations contemporaines vers la Lune, grâce au programme Artemis de la NASA.

« Moon Museum ».
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(DR)
Le « Moon Museum » de Forrrest Myers, un minimusée sur une plaque de céramique portant des dessins d’Andy Warhol, Claes Oldenburg, David Novros, Forrest Myers, Robert Rauschenberg et John Chamberlain.

D’autres initiatives artistiques, tels « The MoonArk » de l’Université Carnegie Mellon à Pittsburgh et « Moon Gallery » aux Pays-Bas, visent également la Lune avec leurs musées d’art contemporain aux dimensions très restreintes, mais aux grandes ambitions extraterrestres. L’ambition n’est pas non plus ce qui manque à Jeff Koons, roi de l’art pop rococo, jamais avare de visibilité et de retombées médiatiques. Il a fait alliance avec la société Intuitive Machines pour placer en février 2024 une création originale près du pôle Sud de la Lune. Il a conçu une boîte translucide contenant 125 sphères métalliques d’un diamètre de 2,5 cm. Moon Phases montre les 62 phases de la Lune vues de la Terre, 62 phases vues d’autres points de l’espace et une éclipse totale. Chaque sphère est dédiée à une grande figure historique, de Platon à Einstein.

L’installation elle-même, selon l’artiste, est « une célébration de l’imagination et de l’ingéniosité humaines ». Elle est aussi une affaire commerciale. La galerie de Jeff Koons, Pace, propose à la vente des répliques des sphères, enchâssées dans des vitrines de verre, chacune d’un diamètre de 40 cm et ponctuée d’une pierre précieuse qui marque l’emplacement de l’œuvre sur la Lune. Les 125 sphères sont aussi associées à des NFT, ou jetons non fongibles, qui contiennent des images numériques des œuvres.

Le projet « The MoonArk ».
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(Lunar Codex)
Le projet « The MoonArk » de l’Université Carnegie Mellon à Pittsburgh vise également la Lune avec son musée d’art contemporain aux dimensions très restreintes, mais aux grandes ambitions extraterrestres.

SPHÈRE BLANCHE

Notre satellite naturel est en quelque sorte un nouveau « cube blanc », ou plutôt une nouvelle « sphère blanche » de l’art contemporain. Un espace d’exposition neutre et immaculé dont la fonction muséologique est de mieux mettre en évidence les œuvres. Encore faut-il que celles-ci résistent aux radiations solaires, aux micrométéorites, à des températures qui varient entre moins 175 et plus 125 degrés. Et qu’elles fassent sans encombre le voyage de 384’400 kilomètres.

En alunissant le 22 février 2024, le module d’Intuitive Machines a adopté une position malencontreuse. Au contact trop brutal avec le sol, l’un des pieds de l’engin s’est brisé. Le module s’est incliné à 30°. Comme ses antennes ne sont plus alignées sur la Terre, il a perdu le contact avec notre planète. La boîte de Jeff Koons est toujours arrimée à l’un de ses flancs, le plus opposé à la course du Soleil. Commentaire optimiste de l’artiste : « Moon Phases est pour l’éternité dans une position merveilleuse ! »

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