N° 146 - Printemps 2025

Judy Chicago, la « combactive »

Elle a commencé sa carrière dans les années 60 en Californie. Ignorée du milieu artistique pendant des décennies, Judy Chicago est aujourd’hui l’égérie de cet art féministe dont elle fut la pionnière.

Elle est artiste, autrice, militante féministe, historienne et professeure. Depuis 1985, elle vit et travaille au Nouveau-Mexique avec son mari et complice, le photographe Donald Woodman. En 2018, le Time Magazine intégrait Judy Chicago à son palmarès des personnalités les plus influentes de la planète. Une consécration tardive pour cette artiste de 86 ans, active depuis les années 60, mais dont l’œuvre a été reconnue il y a quelques années seulement.

En 1970, elle change son nom. Judy Cohen devient Judy Chicago et lance dans la foulée le premier programme d’art féministe des États-Unis à l’Université d’État de Californie, à Fresno. L’artiste s’est particulièrement fait connaître grâce à The Dinner Party, une installation réalisée entre 1974 et 1979 représentant une table triangulaire avec 39  couverts, chacun à l’image d’une femme célèbre – Artemisia Gentileschi ou Virginia Woolf – qui se trouve actuellement exposée de manière permanente au musée de Brooklyn. Artiste pluridisciplinaire qui s’exprime aussi bien à travers la peinture, les « sculptures » de fumées colorées où les installations fantasques (Feather Room de 1966, une salle remplie de plumes), Judy Chicago présentait, en 2024, les expositions « Revelations » à la Serpentine Gallery de Londres et « Herstory » à LUMA, en Arles.

Judy Chicago.
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(Donald Woodman/ARS, New York)
Judy Chicago.

Hans Ulrich Obrist, directeur artistique de la Serpentine à Londres, et le marchand d’art et commissaire d’exposition américain Jeffrey Deitch, soutiennent votre travail avec beaucoup de passion. Quand avez-vous rencontré ce dernier ?

En 2010, mais il n’a commencé à me représenter que plus tard, car il y a eu une période où il ne prenait plus d’artistes. Il est devenu mon conseiller et mon guide au fur et à mesure que ma carrière évoluait de manière spectaculaire, passant d’une exclusion et d’une marginalisation totales à une lente attention portée à mon travail au-delà de The Dinner Party.

Comment définiriez-vous l’art féministe pour lequel vous avez été marginalisée ?

Ma définition a changé au cours des soixante dernières années. Ce n’est qu’à la fin des années 60 que j’ai cherché à savoir comment créer une pratique artistique féministe. À l’époque, cette catégorie n’existait pas. À Los Angeles, où je vivais, le plus grand compliment que l’on pouvait vous faire en tant qu’artiste femme était de vous dire que votre œuvre avait l’air d’avoir été peinte par un homme. Si votre travail artistique ressemblait de près ou de loin à une chose réalisée par une femme, il était immédiatement disqualifié et personne ne le prenait au sérieux. Pendant les dix premières années de ma carrière, j’ai tout fait pour m’intégrer. J’ai essayé d’être un homme, mais mon vrai moi continuait à se faufiler !

Qu’avez-vous fait pour vous imposer ?

J’ai décidé d’affronter cette situation dans mon travail. À l’époque, j’étais très concernée par les questions de genre. Au cours de mon évolution en tant qu’artiste, ma définition du féminisme et de l’art féministe est passée du genre aux valeurs féministes, qui remontent en fait à Christine de Pizan, une autrice italienne du XIVe siècle, qui a écrit La cité des dames, premier exemple connu de littérature féministe. Dans les cours européennes, ce livre a donné le coup d’envoi à une réflexion sur le rôle des femmes dans la société. Aujourd’hui, le féminisme et l’art féministe consistent, selon moi, à formuler un ensemble différent de valeurs pour le monde. Celles-ci ne sont pas fondées sur la compétition, ni sur le patriarcat, mais sur une somme de principes égalitaires et justes. Pour moi, l’art féministe doit représenter ces valeurs.

Votre vie s’est-elle compliquée une fois que vous avez décidé de ne plus faire semblant d’être un artiste homme ?

Oui, vraiment. Cela n’a pas été facile, même lorsque j’essayais de m’intégrer, je me heurtais encore à d’énormes obstacles. C’est ce qui m’a décidé à affronter les questions de genre et à y faire face au lieu d’essayer de les éviter. Mon père m’a appris qu’il était possible de changer le monde. Il était organisateur syndical et le sénateur Joseph McCarthy a détruit sa vie.

Votre vrai nom est Cohen. Ce rejet était-il aussi lié à l’antisémitisme ?

Cela n’avait rien à voir avec l’antisé-mitisme. Mon père était un marxiste à une époque où l’Amérique chassait les communistes. Il y avait à Los An-geles un couple de collectionneurs très importants qui étaient aussi mes mécènes. Un jour quelqu’un leur a demandé si j’avais changé de nom parce que je voulais cacher mes ori-gines juives. Ils ont ri et ont répondu : « Tout le monde sait que Judy est juive. »

Alors, pourquoi être devenue Judy Chicago ?

L’Amérique des années  70 était une période radicale, marquée par le mouvement des droits civiques, les travailleurs agricoles, les émeutes de Stonewall, les droits des homosexuels et des lesbiennes, le mouvement féministe… Les Black Panthers changeaient tout le temps de nom. Lorsque je me suis retrouvée sur le point d’annoncer mon acte de libération des valeurs patriarcales, j’ai moi aussi décidé de prendre une nouvelle identité. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que quelqu’un allait penser que c’était pour dissimuler mes origines.

MON PÈRE M’A APPRIS QU’IL ÉTAIT POSSIBLE DE CHANGER LE MONDE.

Judy Chicago, artiste

Dans votre exposition « Herstory » à LUMA en Arles, il y avait un grand panneau sur lequel vous aviez écrit : « Et si les femmes dirigeaient le monde ? »

Des femmes, on en trouve pourtant à la tête de certains États ? Très, très peu. En Chine, il n’y a pas de femmes. En Russie, il n’y a pas de femmes, sauf à des postes subalternes. Il y a beaucoup plus de pays où il n’y a que très peu, voire pas du tout, de femmes au gouvernement. Avoir une ou deux femmes n’est pas suffisant. Disons qu’il y a douze personnes politiques qui dirigent un pays, dont deux femmes. Vous savez ce qui se passe lorsque l’une d’entre elles dit : « Je pense que nous devrions faire ceci » ? Tous les hommes dans la salle se lèvent en disant « Non, non, non », d’une voix beaucoup plus forte.

Diriez-vous que l’art féministe est un vecteur d’influence politique ?

Je considère l’histoire de l’art comme l’histoire de l’art des hommes, et l’art féministe ouvre donc la voie à une histoire de l’art des femmes. Il y a beaucoup de femmes artistes aujourd’hui… des milliers dans le monde entier.

« Earth Birth ».
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(© Judy Chicago. Photo : Donald Woodman)
« Earth Birth », une peinture au spray de 1983.

Ce slogan, en Arles, faisait-il partie du travail que vous avez réalisé pour Dior avec Maria Grazia Chiuri, la directrice artistique de la maison ?

Oui, c’était ma première collaboration avec Dior. Elle consistait en vingt et une bannières, écrites à moitié en anglais, à moitié en français. Ce sont ces dernières que j’ai exposées en Arles. L’égalité m’intéresse, mais pas le matriarcat. D’autres banderoles soulevaient des séries de questions telles que : « Si les femmes dirigeaient le monde, les hommes et les femmes seraient-ils égaux ? » « Les hommes et les femmes élèveraient-ils tous deux des enfants ? « La planète serait-elle protégée ? » En d’autres termes, si le monde était imprégné d’une perspective féminine – qui consiste à prendre soin des autres – comment cela l’affecterait-il ?

Comment se fait-il que Dior se soit intéressé à vous ?

Comme beaucoup de choses qui se sont produites dans ma carrière, c’est arrivé par hasard. Apparemment, un magazine allemand a publié un portrait de Maria Grazia. Le journaliste lui a demandé de citer les dix personnes qui l’avaient influencée, et j’étais l’une d’entre elles. Je n’avais absolument aucune idée de l’intérêt qu’elle portait à mon travail. Il s’est avéré qu’elle était une grande fan de The Dinner Party, et que chaque fois qu’elle venait à New York, elle allait voir l’installation au musée de Brooklyn. Quelqu’un m’a ensuite interviewée à son sujet. Je ne savais pas grand-chose d’elle, vu que je ne connais rien à la mode, qui est un domaine que j’ai en fait plutôt rejeté. J’ai rencontré Maria Grazia et Olivier Bialobos (directeur général adjoint de Dior, ndlr) à Paris en 2019 pour discuter d’une collaboration. J’ai tout d’un coup réalisé qu’il y avait là un moyen de faire connaître mon art et mes idées à une échelle mondiale. Dior a sponsorisé mes expositions au New Museum et à la Serpentine Gallery, et les a largement diffusées sur ses réseaux sociaux. Un million de personnes à travers le monde ont pu ainsi découvrir mon travail, alors qu’elles ne l’auraient jamais vu autrement. J’en suis à mon cinquième projet avec Dior.

« The Feather Room ».
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(MCBA, photo Etienne Malapert)
« The Feather Room », une installation de 1966 où les visiteurs s’ébattent au milieu de kilos de plumes. Ici dans une version recréée en 2023 au MCBA de Lausanne.

Dans l’exposition « Herstory », vous dévoiliez plusieurs facettes de votre travail. À l’entrée, on trouvait deux sculptures en bronze et ensuite 140  dessins intitulés « Autobiographie d’une année » réalisées entre  1993 et 1994, période pendant laquelle vous avez souffert de dépression. Pourquoi ces choix ?

À cette époque, Donald et moi avions terminé le projet sur l’Holocauste et nous étions endettés. Nous avions perdu la maison dans laquelle nous vivions, car la propriétaire voulait la vendre. Nous n’avions pas d’argent pour l’acheter et ma carrière était inexistante. Je n’avais aucune opportunité en tant qu’artiste, même si The Dinner Party était devenu un sujet d’étude un peu partout dans le monde. Cette situation n’était pas totalement inédite pour des artistes qui, comme nous, étaient intéressés par l’histoire de l’art. Nous avions un ami qui était l’avocat de Man Ray. Il l’avait rencontré dans les années 90. Man Ray, qui est aujourd’hui considéré comme un immense artiste du XXe siècle, vivait pourtant dans un dénuement total. Il n’avait rien. C’est ce que nous avions. Rien, à part ce désir ardent de faire de l’art. Il m’arrivait de me trouver quelque part pour donner une conférence et une jeune personne s’approchait de moi, toute tremblante, en disant : « Je n’arrive pas à croire que j’ai rencontré Judy Chicago ! » Mais cette Judy Chicago était très différente de celle qui n’avait pas d’argent. J’ai donc décidé de faire une œuvre sur la vraie Judy, et c’est devenu Autobiographie d’une année. J’ai travaillé 140 jours sans m’arrêter. Notre base de données compte 8000 œuvres, et encore ce n’est pas tout. 8000, c’est une quantité très inhabituelle pour une femme artiste : Frida Kahlo, par exemple, a réalisé 200 tableaux.

« The Dinner Party » est votre œuvre la plus connue. Est-ce parfois difficile d’être toujours ramenée à elle ?

Mon objectif a toujours été de l’exposer de manière permanente. Même si l’œuvre m’a rendue très célèbre, j’avais l’habitude de dire : « Vais-je vivre assez longtemps pour voir l’ensemble de mon art sortir de l’ombre de The Dinner Party ? » Et comme l’installation ne voyage pas, elle ne figurait pas dans ma rétrospective au Musée de Young, ni dans celle au New Museum ni dans l’exposition à LUMA. Lorsque Vassilis Oikonomopoulos, le conservateur du LUMA, et moi-même nous sommes promenés dans l’exposition, il a dit : « Regardez toutes ces autres œuvres ! ». J’admire énormément ce que la fondatrice de LUMA, Maja Hoffmann, fait en Arles. Je la connais depuis longtemps. Si je devais refaire des bannières aujourd’hui, j’ajouterais une autre question : « Et si les femmes dirigeaient les musées ? »

Pourtant beaucoup de femmes se trouvent à la tête de musées.

Non, pas au niveau de Maja. Elle est en train de créer un nouveau modèle d’institution artistique, quelque chose de vraiment diversifié. Si vous regardez les artistes qu’elle a exposés, ils forment un groupe incroyablement varié. Il y a des femmes, des hommes, des artistes de couleur, toutes sortes de projets, des artistes en résidence, des expositions, des programmes. C’est une vision complètement nouvelle.

En été 2024, vous présentiez également « Revelations » à la Serpentine Gallery à Londres. Avez-vous créé cette exposition à partir du livre éponyme que vous avez écrit et dessiné à la main, et que Hans Ulrich Obrist a récemment fait publier par Thames and Hudson ?

Oui. Personne ne s’y était intéressé avant lui. Il n’est pas commun qu’une exposition soit issue d’un catalogue. D’habitude, c’est le catalogue qui suit l’exposition. Lorsque Hans Ulrich a annoncé qu’il voulait publier ce manuscrit dessiné, j’ai passé cinq mois à le mettre à jour et à retravailler chaque enluminure qui l’accompagne. J’ai dû m’isoler complètement. Donald m’a acheté une tablette et un stylo numérique, car nous n’avions pas le temps de passer des heures et des heures à dessiner sur du papier.

Donald et vous travaillez beaucoup ensemble ?

Oh oui, nous sommes mariés depuis presque trente-neuf  ans et, comme le dit Donald : « Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes en-flammés, nous nous sommes mariés et nous avons commencé à travailler sur le projet Holocauste, tout ça en même temps. » Nous sommes des bourreaux de travail. Les gens ne parlent pas de la difficulté d’être un artiste, surtout à notre époque où tout est défini par l’argent. Ils ne parlent pas de la difficulté de travailler avec des idées et d’ame-ner quelque chose à maturité. Et les femmes ne gagnent toujours que 47  cents pour chaque dollar gagné par les hommes.

Avec tous vos succès, avez-vous moins de difficultés financières ?

Non, mes récents succès ne se sont pas encore commués en es-pèces sonnantes et trébuchantes. Il y a encore beaucoup de collec-tions dans lesquelles je ne suis pas. Cela dit, l’argent n’a jamais été mon objectif. C’est l’humain qui l’est.

« The Female Divine ».
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(LUMA Arles)
Les bannières de Judy Chicago regroupées sous l’intitulé « The Female Divine » et exposées en Arles en 2024.

Aujourd’hui, beaucoup plus de gens comprennent-ils et soutiennent-ils votre travail ?

Oui, en particulier les nouvelles générations. Lors de l’avant-première de mon exposition à la Serpentine Gallery, il y avait 200 journalistes, bien plus que d’habitude. Beaucoup d’entre eux étaient jeunes, et les entretiens que j’ai eus avec certains étaient d’un tout autre niveau que tout ce que j’avais connu jusqu’à présent. Il en va de même pour les jeunes conservateurs qui comprennent mon œuvre sur un plan différent qu’auparavant. La théorie féministe, la théorie queer, les études sur la masculinité, les études postcoloniales, bref toute cette nouvelle pensée a affecté les curateurs américains et anglais et a complètement changé leur façon de penser.

Quels sont vos prochains projets ?

Je ne pense pas que les gens comprennent vraiment la quantité d’énergie que représente pour un ou une artiste le fait d’avoir trois expositions en l’espace d’un an. Le New Museum à New York, la Serpentine à Londres et LUMA en Arles… Cette année, je vais retourner dans mon atelier. Comme je suis très superstitieuse, je ne parle jamais de ce que je fais tant que ce n’est pas terminé. J’aurai 86 ans en juillet. J’avais un projet sur lequel je travaillais avant que ma vie n’explose, et je veux vraiment y revenir, travailler seule et avoir une vie tranquille. Je vais me retirer de la vie publique et passer le temps qu’il me reste dans mon studio.

« The Dinner Party ».
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(© Judy Chicago. Photo : Donald Woodman)
« The Dinner Party », l’œuvre la plus célèbre de l’artiste américaine exposée en permanence au musée de Brooklyn.

La création d’une exposition fait-elle partie de votre travail d’artiste ?

Pendant longtemps, ce n’était pas le cas, car personne ne s’intéressait à mon travail ! Je n’avais donc pas besoin de quitter mon atelier pour travailler sur une exposition. Les institutions n’exposaient pas des œuvres comme le projet sur l’Holocauste. Donald et moi avons dû tout organiser nous-mêmes. Il en a été de même pour le Birth Project et même The Dinner Party. Ces installations ont voyagé grâce à un système que nous avons mis en place. Jusqu’à ce que The Dinner Party soit présenté à Brooklyn, nous avons dû nous occuper de toutes les questions institutionnelles.

Depuis que vous avez commencé votre carrière, remarquez-vous une évolution positive pour les femmes dans le champ de l’art ?

Absolument. Pas seulement pour les femmes d’ailleurs. Les artistes de couleur ont également connu une période difficile. C’est ce que je veux dire à propos de l’art féministe. Il promeut la diversité. Je pense que chaque voix compte.

Ce qui fait aussi que le marché de l’art est beaucoup plus ouvert sur le monde.

Le marché et l’art n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Oui, il y a eu un changement dans l’art et c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que le marché est arrivé. Et quand le marché entre en jeu, le sens disparaît.

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