N° 145 - Automne 2024

Le suisse qui initia l’Europe à l’art aborigène

Sise au cœur du panorama alpin de Lens, en Valais, la Fondation Opale rend hommage jusqu’au début du mois de novembre à Bernhard Lüthi, défenseur de l’art des premiers peuples de l’Australie.

Seul musée en Europe consacré exclusivement à l’art aborigène contemporain, la Fondation Opale a ouvert ses portes en 2018 et s’appuie sur la collection de Bérengère Primat, son initiatrice et présidente, qui compte plus de 1300 œuvres de près de 350 artistes. La nouvelle aile, finalisée en décembre 2023, pare désormais l’institution d’un auditorium de 125  places, d’une salle de séminaire, ainsi que d’un centre de ressources pour l’art aborigène contemporain qui sera notamment alimenté par les archives issues du Fonds Bernhard Lüthi.

L’artiste autodidacte, né à Berne en 1938, figure parmi les pionniers dans la valorisation de l’art aborigène. Pour lui rendre hommage, l’exposition actuelle intitulée Artiste Activiste Archiviste : Bernhard Lüthi invite, met en lumière son parcours à travers une sélection de ses travaux personnels et d’œuvres d’artistes qui ont marqué sa carrière.

L’artiste Bernhard Lüthi.
x
(DR)
L’artiste Bernhard Lüthi qui a fait découvrir à l’Europe l’art aborigène contemporain.

PREMIER CONTACT

Son engagement démarre en 1974 grâce à un premier séjour sur le territoire australien. Pendant un mois, il campe près du site naturel Uluru (ou Ayers Rock) pour capter les variations, au gré de la lumière du jour, des teintes rouges du fameux rocher, merveille géologique devenue un des emblèmes du pays. C’est ainsi qu’il entre en contact avec le peuple aborigène, en lui demandant la permission d’installer sa tente. Avant de se lier d’amitié avec des artistes et activistes autochtones au cours de deux voyages ultérieurs. L’archivage faisant déjà partie de sa pratique artis-tique, Lüthi documente tout de ses contacts avec les aborigènes. Il rassemble photographie, coupures de journaux, enregistrements audios, mais aussi des livres portant sur leur art, un sujet méconnu et toujours limité à une approche ethnographique. Contrarié par cette étroitesse, il décide d’œuvrer afin de l’émanciper de ce contexte.

Parmi les rencontres ayant attisé l’étincelle d’un engament destiné à perdurer pendant cinq décennies figure celle avec Gary Foley, éminent activiste que Lüthi réussit à faire inviter en 1984 à une conférence de l’Académie des Arts à Düsseldorf. Dans les années 80, la ville profite d’une scène artistique en pleine effervescence que la chute du mur fera ensuite pencher en faveur de Berlin. Néanmoins, la conférence ne se passe pas comme prévu, le ton très direct de Foley attisant une virulente polémique au sein de la communauté académique. « Les trois semaines de son séjour à Düsseldorf nous ont permis d’échanger longuement, se souvient Bernhard Lüthi. Foley m’a alors invité à travailler auprès du Aboriginal Arts Board qu’il présidait à l’époque. »

x
(Olivier Maire)
La Fondation Opale à Lens, en Valais, se consacre à la reconnaissance de l’art aborigène contemporain.

GAGNER LA CONFIANCE

Au contact du militant, le Bernois va progressivement délaisser sa pratique artistique personnelle pour promouvoir celle des aborigènes comme le moyen de soutenir les communautés et attirer l’attention sur les injustices et les défis auxquels elles sont confrontées. Une réalité que l’artiste apprend à connaître de près.

« Être introduit par des personnes aborigènes à des personnalités et artistes aborigènes me rendait digne de confiance. Cette immersion a fait mûrir ma décision d’organiser une exposition en Europe. »

Lüthi profite de ces connexions pour entrer en contact avec Jean-Hubert Martin, alors directeur de la Kunsthalle de Berne. « Il avait été nommé commissaire pour la participation française à la Biennale de Sydney en 1982, et avait pu assister à la réalisation d’une peinture au sol aborigène. » Le curateur français rêve d’orchestrer une exposition mêlant artistes occidentaux et peuples indigènes de tous les continents.

Ce sera Les magiciens de la terre qui sera inaugurée en 1989 à Paris au Centre Pompidou et à la Grande Halle de la Villette dont Bernhard Lüthi devient le coordinateur de la participation australienne.

Il élabore un système de concertation sur place afin d’impliquer tous les artistes concernés dans tout le processus. Pendant les années de préparation de l’exposition, Lüthi dirige ce comité depuis l’Université de Sidney, tout en continuant à voyager dans les territoires autochtones. Fait rare pour un Occidental, il sera même admis au cercle sacré d’une cérémonie d’initiation auprès de la communauté de Yuendumu dont six représentants se déplaceront jusqu’à Paris pour réaliser, in situ, une peinture au sol.

Ce qui frappe dans le projet, ce n’est pas seulement l’impressionnant dialogue entre les différentes pratiques artistiques, mais que ces œuvres venues d’« ailleurs », jusqu’alors invisibles, amorcent une nouvelle approche d’une histoire de l’art au seuil de la mondialisation. Ces productions contemporaines, enracinées dans des cultures ancestrales, côtoient les interventions de Marina Abramovic, John Baldessari, Erik Boulatov, Louise Bourgeois ou encore Nam June Paik sur un même pied d’égalité. Si le public répond plutôt positivement en termes de fréquentation, de vives controverses se déclenchent au milieu des professionnels des arts visuels.

La façade de la Fondation Opale.
x
(Nicolas Sedlatchek)
La façade de la Fondation a été décorée de motifs aborigènes.

Peu importe l’attitude conservatrice du milieu de l’art, cette première exposition légendaire met les choses en marche. Entre critiques et émulations, nouvelles complicités et ruptures, elle perturbe et craquèle l’ordre établi pour y laisser infiltrer discrètement le germe d’un changement. « Peu de temps après, Jean-Hubert Martin a d’ailleurs perdu son poste de commissaire au Centre Pompidou », reprend celui qui, bien que conscient des résistances rencontrées, va poursuivre son rôle de passeur et repartir trois ans en Australie pour préparer la prochaine exposition.

Pendant ce séjour, il vit à Melbourne dans la famille de l’activiste et artiste Lin Onus. « Nos échanges m’ont permis d’être initié aux spécificités du monde aborigène, si hétéroclite du point de vue de ses traditions et caractérisé aussi par des factions très distinctes, au milieu desquelles Lin Onus agissait comme un excellent médiateur. » Son esprit de réconciliation opère aussi dans ses œuvres : Lin Onus intègre ainsi des iconographies et des techniques indigènes à celles occidentales en naviguant entre peinture, photoréalisme et sculpture.

La toile « Ethnocentrisme culturel ».
x
(DR)
Une toile du Bernois. Intitulée « Ethnocentrisme culturel », l’œuvre est peinte sur une carte du monde dont seuls les continents européen et américain sont visibles.

ESSENCE DE LA VIE

Cette nouvelle série de rencontres aboutira à l’exposition Aratjara, qui se traduit par « messager », inaugurée au Kunstsammlung de Düsseldorf en 1993, et qui voyagera successivement à Londres et à Copenhague. Visant à faire sortir l’art aborigène de la catégorie art primitif, l’exposition dévoile plus de 150 œuvres de plus de 100 artistes provenant de certaines des plus importantes communautés d’artistes d’Australie.

Une peinture d’Emily Kam Kngwarray.
x
(DR)
Une peinture d’Emily Kam Kngwarray.

C’est enfin à Bâle, sur les murs du Musée Tinguely, que Bernard Lüthi concrétise en 2005 son rêve d’organiser une rétrospective consacrée à John Mawurndjul. Première exposition monographique d’un créateur aborigène en Suisse, son titre Rarrk se réfère à la technique de peinture traditionnelle sur écorce aux motifs en fines hachures entrecroisées.

L’exposition à la Fondation Opale revient sur les jalons les plus importants de l’histoire de l’art aborigène en Europe. Les archives du Bernois – « l’essence de ma vie », dit-il – sont accompagnées de ses propres créations comme Ethnocentrisme culturel, peinture recouvrant une carte du monde pour révéler seulement les continents européen et américain. Ainsi que des œuvres d’artistes aborigènes, telle que cette peinture sur écorce intitulée Serpent Arc-en-ciel à Godanyal signée par John Mawurndjul et présentée aux Magiciens de la terre. Elle est exposée aux côtés d’autres noms désormais promus sur la scène internationale. Comme celui d’Emily Kam Kngwarray, dont la carrière artistique prolifique et tardive sera célébrée pendant l’été 2025 à la Tate Modern de Londres.

Ou encore d’Archi Moore, récompensé en avril 2024 par le Lion d’or de la meilleure participation nationale de la Biennale de Venise avec un monumental arbre généalogique tracé à la craie blanche sur des murs noirs. À Lens, le mât de son installation Voile rappelle les débuts de la colonisation de l’Australie par les Britanniques. Posé contre le mur, il évoque aussi la croix et donc l’absurdité de l’évangélisation, la spiritualité animiste étant l’essence de la culture aborigène, si ancienne et complexe.

« Voile », une installation de l’artiste australien Archi Moore.
x
(DR)
« Voile », une installation de l’artiste australien Archi Moore, lauréat du Lion d’Or de la Biennale de Venise 2024.

TEMPS DU RÊVE

En cela, ces œuvres représentent et perpétuent des histoires qui n’étaient transmises qu’oralement. Elles sont les codes d’une vision du monde qui ne peut se traduire aisément. À partir du thème central et fondateur du « temps du rêve », sorte de « présent éternel » dans lequel les actions des esprits, tout comme celles de l’homme, laissent une trace sur la terre, le territoire devenant en quelque sor te la partition de nos destins humains. Vu cet ancrage sacré, promouvoir l’expression artistique aborigène exige du temps et une certaine humilité. « Il est impossible d’approcher cette culture à la manière occidentale », souligne ainsi Bérengère Primat.

x
(DR)
« Serpent Arc-en-ciel à Godanyal ». L’artiste John Mawurndjul peint sur écorce des motifs traditionnels.

L’art aborigène a toujours servi de vecteur de résistance et de thérapie collective face à la politique de ségrégation subie par ces peuples. Pour son 86e anniversaire, Bernhard Lüthi rêve encore que le symbole du Royaume-Uni soit effacé du drapeau officiel de l’Australie : un geste fort symbolique pour réparer les torts historiques.

Footnotes

Rubriques
Art

Continuer votre lecture