N° 144 - Été 2024

« Nos sociétés sont animées d’utopies »

Laurent Testot est un journaliste, écrivain et formateur. Son dernier ouvrage, « Histoire des utopies. 3000 ans de rêves » (Éd. Sciences Humaines), est devenu une référence pour comprendre ce besoin très humain de s'imaginier d'autres mondes et d'autres sociétés.

Pouvons-nous commencer tout simplement par poser une définition de l’utopie ?

Le terme a évolué au fil des époques. À l’origine, dans la bouche de Thomas More, le concepteur de ce mot, l’idée est de pouvoir critiquer le pouvoir royal à travers une fable et surtout de prêter les mots de la critique à un tiers. Dans son récit, il démontre en réalité l’absurdité et la violence dans laquelle vivent les sujets du roi d’Angleterre au début du XVIe siècle. Puis, dans un second temps, il décrit un pays idéal, « Non lieu », utopie où les choses se passent mieux. C’est donc une forme de critique sociale, qui est très intéressante tout en posant un programme : si quelqu’un raconte que cela existe, cela doit être vrai.

L’idée va évoluer progressivement au fil du temps…

Oui. Au XIXe siècle, dans le sillage des socialismes et d’autres idéologies comme le saint-simonisme, certains entreprennent de mettre en place des utopies. Avec, par exemple, des villages-manufactures, patronaux ou socialistes, dans lesquels on va essayer d’entrer soit dans une entreprise idéale, soit dans une communauté. À partir du XXe siècle, le mot connaît une tension. Dans la bouche des libéraux, l’utopie devient un danger. Ceux-ci pointent les dérives de l’utopie socialiste qui, entre les mains de Staline, Lénine ou Mao, se transforment en grandes souffrances avec des centaines de milliers de morts.

Et maintenant ?

Il existe l’utopie vue positivement dans des courants politiques de gauche, comme quelque chose qui montre un avenir possible, souhaitable à atteindre, où les gens pourraient accomplir un certain nombre d’objectifs : l’égalité, le partage des ressources… À l’inverse, dans des acceptions beaucoup plus libérales, elle devient un danger à éviter à tout prix parce que purement idéologique et donc menant forcément à des souffrances.

Au fond, qu’est-ce que l’utopie ?

L’utopie est une dynamique. Tout comme le présent change tout le temps, les utopies varient. Celle de Thomas More a un aspect très égalitaire par l’architecture. Tout le monde vit dans les mêmes bâtiments. C’est une contrainte acceptée par la sagesse de tous, alors qu’on la qualifierait aujourd’hui de dystopie.

Des événements historiques majeurs ont perverti des utopies. Malgré ces horreurs, notamment au cours du XXe siècle, la pensée utopiste survit, renaît. Comment l’expliquer ?

L’utopie fixe un futur souhaitable. Dire qu’une utopie n’est pas accessible n’est pas raisonnable, ce n’est jamais que de la rhétorique. Et après ? À chacun de considérer les étapes à franchir pour y parvenir. Quand on vous fixe une finalité qui relève, par exemple, de la transition énergétique, en sachant que la faisabilité scientifique de celle-ci n’est pas démontrée, on fixe une utopie. Nos sociétés sont animées d’utopies. Après, celles-ci vont ou non dans le bon sens.

AVEC L’IA, ON S’ENGAGE DANS UN NOUVEAU CONTINENT AVEC DES CAPITALISATIONS GIGANTESQUES. ON EST QUELQUE PART ICI AUSSI DANS UNE UTOPIE, D’AUTANT QUE PERSONNE NE SAIT OÙ CELA PEUT NOUS MENER.

Laurent Testot, écrivain

Vous parleriez d’utopie au sujet de la transition écologique ? Pourquoi ?

Parce que, certes, tout le monde l’appelle de ses vœux. Des industriels, des politiques l’appliquent, rédigent des textes normatifs. Mais force est de constater que nous émettons chaque année toujours plus de CO2. Des auteurs questionnent la faisabilité d’une réelle transition énergétique en s’appuyant sur l’histoire ou sur la physique, tandis que les défenseurs disent que c’est par les actes qu’on verra la transition énergétique. J’ai tendance à penser que celle-ci n’est pas forcément remise en cause, mais qu’il s’agit d’une utopie en plusieurs étapes. On essaie de la mettre en place, on développe les énergies renouvelables, mais pour l’instant, ces mesures ne produisent pas le résultat escompté. Peut-être que ce sera le cas dans les prochaines années, je l’espère en tout cas. Pour le moment, cela demeure, pour moi, une utopie.

Vous expliquez que l’utopie touche tous les domaines, y compris l’industrie.

Prenons des exemples. Je pense au rêve d’Henry Ford de créer une ville nouvelle, Fordlândia dans la jungle amazonienne pour s’as s urer du contrôle du caoutchouc dont il avait besoin pour les pneus de ses voitures. Ça aussi, c’est une utopie. Une mégausine où tout était contrôlé, dans le droit sillage des utopies patronales du XIXe siècle à très grande échelle. Une utopie qui a complètement échoué puisqu’à la fin, Ford a été contraint de revendre pour une bouchée de pain le site au gouvernement brésilien. Aujourd’hui, quand Elon Musk parle de coloniser Mars, nous sommes typiquement dans une utopie. Par ailleurs, la plupart des spécialistes disent que c’est absolument impossible, en tout cas pas dans les dimensions et dans les délais qu’il préconise, c’est complètement délirant.

Dans ce cadre-là, pourquoi alimente-t-il cette utopie ? Pour sa gloire, pour sa renommée ?

Le grand capitalisme a aujourd’hui besoin de faire rêver pour attirer des investisseurs. Tout le système d’Elon Musk n’est qu’une succession de bulles où il annonce : « Je vais faire ceci, je vais faire cela, donnez-moi de l’argent ! » À un moment, par exemple, il dit : « Je vais créer des voitures électriques et je vais changer le monde. » Et il va effectivement parvenir à ce que des investisseurs lui avancent énormément d’argent, et à produire des voitures électriques. La capitalisation boursière de Tesla, à un moment, alors que Musk n’avait pas produit le moindre véhicule, était dix fois supérieure à celle de la somme de ses grands rivaux historiques qui eux, mettaient sur le marché des centaines de millions de voitures. Il n’empêche que grâce à cet argent, il a pu garder la main sur les circuits d’approvisionnement de lithium, construire des mégausines pour des batteries et imposer une voiture qui fonctionne en recourant à l’électrification. Son utopie, celle-ci du moins, s’est réalisée alors qu’un certain nombre d’économistes étaient sceptiques sur le modèle au début. L’utopie peut donc aussi servir à faire rêver pour attirer des capitaux.

Comme pour l’intelligence artificielle aujourd’hui ?

Tout à fait. On s’engage dans un nouveau continent avec des capitalisations gigantesques sur l’IA, des algorithmes qui lui permettent de se développer à toute vitesse. On est quelque part ici aussi dans une utopie, d’autant que personne ne sait où cela peut nous mener.

Elon Musk, l’homme d’affaire, créateur de Tesla.
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GRUENHEIDE, GERMANY - MARCH 22: Tesla CEO Elon Musk speaks during the official opening of the new Tesla electric car manufacturing plant on March 22, 2022 near Gruenheide, Germany. The new plant, officially called the Gigafactory Berlin-Brandenburg, is producing the Model Y as well as electric car batteries. (Photo by Christian Marquardt - Pool/Getty Images)
Elon Musk, l’homme d’affaire, créateur de Tesla, ambitionne depuis des années d’envoyer des humains sur Mars. (Pool / Collectif)

Diriez-vous que les projets de villes futuristes dessinées par le régime saoudien relèvent d’une utopie ?

C’est une utopie qui pourrait virer à la dystopie de la part d’une dictature qui élimine dans la violence ses opposants. On propose une ville gigantesque avec une intelligence artificielle qui supervise tout, qui sait quand vous quittez votre appartement et où vous allez. Une barre d’immeubles longue de 170 kilomètres à travers le désert avec accès à une piste de ski artificielle dans la montagne, là où il fait en ce moment 45° à l’ombre. Si j’étais romancier de science-fiction, je pense qu’il m’aurait fallu l’imaginer.

On dit que le reflux des idées politiques, de la politisation dans nos sociétés peut, en réalité, favoriser la pensée utopique. Partagez-vous ce constat ?

Je suis assez d’accord avec cela, mais j’ajouterai que j’y vois une ruse, en réalité. C’est la ruse initiale employée par Thomas More. « Ce n’est pas moi qui critique, une idée circule selon laquelle le pouvoir… » On la retrouve chez de grands romanciers qui, à un moment donné, vivent sous des régimes où il vaut mieux ne pas affronter directement la colère du pouvoir. Ils vont donc écrire des fables. On retrouve cette tactique de nos jours dans le cinéma iranien. L’utopie est donc aussi un mode littéraire ou artistique de critique du pouvoir, de critiques détournées, cachées.

L’Arabie saoudite projette de construire ce bâtiment de 170 kilomètres de long intégralement géré par l’intelligence artificielle.
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(DR)
L’Arabie saoudite projette de construire ce bâtiment de 170 kilomètres de long intégralement géré par l’intelligence artificielle.

Diriez-vous que l’utopie peut être un acte de résistance ?

Oui. Quand vous faites circuler des critiques en parvenant à passer entre les gouttes de la répression. C’est courageux et c’est un acte de résistance, bien sûr. Un des usages possibles est celui-là : la fiction pour critiquer. En réalité, le potentiel de l’utopie est justement de devenir une critique par des actes, c’est-à-dire d’émettre non seulement l’idée que « les choses peuvent être meilleures ailleurs », mais aussi qu’« on peut aussi faire advenir cet ailleurs », c’est-à-dire, s’élever contre les injustices, les inégalités. L’utopie se distingue à mon avis des formes littéraires classiques, dans la mesure où elle détient une forte tonalité politique.

Peut-elle, au contraire, prendre des airs d’oppression ? Le trumpisme est-il une forme d’utopie ?

C’en est une, quelque part. Comme quand l’Amérique annonce qu’elle met en œuvre des programmes militaires et qu’elle créera un nouveau monde en imposant ses valeurs. La dimension utopique se retrouve dans l’histoire des États-Unis, qui se considèrent comme un pays élu. Ils ont lu la Bible, ils ont adapté à leur sauce le discours messianique. Je ne vais pas dire que tout le politique américain est utopique, on retrouve aussi, évidemment, une immense part de réalisations et de programmes qui relèvent du réalisme. Il existe une dimension quand même utopique dans la politique américaine qui est la suivante : « Nous allons mettre en œuvre un certain programme, incarner une certaine forme de liberté. » Cela fait partie des discours très ancrés.

Diriez-vous, comme beaucoup, qu’en fin de compte, les utopies se réalisent rarement, voire jamais ? Ou est-ce qu’au contraire on trouve des réalisations, des traces, des résultats de grandes évolutions sociétales ?

Des utopies se réalisent, mais je pense que lorsqu’elles aboutissent, elles ne sont pas exactement identiques, voire elles ne ressemblent pas du tout au projet initial. Le contexte change et l’utopie s’adapte. En fait, l’utopie ultime serait une véritable démocratie par les actes. On en est très loin. Les puissants s’arrogent le droit d’exercer de l’influence, le droit de contrôler, le droit de ne pas forcément respecter les programmes sur lesquels les personnes sont élues au nom du réalisme. Pour toutes ces raisons, je pense que nous avons des utopies qui sont devenues presque banales. Telle que la démocratie. Mais cette dernière demeure un luxe incroyable auquel n’a pas accès la majorité de l’humanité et que nous devons chérir comme quelque chose d’imparfait qu’il importe de conserver et d’améliorer en permanence.

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