N° 144 - Été 2024

Au Tessin, la montagne magique

En 1899, un groupe d'artistes cherchant à fuir la société capitaliste s'installe sur une colline tessinoise. Cent-vingt ans plus tard, le lieu et son esprit de liberté existent toujours. Au musée des beaux-arts du Locle, une exposition rend hommage aux utopistes du Monte Verità.

Pour trouver une vérité, qu’elle soit personnelle ou collective, il y a toujours une montagne à escalader. Sur les traces des utopistes d’un lieu mythique, au Monte Verità, à proximité d’Ascona, au Tessin, le Musée des beaux-arts du Locle (MBAL) consacre une exposition. Vingt-six artistes contemporains présentent leur vision de cet endroit chargé spirituellement et énergétiquement. Le terme « trace » est utilisé à bon escient, car scia est sa traduction en italien. Le titre de l’exposition, La scia del monte en langue originale, est un clin d’œil à la Monescia, le véritable nom de la colline où s’installa en 1899 ce groupe d’amis qui rêvait de fonder là l’utopie d’une société nouvelle capable d’échapper à la société capitaliste.

Image tirée de la vidéo Gestures of Ectasy.
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(Courtesy : Maria Guta & Lauren Huret)
Image tirée de la vidéo Gestures of Ectasy, 2024 de Maria Guta & Lauren Huret et exposée au Musée des beaux-arts du Locle. Le duo genevois a été choisi pour faire une résidence à Monte Verità.

Végétarisme, nudité, communautarisme étaient parmi les principes de cet îlot de liberté qui a engrangé un mouvement encore actif au XXIe siècle et qui a marqué l’histoire de l’art contemporain notamment par le séjour sur place de l’anarchiste Bakounine ou de l’écrivain Hermann Hesse. Les femmes étaient également bien représentées car on y préconisait le respect de leur vie, de leurs droits, comme celui au travail. Le film Monte Verità – L’élan de la liberté de Stefan Jäger (2021) le relate parfaitement, dans une veine dramatique qui met en scène la vie de Hanna Leitner, 29 ans, mère de deux filles, oppressée par son mari et qui souffre de crises d’asthme. Hanna suit son thérapeute au sanatorium du Monte Verità où elle peut s’adonner au métier de ses rêves, photographe. Dans cette ligne, l’exposition présente le travail de femmes sous le signe de la sorcellerie moderne d’Una Szeemann, fille d’Harald Szeemann le célèbre curateur, auteur en 1978 de l’exposition-phare sur Monte Verità, ou la danse «Hexentanz» de Mary Wigman, qui préconise la liberté d’expression et la recherche psychanalytique.

Ingeborg Lüscher et Una Szeemann.
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(© The Estate of Harald Szeemann / MBAL)
Ingeborg Lüscher et Una Szeemann : la femme et la fille du célèbre curateur Harald Szeemann qui, en 1978, consacra l’exposition-phare sur Monte Verità. Les deux artistes posent devant The Shirt/Das Hemd, une œuvre d’Ingeborg Lüscher exposée au Locle.

« LIBERTÉ, ÉGALITÉ, NUDITÉ »

Federica Chiocchetti, directrice du MBAL, a remis cette histoire sur le devant de la scène. « Le mouvement est né au tournant du XXe siècle comme une quête de jeunes amis dont une femme du Monténégro et une de Berlin (Ida Hofmann, pionnière du féminisme), deux frères de Transylvanie et un Belge, qui se sont rencontrés en Suisse, dans un sanatorium appartenant à un soigneur reiki. Ils rêvent d’une bulle, en 1899 déjà, qui leur permettrait d’échapper à la société contemporaine. Ils commencent leur recherche d’un endroit où établir leur communauté végétarienne inspirée par les idéaux de la théosophie. Ils voyagent beaucoup et arrivent enfin à Ascona où ils découvrent la colline de la Monescia, propriété d’Alfredo Pioda, juriste, philosophe et homme politique tessinois qui aspirait à construire un collège théosophique. Ils y élisent domicile. C’est ainsi que Pioda fonda un mouvement inspiré de la théosophie Fraternitas, avec le concours de l’occultiste russe Helena Blavatsky. »

Groupe de danseuses à Monte Verità.
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(© Fondazione Monte Verità, Fondo Harald Szeemann, Fondazione Suzanne Perrotet)
Groupe de danseuses à Monte Verità, photo prise au début du XXe siècle.

Tout pour se mettre au vert et profiter d’une enclave hors du temps pour réformer leur vie où les codes de conduite étaient « liberté, égalité, nudité ». Un triangle de notions équilatérales sans chaînes dans une morale sans conditionnements. On vit en communauté, on partage tout, on mange les produits de la terre, on ne travaille pas, on fume et on oublie. Tant est-il que Federica Chiocchetti y a réalisé son rêve : s’y rendre pour y ressentir ce magnétisme. Elle et Nicoletta Mongini, directrice culturelle de la Fondazione Monte Verità, dans une entente justement magnétique, ont eu l’idée de reproposer des résidences d’artistes. Vingt-six talents qui allaient, in situ ou pas, entrer en communion avec la montagne et en extraire cette substantifique moelle créatrice, inspirée de la communauté originelle.

« Nicoletta Mongini m’a appelée après avoir lu l’article d’un journaliste qui m’avait interviewée quand j’ai occupé mon poste au musée du Locle en 2022. J’y exprimais mon désir de faire un pèlerinage à Monte Verità. Entre nous, la connexion a tout de suite été très forte, au point que nous avons pris la décision d’organiser ces résidences en octobre 2023 avec deux artistes suisses, Maria Guta & Lauren Huret, et Cool Couple, un duo italien. Nous avons donc monté cette exposition à quatre mains. L’idée n’était pas d’être les émules d’Harald Szeemann, mais de suivre sa trace en réfléchissant à ce qui restait aujourd’hui de toutes les utopies qui avaient émergé là-bas. Et d’y répondre à travers les yeux d’artistes contemporains qui ont eu un contact physique et spirituel avec cet endroit. »

ÉNERGIE FÉMININE

La place des femmes n’est historiquement plus à décrire dans l’imaginaire collectif encore parfois tristement d’actualité. Federica Chiocchetti explique qu’elle et son équipe avaient envie de mettre en valeur les figures féminines de l’histoire du Monte Verità – « bien souvent racontée par des hommes. Il y avait énormément de militantes qui préconisaient le féminisme, l’un des principes fondateurs de cette utopie. Par conséquent, il nous a semblé logique et nécessaire de présenter toutes celles qui avaient participé à cette communauté. »

Remise en question des valeurs de la société contemporaine, marques d’une utopie future ou passée « dans la célébration de la nature, la numérisation du monde, le pouvoir de l’esthétique des formes, du corps réveillé par la danse, l’esprit éclairé par la méditation, le féminisme et le pouvoir des sorcières, la poésie et l’humour. » Voilà l’essence que le Monte Verità a inspirée aux artistes et créateurs qui ont habillé les espaces du MBAL d’une cape magique sur la trace, encore une fois, du génie des lieux. « Le parcours se déroule sur le fil d’un dialogue diversifié entre nature, art et esprit, interrogeant la notion de ‹ réforme de la vie › – Lebensreforme en allemand – instituée par les fondateurs, reprend la directrice. Explorant tous les médiums et techniques, de la vidéo à l’intelligence artificielle en passant par l’installation, la sculpture, la peinture, la photographie, la gravure, le son ou le tissu, l’exposition souligne l’importance du territoire suisse comme terre d’accueil des esprits libres et iconoclastes. »

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(© Fondazione Monte Verità, Fondo Harald Szeemann)
Photographie de groupe avec la danseuse Mary Wigman, sans doute dans les années 30.

HÔTEL CHIC

Des anarchistes, de nombreuses personnalités, des médecins comme Carl Gustav Jung, des peintres du gabarit de Paul Klee, mais aussi Walter Gropius, l’architecte et créateur de l’école du Bauhaus, y ont séjourné, validant ce lieu baigné par le soleil tessinois comme un carrefour de l’intelligentsia européenne. Surtout après le rachat de la colline par le baron et collectionneur allemand Eduard von der Heydt en 1926, qui transforma la communauté artistique et ses envies de retour à la vie primitive en un centre hôtelier moderne et chic où se retrouvaient des acteurs du monde de l’art, de la politique et de la culture. Après la disparition du baron dans les années 50, le Canton du Tessin est devenu propriétaire del monte. L’exposition Monte Verità. Le mammelle della verità d’Harald Szeemann lui a offert en 1978 une sorte de renaissance. « Œuvre d’art totale, cet événement installa la colline utopique sur la scène artistique internationale. En 1989, le Tessin confie la gestion du lieu à la Fondazione Monte Verità », rappelle Federica Chiocchetti.

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(DR)
L’hôtel de style Bauhaus construit entre 1927 et 1929 à Monte Verità par le baron et collectionneur allemand Eduard von der Heydt. L’établissement est toujours en activité.

« Ils y avaient vécu à contre-courant, disait Mario Botta, dans ce qui aura été le laboratoire d’une utopie artistique parmi les plus radicales de l’époque.» Aujourd’hui, ces artistes ont apporté la preuve qu’ils ont suivi les traces laissées par la communauté aux danses ésotériques sous la lune, et qui entrait en communion avec la terre. Ils trouvaient l’authenticité de ce que la société actuelle recherche, mue par le flux sanglant de guerres ignorées, d’un dérèglement climatique consommé, de théories complotistes consumées et d’une muraille peinte aux couleurs de la dystopie.

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