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Namibie
N° 131 - Printemps 2020

Namibie, à la recherche du bonheur

Le premier génocide du XXe siècle commence en octobre 1904 avec cet ordre du général Lothar von Trotha adressé aux troupes allemandes stationnées sur le territoire du Sud-Ouest africain, la future Namibie : « Les Héréros doivent quitter ce pays. S’ils ne s’exécutent pas, j’emploierai contre eux toute la puissance de nos armes. À l’intérieur des frontières allemandes, chaque Héréro, armé ou pas, sera abattu. Je n’épargnerai ni femme ni enfant. Je les renverrai vers leur peuple et s’ils résistent, j’ordonne qu’on les abatte. » Quelques mois plus tard, les Héréros seront anéantis et von Trotha dirigera son zèle exterminateur contre le peuple Nama : « Celui qui compte sur notre pitié se trompe car aussi longtemps qu’il demeurera sur le sol allemand, il sera abattu. Cette politique sera appliquée jusqu’à ce que le dernier d’entre eux aura été massacré. »

Les Himbas.
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Les Himbas forment l’ethnie la plus emblématique de Namibie.
Les Himbas forment l’ethnie la plus emblématique de Namibie.
Les Himbas.
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Sous le régime d’apartheid imposé par l’Afrique du Sud, les Himbas avaient été réduits au statut de parias et de mendiants.
Sous le régime d’apartheid imposé par l’Afrique du Sud, les Himbas avaient été réduits au statut de parias et de mendiants.

Pour justifier leurs crimes, les colons et les soldats allemands invoquent le fait que les peuples autochtones n’appartiennent pas au genre humain. Tout au long de la guerre, des centaines de crânes de Héréros et de Namas sont envoyés à des instituts de recherche en Allemagne. Les conclusions des « raciologues » sont sans appel : les populations noires d’Afrique australe ne pourront jamais s’extraire de l’animalité. Elles sont biologiquement destinées à demeurer stupides et barbares.

Pourtant, à Berlin, si des voix s’élèvent pour s’insurger contre la sauvagerie, c’est pour dénoncer celle de von Trotha et de ses troupes. Le terrifiant général est contraint d’annuler ses ordres de guerre totale. Les survivants des massacres ne seront plus assassinés dans les déserts et dans la brousse, mais enfermés dans des camps de concentration où on les fait mourir par la faim et le travail forcé. Le premier système concentrationnaire est organisé pour profiter aux grandes entreprises et aux fermiers blancs installés dans la plus grande colonie allemande d’Afrique. En 1908, à la fin de la guerre d’extermination, les trois quarts des Héréros et la moitié des Namas avaient été tués. Les populations épargnées sont devenues un sous-prolétariat,  exploité sans pitié dans les mines, les fermes et les chantiers de la grande colonie du Reich.

La période allemande de l’histoire de la Namibie se termine en 1915. L’Afrique du Sud conquiert le territoire pour le compte de l’Empire britannique. Mais les Sud-Africains ne sont pas venus en libérateurs. Leur objectif est d’exploiter à leur profit les ressources et la main-d’œuvre de la Namibie. À partir de 1946, l’apartheid sud-africain est imposé en Namibie. Les populations autochtones subissent la discrimination raciale et l’enfermement dans des réserves.

En 1962, le plan Odendaal édicte que « l’apartheid doit devenir le socle de l’organisation politique et sociale en Namibie, comme en Afrique du Sud ». La résistance des populations se fait alors de plus en plus farouche. À partir de 1966, un mouvement de libération nationale, la Swapo, décide de passer à la lutte armée contre l’Afrique du Sud. Tout le nord de la Namibie devient le théâtre d’une guerre coloniale brutale, qui ne se termine qu’en 1990 avec l’indépendance du pays.

La jeune nation est ainsi la seule à avoir subi le double traumatisme du racisme biologique, d’abord sous la domination allemande puis durant l’apartheid à la mode sud-africaine. Souvent, en Afrique, l’invocation des souffrances passées et les guerres de libération nationale servent à justifier les dérives autoritaires des régimes et les affrontements ethniques. La Namibie ne s’est pas fracassée sur cet écueil. L’indépendance du pays n’a pas entraîné de règlements de comptes sanglants. Le courage des rebelles qui se sont battus contre l’armée sud-africaine ne leur a pas servi d’excuse pour imposer à la population libérée un nouveau régime autoritaire et corrompu. Depuis l’indépendance, les présidents namibiens se succèdent sans s’accrocher au pouvoir et les premiers ministres ont le plus souvent le sens de l’intérêt commun. C’est un peu comme si le destin de la Namibie était d’être l’envers de cette Afrique du Sud aujourd’hui accablée par le ressentiment ethnique et la délinquance.

Swakopmund, jadis « capitale blanche » de la Namibie.
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Swakopmund, jadis « capitale blanche » de la Namibie, est devenue un exemple de coexistence pacifique.
Swakopmund, jadis « capitale blanche » de la Namibie, est devenue un exemple de coexistence pacifique.

La Namibie, elle, a choisi d’être paisible. La paix est son destin autant que son histoire. Des dizaines de milliers d’années avant la colonisation allemande, les différentes ethnies, qui cohabitent toujours en bonne intelligence à l’intérieur de ses frontières, avaient compris que la lutte pour la survie dans un environnement naturel hostile leur imposait de ne pas se faire la guerre entre elles.

Les ressources de cet immense territoire sont très limitées. Il n’y coule qu’une rivière permanente à la frontière entre la Namibie et l’Angola. Partout ailleurs, l’aridité règne. Au fil des ères géologiques, elle a transformé le pays Damara en une palette somptueuse de violet, d’ocre, de rouge et de brun soulignée de quelques fulgurances vertes là où une maigre végétation s’accroche miraculeusement.

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Les différentes ethnies qui composent le pays se sont toutes révoltées contre le système de discrimination raciale que voulait leur imposer l’occupant sud-africain.
Les différentes ethnies qui composent le pays se sont toutes révoltées contre le système de discrimination raciale que voulait leur imposer l’occupant sud-africain.

Plus au sud, le Namib aligne ses dunes géantes, les plus massives et les plus impressionnantes qu’il soit possible de contempler sur Terre. Formé, il y a 80 millions d’années, le Namib est le plus vieux de tous les déserts. À l’ouest, l’Atlantique fait courir un courant glacé le long des dunes du Naukluft. Partout, la côte est hostile. Sur des dizaines de kilomètres, des épaves, des carcasses de baleines sont pulvérisées par un roulement ininterrompu de lames écumantes. C’est l’impossibilité d’accoster qui a longtemps protégé la Namibie de l’avidité coloniale de l’Europe. À l’écart du monde depuis le premier jaillissement de l’humanité, les différentes ethnies qui voisinaient dans les déserts et les savanes se sont peu à peu adaptées à un environnement inhumain.

Les « grands spectres blancs » d’Etosha.
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Les « grands spectres blancs » d’Etosha. C’est le nom que l’on a donné aux éléphants qui peuplent la plus grande réserve naturelle de Namibie.
Les « grands spectres blancs » d’Etosha. C’est le nom que l’on a donné aux éléphants qui peuplent la plus grande réserve naturelle de Namibie.

Longtemps, il a été admis que nul sort n’était moins enviable que celui des peuples de Namibie. Quel bonheur, quelle satisfaction un humain peut-il retirer d’une existence tout entière soumise au manque de nourriture et d’eau, à l’incandescence des jours et au froid glacial des nuits ? Quel repos espérer quand manquent les matériaux nécessaires à la construction des abris ? Il y a soixante ans à peine, certaines ethnies de Namibie, les Himbas et les Ju/’Hoansi du peuple San par exemple, menaient une existence comparable à celle des Homo sapiens qui se sont répandus en Afrique australe il y a 200’000 ans de cela.

On ne pouvait que leur imaginer une vie ne valant guère les efforts nécessaires à la préserver contre les assauts conjugués de la maladie, de la famine, de la soif et des animaux sauvages. Ces préjugés ont été bousculés par les travaux des anthropologues, qui se sont aperçus que les ethnies qui semblaient les plus démunies ne l’étaient qu’en apparence. En étudiant les Ju/’Hoansi, l’anthropologue canadien Richard Lee a décrit une société dont les membres vivaient mieux que les « gens de la modernité ». Cette ethnie apparemment sans ressources se nourrissait mieux que les groupes qui s’étaient insérés dans l’économie marchande, tout en ne travaillant que deux heures par jour. Les Ju/’Hoansi consacraient l’essentiel de leur temps à dormir, à jouer et à créer des œuvres d’art. Ils n’éprouvaient absolument aucune inquiétude quant à leur avenir, ni en tant que communauté ni en tant qu’individus.

Héréros décharnés retrouvés dans le désert dans les années 1940.
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© Coll. J-B. Gewald
Héréros décharnés retrouvés dans le désert dans les années 1940. Pour justifier leurs crimes, les colons et les soldats allemands invoquaient le fait que les peuples autochtones n’appartenaient pas au genre humain.

Ils ignoraient l’impératif de se projeter dans le futur et ne se souciaient de rien d’autre que de la satisfaction immédiate de leurs besoins élémentaires. Les Ju/’Hoansi étaient ainsi « prospères et même riches sans connaître l’abondance ». Ils s’obligeaient à un égalitarisme absolu et se montraient sans pitié pour ceux d’entre eux qui étaient tentés de se hausser au-dessus des autres en accumulant des biens et en faisant du commerce. Quand la Namibie devient indépendante en 1990, les Ju/’Hoansi qui avaient travaillé pour les Sud-Africains perdent leurs employeurs et les salaires qui leur étaient versés. Pourtant, la majorité d’entre eux se montrent alors soulagés d’être brutalement exclus de l’économie marchande. Ils se promettent de revenir à un mode de vie ignorant l’argent, où la seule obligation est celle du partage équitable des rares ressources que leur offrent chichement les savanes de Namibie. Mais le retour à un état de nature aussi frugal n’est pas un rêve unanimement partagé.

Les femmes héréros.
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Les femmes héréros s’habillent encore comme les Allemandes du XIXe siècle. Elles sont les descendantes des rares survivants de la guerre d’extermination que le Reich allemand a déclenchée contre leur peuple.
Les femmes héréros s’habillent encore comme les Allemandes du XIXe siècle. Elles sont les descendantes des rares survivants de la guerre d’extermination que le Reich allemand a déclenchée contre leur peuple.

Aujourd’hui, la Namibie ne ménage pas ses efforts pour devenir une économie moderne. Elle y parvient, mais la répartition des richesses y est une des plus inégalitaires du monde. Cet héritage de l’apartheid sud-africain est lourd de menaces pour la stabilité politique et sociale du pays. Depuis l’indépendance en 1990, le gouvernement cherche à élever le niveau de vie des 2,5 millions de Namibiens en associant le plus étroitement possible le développement économique du pays aux pulsions expansionnistes de la Chine. Les entreprises chinoises investissent massivement dans la construction d’infrastructures qui leur permettent d’exploiter les ressources de la Namibie en uranium, en zinc, en plomb ou en diamant. Mais l’emprise chinoise sur l’économie namibienne ne se manifeste pas uniquement au niveau des grandes entreprises. Six mille commerçants chinois se sont installés jusque dans les bourgades les plus reculées du territoire namibien. Ils vendent à des prix très bas des marchandises « made in China » aux populations qui n’avaient guère les moyens d’acheter dans les magasins tenus par des Namibiens, blancs ou noirs. Mais leur âpreté au gain, supposée ou réelle, ne cesse de créer des tensions entre les commerçants chinois et la population locale.

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La lutte contre le braconnage des espèces animales menacées est devenue un point de cristallisation de l’hostilité latente des Namibiens à l’égard des Chinois. L’ambassadeur de la République populaire de Chine a ainsi été très officiellement interpellé par l’organisme chargé de la protection de la nature en Namibie au sujet de l’implication de ses concitoyens dans le massacre des populations de pangolins, l’animal le plus braconné d’Afrique dont les écailles sont utilisées dans la préparation d’une poudre miraculeuse supposée guérir les troubles de l’érection aussi bien que les cancers les plus graves. La viande du malheureux animal est en outre considérée comme un mets de luxe réservé à la table des grandes fortunes du Vietnam et de Chine.

Mais les ressortissants chinois ont également été accusés d’organiser le trafic de coquillages, de capturer des oiseaux rares à l’aide de filets prohibés, de commanditer la chasse illégale des rhinocéros et des éléphants, de préparer le massacre des requins, de piller les ressources halieutiques du pays et de vouloir expédier les mammifères marins namibiens vers les parcs d’attraction aquatiques qui se multiplient en Chine.

Si rien n’est fait pour enrayer la dévorante passion chinoise pour la faune sauvage de Namibie, elle pourrait avoir totalement disparu dans quelques très courtes années. La menace apparaît désormais si grave que le gouvernement namibien a engagé son armée dans la lutte contre les braconniers. Mais la vraie solution au problème se trouve dans l’implication des populations rurales dans la préservation de leur environnement et des espèces menacées.

La lutte contre le braconnage.
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La lutte contre le braconnage des espèces animales menacées est devenue un point de cristallisation en Namibie.
La lutte contre le braconnage des espèces animales menacées est devenue un point de cristallisation en Namibie.

Depuis quelques années, la Namibie développe une forme de tourisme durable dont les bénéfices reviennent prioritairement aux communautés rurales. La faune, la flore et les paysages sont de plus considérés comme un patrimoine commun dont la mise en valeur raisonnable peut assurer des revenus réguliers à de nombreuses familles. Les braconniers sont incités à respecter la loi autant par la crainte d’être ostracisés que par la peur de passer de très longues années derrière les barreaux. Depuis 2015, le nombre de rhinocéros abattus illégalement est en très forte baisse. Cette réussite confirme l’importance de la Namibie dans son rôle de modèle de l’Afrique.

La Namibie possède deux des dix plus grands déserts du monde.
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© Jean Marie Hosatte - Pérégrinus
La Namibie possède deux des dix plus grands déserts du monde. Et certainement les plus impressionnants avec ses dunes polies par le vent depuis 80 millions d’années.

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