N° 144 - Été 2024

On a rêvé d’un autre monde

De l'île d'utopie de Thomas More en 1518 à la biosphère 2 de 1987, l'humanité n'a jamais cessé d'imaginer une société meilleure, plus équitable et plus en lien avec la nature. Avant de se heurter au dur principe de réalité.

Ils sont quatre. Quatre investisseurs de la Silicon Valley, dont le cofondateur du réseau social LinkedIn, qui caressent un rêve depuis 2017 : celui de créer ex nihilo une nouvelle ville en Californie. À deux pas de San Francisco, sur un terrain de collines arides et de campagne coupée en deux par l’autoroute, les multimillionnaires de la Tech imaginent installer une communauté d’une dizaine de milliers de résidents où l’énergie serait propre et les modes de gouvernance et de construction complètement repensés. Le projet en est encore au stade de l’acquisition des terrains, mais il avance. Les investisseurs mettent d’ailleurs le paquet en achetant les terres bien au-dessus des prix du marché.

CITÉ D’ÉLITE

À part le fait que cette future cité radieuse sera réservée à une élite fortunée, ses ambitions ne font-elles pas penser à l’île que Thomas More décrivait dans son livre publié en 1518 ? Le philosophe y racontait un endroit où les hommes et les femmes seraient traités de manière égale, les familles vivraient au sein de clans dirigés par les anciens, les villes administrées par un conseil élu, mais les affaires politiques traitées par discussion publique et l’agriculture représenterait l’activité de base. Une belle illusion que l’Anglais avait baptisée Utopie, signifiant en grec le non-lieu. Autrement dit, nulle part. Car c’est le propre de l’utopie de ne pas exister, ou plutôt de voir ses plans de base à ce point changer en cours de route, qu’elle n’est jamais véritablement accomplie.

Au XIXe siècle, des penseurs, philosophes, entrepreneurs et architectes tentent quand même le coup. Claude-Nicolas Ledoux crée pour Louis XV la saline royale d’Arc-et-Senans. Entre 1774 et 1779, il invente une manufacture qui est à la fois demeure royale et nouvelle ville, les ouvriers et leurs familles vivant sur place. L’architecte dessine le plan d’une cité idéale organisée en cercle. Les références aux styles historiques (dorique, Renaissance, néoclassique) y sont nombreuses. Avec la volonté d’opposer les forces élémentaires de la nature et le génie organisateur de l’homme. L’utopie fonctionnera jusqu’en 1895, date à laquelle la saline, devenue technologiquement obsolète, doit fermer ses portes.

À sa suite, Charles Fourier invente le phalanstère, cette ville-usine où les ouvriers vivent à l’endroit où ils travaillent. C’est progressiste – on y trouve des lieux de loisirs, les employés mangent les aliments qu’ils cultivent, les habitations sont agréables. Voire extrémiste – la liberté sexuelle, notamment celle des femmes y est fortement encouragée, Fourier célibataire endurci, voyant dans les liens du mariage un frein à la pleine réalisation de l’existence.

L’île d’Utopie.
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L’île d’Utopie imaginée par Thomas More en 1518.

L’USINE DANS LA JUNGLE

Les quelques tentatives de phalanstères en France et aux États-Unis ne vont pour autant rien donner. Assez vite, l’organisation se délite et les bonnes volontés s’épuisent. L’utopie restera longtemps synonyme de fantasme, le qualificatif d’une idée farfelue et irréalisable. Henry Ford aurait d’ailleurs dû s’en méfier. En 1928, le patron automobile se lance dans l’aventure de Fordlândia en pleine jungle brésilienne. Son projet ? Construire un ensemble urbain capable d’exploiter sur place le caoutchouc indispensable aux pneumatiques de ses voitures. Un échec complet dont les hangars désaffectés envahis par la végétation amazonienne gardent encore aujourd’hui les stigmates.

Les vestiges de Fordlândia dans la jungle amazonienne.
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Les vestiges de Fordlândia dans la jungle amazonienne. La ville imaginée par Henry Ford devait fournir le caoutchouc pour les pneumatiques de ses voitures. Une utopie dont il ne reste que des ruines.

L’utopie et son organisation communautaire favorisent aussi le contrôle et la surveillance, ce qui plaît aux régimes autoritaires. Hitler implante Prora sur l’île de Rügen. Vaste station balnéaire les pieds dans l’eau de la mer du Nord dont les énormes barres d’immeubles accueillent les villégiatures de 20’000  citoyens du Reich. Avant d’être laissée à l’abandon pendant des décennies. Puis, tout récemment, d’être rénovée et rouverte, mais sans faire trop de publicité.

Au sud de Rome, Benito Mussolini, lui, a fait construire la ville de Sabaudia en 1934. Sortie des terres du Latium dans le temps record de 253 trois jours, la cité nouvelle doit illustrer par la pratique les utopies urbaines du fascisme en installant au bord de la mer des populations paysannes pauvres venues du nord du pays. Bâtie selon les préceptes du rationalisme italien alors en vigueur, Sabaudia est l’expression de ce style rigoureux aux lignes carrées et modernes. À la chute du Duce, la ville va devenir une station balnéaire, très prisée à partir des années 60, que le poids de l’histoire ne va jamais surcharger.

UTOPIE INACHEVÉE

À la même époque, c’est un autre Italien, Paolo Soleri, qui pose la première pierre d’Arcosanti dans le désert de l’Arizona, à 110  kilomètres de Phoenix. Son concepteur a été l’élève de Frank Lloyd Wright. Il a travaillé sur « l’arcologie », concept de sa création qui associe architecture et écologie. En 1970, il présente au grand public la maquette de sa ville idéale.

Pour lutter contre l’étalement urbain, il envisage des bâtiments de plusieurs centaines d’étages aux formes complexes et imbriquées. Cette densité assure ainsi à Arcosanti de profiter de toutes les fonctions assurées par la ville dans un périmètre restreint. « Les bâtiments et le vivant interagissent ici comme des organes le feraient chez un être hautement évolué, explique Paolo Soleri. De nombreux systèmes fonctionnent de concert avec la circulation efficace des personnes et des ressources, les édifices multi-usages et l’orientation solaire qui fournit l’éclairage, le chauffage et le refroidissement des habitations. »

Mais le développement d’Arcosanti stagne. Quelques bâtiments sortent de terre, tous construits par des étudiants volontaires entre 1980 et les années 90. Avec son principe écologique avant l’heure et sa vision avant-gardiste de la ville du quart d’heure, la grande utopie de Soleri ne verra cependant jamais vraiment le jour. Elle existe pourtant, toujours à l’état d’embryon, accueillant des chercheurs, des concerts et des séminaires dans un décor étrange de futurisme inachevé. Le nombre limité d’habitations ne permet pas d’héberger plus de 120 personnes sur le site. Soleri, lui, avait prévu 5000 habitants.

L’intérieur d’une maison d’Arcosanti.
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L’intérieur d’une maison d’Arcosanti, la ville rêvée par l’architecte Paolo Soleri dans le désert de l’Arizona en 1970.

VIE SOUS CLOCHE

Les tentatives d’utopie collectives se suivent et se ressemblent. Leurs insuccès n’empêchent pas de continuer à y croire. La colonisation spatiale fascine. Mais avant d’envoyer des humains traverser le vide, confinés dans une capsule pendant plusieurs années, il est nécessaire de tester sur Terre cette vie de promiscuité où l’écosystème doit garantir l’autonomie de l’équipage. C’est l’objectif de Biosphère 2, structure expérimentale plantée dans le désert de l’Arizona et financée par un milliardaire texan sur le modèle du Mont Analogue inventé par l’auteur René Daumal et publié en 1952. Le romancier y décrit la découverte d’une société cosmopolite au pied d’un massif mystérieux qui cache son secret à son sommet, forcément inaccessible. « C’est le projet le plus excitant depuis le lancement par John F. Kennedy de la nouvelle frontière spatiale », affirment alors Edward Bass, le riche entrepreneur, et John Allen le théoricien de cette aventure, qui se sont rencontrés dans les années 60 au sein d’une communauté hippie du Nouveau-Mexique.

Biosphere II Candidates
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Candidates for the Biosphere II project stand on the "lung" of large, enclosed environment. (Photo by Roger Ressmeyer/Corbis/VCG via Getty Images) (Getty Image)
Les Biosphériens posant devant Biosphère 2. Ce système écologique fermé a accueilli, au début des années 90, deux missions pour analyser la survie de l’espèce humaine en autarcie complète. Un double échec.

Construite entre 1987 et 1991, Biosphère 2 – la Terre étant considérée comme Biosphère 1 – ce système écologique fermé établi sur 1,27  hectare regroupe une forêt tropicale humide, un océan et sa barrière de corail, une mangrove, une savane, un désert et des champs pour l’agriculture et l’élevage. On y trouve également les logements et espaces de travail des « Biosphériens » dont la plupart n’ont aucune formation scientifique.

Deux missions vont ainsi vivre sous cloche sous le regard de visiteurs qui paient pour voir ce zoo d’un nouveau genre. La première pendant près de deux anssera interrompue en raison de la baisse d’oxygène et de l’augmentation du dioxyde de carbone à l’intérieur du complexe. Les raisons ? L’excès de matière organique censée rendre plus fertile la terre sous les dômes. Une vie bactérienne, très consommatrice d’oxygène, s’y est développée. Et elle est inarrêtable. Les équipes ont de la peine à respirer, certains animaux meurent. Les chercheurs souffrent de la faim. Les tensions augmentent lorsqu’il est décidé d’injecter de l’air frais et de fournir de la nourriture venue de l’extérieur. Des disputes éclatent et tout le monde rentre à la maison.

FACTEUR HUMAIN

La seconde mission est avortée encore plus rapidement. Un mois après l’entrée des biosphériens, un clash oppose les deux instigateurs du projet, Edward Bass reprochant à John Allen ses dérives sectaires. Parmi ceux qui prennent le parti du second, certains sabotent délibérément l’expérience en prenant la poudre d’escampette. L’aventure s’achève dans le chaos le plus total.

Seuls restent aujourd’hui la Biosphère et ses rêves d’autres mondes. Il est question de trans-former le site pour y bâtir des maisons et un hôtel de luxe. L’expé-rience est en suspens. Sans doute a-t-elle contribué à faire avancer la recherche dans le domaine de la culture et du climat ; elle aura surtout montré l’un des problèmes majeurs qui frappe toutes les uto-pies : le facteur humain.

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