N° 144 - Été 2024

Le monde est un menteur

Gravité, température, astronomie… L’observation de notre environnement tend à nous faire oublier que l’univers est régi par des lois physiques qui, parfois, sont à l’opposé du bon sens.

Le monde – notre monde – est constitué de nous-mêmes et de tout ce avec quoi nous sommes en interaction : le ciel tel que nous l’apercevons de plus ou moins loin, la Terre, la végétation, les animaux, les montagnes, les virus, l’air que nous respirons, le CO2 présent dans l’atmosphère, les fleuves, les océans, les glaciers, et beaucoup d’autres choses.

Ce monde, parce qu’il s’impose à notre corps et à notre esprit, nous fait souvent oublier l’univers tel qu’il se déploie loin de nous, ou bien nous dupe à son sujet. Il est l’équivalent de la mer pour les poissons qui, physiquement emprisonnés au sein de celle-ci, ne semblent guère se poser trop de questions sur ce qui se passe en dehors de leur habitat liquide. Il nous incite à croire que ceci ou cela est manifestement vrai, alors que, en réalité, non.

Non, la gravité ne fait pas tomber les corps lourds plus rapidement que les corps légers, contrairement à ce que semblent démontrer nos observations les plus courantes. Non, le Soleil ne tourne pas autour de la Terre, même si nous le voyons se lever tous les matins et se coucher tous les soirs. Non, les étoiles que nous voyons au loin ne partagent pas le même présent que nous, même si leur présence s’impose présentement à notre regard.

ANATOMIE D’UNE CHUTE

Le vrai véritable, celui qui vaut universellement et non pas seulement localement, n’est que très rarement semblable au vraisemblable. Par l’effet de la familiarité que nous avons avec lui, le monde agit en somme comme un voile, un masque, un somnifère, une caverne à la Platon d’un nouveau genre : il y a de la tromperie dans son air et des leurres dans ce qu’il montre ou semble démontrer.

Cela s’explique par plusieurs circonstances. D’une part, notre monde constitue un contexte très particulier. Chez nous, la gravité est loin d’être aussi forte qu’au bord d’un trou noir, de sorte que l’espace nous paraît universellement euclidien. Nous ne vivons pas dans le vide, mais dans une atmosphère relativement dense qui modifie la façon dont les corps chutent, de sorte qu’il n’a pas été simple du tout de finir par comprendre, grâce à un certain Galilée, que, dans le vide, tous les corps tombent à la même vitesse, quelle que soit leur masse.

Nos déplacements, même en avion supersonique, sont tous très lents par rapport à la célérité de la lumière, de sorte que nos montres respectives ne se retrouvent pas désynchronisées de celle des autres après un voyage. D’où l’impression que nous avons que le temps est absolu. Or, il a finalement été démontré par un certain Albert Einstein qu’il ne s’agit que d’une trompeuse apparence.

Gravité, température, astronomie…
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(DR)
Gravité, température, astronomie…

Quant à notre taille corporelle, elle se situe à mi-chemin entre l’infiniment petit et l’infiniment grand : nos yeux nus ne voient ni les atomes, ni les électrons, ni les galaxies, et ils ne perçoivent qu’une très fine gamme de longueurs d’onde, de sorte que « les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point et nous ne sommes point à leur égard », pour reprendre les mots de Blaise Pascal.

Ce contexte singulier, parce qu’il a pour nous autres des parfums de normalité, nous pousse à croire qu’il constitue la bonne référence pour penser et pour savoir. Qu’il contient la clé ultime. Or, les lois physiques, les « vraies », celles qui valent universellement, sont tout autres que celles que nous pouvons déduire du simple spectacle du monde. C’est d’ailleurs pourquoi elles nous semblent si paradoxales au premier abord. L’univers infini donne en effet corps à des principes que les observations que nous pouvons faire dans notre monde voilent ou contredisent.

LOIS IMPOSSIBLES

Par exemple, lorsque nous cessons de pédaler, notre bicyclette finit par s’immobiliser. Cela nous pousse à croire que pour qu’un corps se déplace, il faut qu’il soit mû par une force. Or, cela n’est pas vrai : le principe d’inertie – l’un des piliers de la mécanique de Newton qui rend justement compte du mouvement des corps, au moins à notre échelle, indique qu’un corps, soumis à aucune force, suit un mouvement rectiligne et uniforme, c’est-à-dire se déplace en ligne droite avec une vitesse constante. En d’autres termes, si notre vélo s’arrête lorsque nous cessons de pédaler, c’est parce qu’il subit bel et bien des forces qui s’opposent à son mouvement et finissent par l’interrompre.

Pour découvrir de telles lois, qui semblent a priori « impossibles », il a vraiment fallu « aller les chercher ». Comment ? En inventant des stratagèmes, de tous ordres et notamment intellectuels, qui ont permis à certains grands esprits « d’aller se faire voir ailleurs », autrement dit de s’émanciper du contexte particulier dans lequel nous avons été projetés.

C’est ainsi que la physique contemporaine apparaît d’abord comme le produit inabouti, sinon d’un « saut » hors du monde, du moins d’un gigantesque pas de côté.

SI LE CIEL NOUS APPARAÎT BLEU, C’EST FORCÉMENT PARCE QUE LE BLEU EST EN LUI !

LE NEZ ET LA PLUME

D’autre part, nous sommes des êtres dotés de sens certes fort utiles, mais limités et capables de nous induire parfois – souvent même – en erreur. Nous ne distinguons pas toujours bien les propriétés des choses que nous percevons, et sommes trompés par nos sensations autant que par nos intuitions. Par exemple, nous avons spontanément tendance à attribuer aux choses mêmes les effets qu’elles ont sur nous : si le ciel nous apparaît bleu, c’est forcément parce que le bleu est en lui ! Et si une plume me touche les narines, cela me chatouille et je pense que c’est la plume qui, à elle seule, provoque cette  sensation en la transférant hors d’elle-même, alors que, comme Galilée fut le premier à le faire remarquer, « cette titillation est toute en moi, et non dans la plume ».

Si le même Galilée éprouva une si grande admiration rétrospective pour Copernic, c’est parce que, chez lui, « la raison a pu faire une telle violence aux sens jusqu’à devenir, malgré les sens, maîtresse de leurs croyances1 ». En effet, la science moderne s’est, grosso modo, édifiée malgré les sens, voire en les répudiant. Pour nous en convaincre, faisons l’expérience suivante : posons sur la table un morceau de bois et, à côté, un morceau de marbre ; demandons à une personne de notre entourage de poser la main d’abord sur le premier, puis sur le second, et posons-lui cette question : lequel des deux est le plus chaud ? Elle vous répondra à coup presque sûr, toute confiante dans ce que Hegel appelait la « certitude sensible » : « Le morceau de bois ! »

Posons ensuite un glaçon sur chacun des deux objets, et demandons : lequel de ces deux glaçons va-t-il fondre le plus vite ? « Celui qui se trouve sur le morceau de bois, car il est plus chaud », sera la réponse la plus fréquente. En réalité, c’est le glaçon qui est sur le marbre qui disparaîtra le plus rapidement, provoquant un effet de surprise qui sera accentué lorsque nous aurons expliqué qu’en réalité les deux morceaux avaient exactement la même température, qui est celle de la pièce où nous nous trouvons. C’est la preuve, d’une part, que notre main n’est pas un thermomètre fiable, d’autre part, que notre cerveau est prompt à se laisser entraîner vers des déductions fausses.

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