N° 142 - Automne 2023

« Le peintre de la grotte Chauvet aurait pu être mon frère »

Il est ébouriffant et figure au sommet de l’art contemporain espagnol. Peintre, sculpteur et céramiste, Miquel Barceló expose à Genève, où il fait dialoguer ses œuvres avec celles d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique du Nord du Musée Barbier-Mueller.

Miquel Barceló dans son atelier.
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(Courtesy Thaddaeus Ropac et l’artiste)
Miquel Barceló dans son atelier.

Miquel Barceló est l’un des artistes contemporains espagnols les plus connus et reconnus, pour ses peintures matiéristes, ses sculptures en bronze expressives ainsi que pour ses céramiques. En octobre à Genève, il fera dialoguer ses œuvres avec des masques, des statues, des ornements et des récipients de diverses cultures, principalement d’Afrique, mais aussi d’Océanie et d’Amérique du Nord de la collection Barbier-Mueller.

Le thème de la scarification a orienté son choix des pièces à exposer. Entailles, incisions et griffures se répondent, expression d’une pratique artistique ou rituelle, marques d’appartenance ou traces aux vertus prophylactiques, thérapeutiques, esthétiques ou érotiques. Miquel Barceló travaille ses œuvres comme une chair qu’il déforme ou déchire. Tandis que les « peaux » d’une statuette sénoufo, d’un masque baule, d’un pendentif du Bénin, entre autres, expriment, par les dessins qui les parcourent, une même transformation.

Vous êtes né sur l’île de Majorque en 1957. Pouvez-vous nous parler de vos premières années en tant qu’artiste ?

Au début des années 80, les gens de New York, de Zurich ou de Milan considéraient mes peintures comme de l’art punk, dans la lignée de la peinture néo-expressionniste ou de la Trans-avant-garde. J’ai toujours été une figure isolée sur une île qui n’a jamais fait partie d’un groupe. Les gens me qualifiaient de « nouveau sauvage ». Mais je n’étais pas d’accord, je n’étais ni l’un ni l’autre.

Puis vous partez vivre à Naples pendant six mois. Pour quelle raison ?

Parce que Lucio Amelio m’avait invité à faire une grande peinture pour l’exposition qu’il consacrait au tremblement de terre de novembre 1980. J’ai été heureux de le faire parce que j’étais là quand la catastrophe s’est produite. Naples était très intéressante pour moi. J’y ai rencontré Joseph Beuys et Cy Twombly, ainsi que de nombreux artistes italiens qui sont toujours mes amis. Curieusement, Naples est une ville très espagnole, parfois plus espagnole que l’Espagne. Elle m’était donc très familière. Il n’y a pas de volcan à Palma, mais comme à Naples, on y trouve une montagne avec un château, une grande baie et une cathédrale sur la mer.

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(Courtesy Thaddaeus Ropac et l’artiste)
Gran Elefan Dret exposé à Regent’s Park, à Londres, en 2017.

Vous avez ensuite visité New York et êtes devenu ami avec Andy Warhol.

Andy Warhol a fait mon portrait dès que je suis arrivé à New York. Ma première exposition a eu lieu chez Leo Castelli. Il avait vu mes peintures à Paris, lorsque j’avais 25 ans et que j’avais un studio de 10’000 mètres carrés dans une grande église totalement vide, à côté de l’hôpital Marie Curie. C’était fantastique pour un Espagnol de disposer d’un tel lieu ; j’étais comme le pape de ma propre religion. C’est là que j’ai rencontré Jean-Michel Basquiat, qui me rendait visite à Majorque. Là aussi que Castelli, Ileana Sonnabend et beaucoup d’autres ont vu mes peintures pour la première fois. J’ai utilisé la perspective de cette énorme église en clair-obscur à de nombreuses reprises dans mes tableaux. C’est lorsqu’il a été décidé de la détruire pour construire une nouvelle partie de l’hôpital que je suis parti à New York pendant quelques années.

Parmi vos modèles de jeunesse figurait Jackson Pollock. Pourquoi ?

En raison de sa relation corporelle avec la peinture. Je peins presque toujours la toile sur le sol. Souvent, je pense qu’elle est la mer, comme lorsque je fais de la plongée en apnée : je flotte, j’entre dedans, je m’y enfonce et je remonte à la surface. Ce rapport physique est très important dans mon travail.

Manifesto Haptique, 2015.
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(Courtesy Thaddaeus Ropac et l’artiste)
Manifesto Haptique, 2015.

La mer est aussi un sujet récurrent dans votre œuvre

Elle ressemble beaucoup à la situation du peintre : vous y êtes seul dans le silence en contrôlant votre respiration. C’est comme une très longue méditation. Il y a quelques années, j’ai commencé à faire du yoga, et j’ai réalisé que c’était exactement la même chose que lorsque je faisais de l’apnée ou de la plongée – mes deux activités préférées hors de l’atelier, hiver comme été.

Comment vous sentiez-vous en tant qu’artiste en Espagne, à l’époque de la dictature franquiste ?

Je ne pensais qu’à m’enfuir, mais dans les années 70, je n’avais pas de passeport. Si vous n’aviez pas fait votre service militaire – ce qui était mon cas – vous n’en obteniez pas. Finalement, les autorités ont décidé que j’étais psychotique, schizoïde et que je pouvais donc éviter l’armée. Dès que j’ai eu mes papiers, la première chose que j’ai faite a été de prendre le train pour Paris, Amsterdam, Londres… Étant né sur une petite île, j’éprouvais ce besoin de bouger. J’ai même trouvé le moyen de peindre en Afrique.

La céramique Siurell Rebentat, 2019-2021.
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(Courtesy Thaddaeus Ropac et l’artiste)
La céramique Siurell Rebentat, 2019-2021.

Comment avez-vous découvert l’Afrique ?

Par hasard. Je suis allé au Mali et je suis tombé amoureux de ce pays, si beau et si animiste. J’y ai appris la céramique avec les femmes, car en Afrique, les tailleurs sont toujours des hommes et les céramistes toujours des femmes. D’ailleurs, les hommes se moquaient de moi. Elles m’ont montré comment choisir la terre pour faire de l’argile, comment la préparer, attendre plusieurs jours jusqu’à ce qu’elle soit prête, et ensuite la cuire. J’ai vécu en Afrique de 1987 à 2010, quelques mois par an. J’y ai encore plusieurs maisons dans différents endroits du Mali, à Gao et à Ségou. J’en ai construit une en territoire dogon, sur les falaises, un endroit magnifique. J’ai compris beaucoup de choses en Afrique, comme le fait que devenir riche nous a rendus stupides.

Avez-vous été inspiré par la simplicité de la vie là-bas ?

C’est très difficile de vivre dans un endroit où la vie est si fragile, où il n’y a presque rien. En même temps, j’ai aimé pouvoir faire de l’art par nécessité, pas parce que 20 personnes attendaient mes peintures. Faire quelque chose parce que j’en avais besoin, c’était comme une nécessité hygiénique.

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(Courtesy Thaddaeus Ropac et l’artiste)
Bodegón groc, 2021.

Vous avez voyagé avec des carnets de croquis, comme les peintres du passé, exécutant des portraits et des auto-portraits en atelier. Et puis vous avez arrêté la peinture figurative. Pourquoi ?

En 1981, lorsque je vivais à Naples et dans le sud de l’Italie, je logeais dans une petite pension qui ne coûtait presque rien. J’ai commencé à faire un autoportrait très simple de l’artiste dans son atelier. Ma relation avec la réalité passe par la peinture, mais quand j’ai compris qu’elle devenait une marque de fabrique, j’ai arrêté. Vous savez, je vais dans une direction et soudain j’en change, puis finalement, je reviens à quelque chose que j’avais fait avant. Lorsque vous regardez mon travail, vous pouvez voir toutes ces relations.

Votre vie est-elle pleine de contradictions ?

La contradiction est le droit de l’artiste. Je suis une contradiction humaine. J’aime le noir le matin et le blanc l’après-midi, mais aussi les deux en même temps avec une grande conviction.

Pourquoi les peintures rupestres des grottes Chauvet et de Lascaux sont-elles si importantes pour vous ?

Les anciens maîtres, contemporains de Velázquez ou de Caravage, ont fait de l’art pour les mêmes raisons que moi. Tout comme ceux qui ont exécuté ces peintures préhistoriques, il y a 37’000 ans. Je me sens si proche de l’artiste de la grotte Chauvet qu’il pourrait être mon frère. Là-bas, il y a un groupe de lions où chacun possède sa propre personnalité. On dirait une œuvre de Piero della Francesca.

Un masque facial du peuple Urhobo du Nigeria
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(Studio Ferrazzini Bouchet / Luis Lourenço)
Un masque facial du peuple Urhobo du Nigeria provenant de la collection Barbier-Mueller que l’artiste espagnol a choisi de faire dialoguer avec Moussa M., une œuvre sur carton de 2009.

Les animaux trouvent-ils une place particulière dans votre œuvre ?

Ils sont très présents dans mon travail. Et dans ma vie aussi. En Afrique, j’ai des zèbres et d’autres espèces exotiques. À Majorque, je possède de beaux taureaux, 25 cochons, 20 agneaux, beaucoup de pigeons, de poulets et de grosses dindes. C’est une ferme, avec des chiens aussi, mais je préfère en peindre un seul qui me suit partout et qui s’appelle Fosca. Les chiens finissent par vous ressembler. Si j’aime représenter mes animaux, c’est justement parce qu’ils me ressemblent. Dans le même esprit, je fais des portraits de ma mère. Et aussi de ma fille et de mon fils qui sont comme des variations de cette idée. Il est bon d’utiliser ce qui nous entoure et nous est familier.

Au Musée Barbier-Mueller, vous exposez notamment des pièces en céramique. Avez-vous toujours travaillé la terre ?

Je lui consacre environ un tiers de mon temps de travail. Faire de la céramique, c’est comme faire de la construction et de la peinture en même temps. Les peintres aiment la céramique parce qu’elle est directe. Vous la mettez au four et l’alchimie opère. Pendant trois ans, j’ai travaillé en Italie sur de grandes céramiques. J’avais une énorme maison très délabrée, au bord de la mer, entre Salerne et Amalfi. C’était aussi très beau de voir Paestum et Pompéi, où l’on retrouve la même argile et le même pigment, le même manganèse qu’une céramique grecque. J’aime cette idée que nous travaillons aujourd’hui avec les mêmes matériaux, pour les mêmes raisons et avec les mêmes techniques.

Travaillez-vous tous les jours ?

Je travaille beaucoup. J’aime passer d’une chose à l’autre, sans plan préétabli. Mon grand plaisir le matin est de décider au dernier moment si je vais peindre, graver ou travailler la terre. J’aime ce sentiment d’extrême liberté. Pour les peintures, il m’arrive de travailler huit heures sur une toile et de finir par tout annuler. C’est aussi une sensation très agréable de passer sa journée sur un grand tableau et de le repeindre en blanc.

N’avez-vous finalement jamais voulu faire autre chose qu’artiste ?

Nous avons besoin de l’art et nous croyons qu’il est toujours nouveau. Mais lorsque Cézanne peint une pomme, c’est la première pomme de l’histoire, et lorsque Giacometti peint la même pomme sur la table, c’est à nouveau la première pomme de l’histoire. Lorsque je peins un chien, je me sens comme le premier artiste à peindre le chien dans l’histoire. Des millions de personnes peuvent l’avoir fait avant moi, mais là on parle d’une impérieuse nécessité, profonde, d’être et d’exister.

Avez-vous parfois des moments de vide, lorsque vous ne savez pas quoi faire ou que votre art n’est pas aussi bon que vous le souhaiteriez ?

Bien sûr, mais la destruction est un bon remède. Je pense que je détruis autant de tableaux que j’en fais. Cela fait partie du métier.

Un masque facial du peuple Urhobo du Nigeria
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(Studio Ferrazzini Bouchet / Luis Lourenço)
Un masque facial du peuple Urhobo du Nigeria provenant de la collection Barbier-Mueller que l’artiste espagnol a choisi de faire dialoguer avec Moussa M., une œuvre sur carton de 2009.

Quelles sont les premières personnes à qui vous montrez vos peintures ?

J’envoie des images à des amis très proches en leur demandant ce qu’ils en pensent. Bruno Bischofberger est l’un des meilleurs. Il a un œil fantastique et connaît mon travail depuis de nombreuses années. Il sait exactement quand c’est bon. Bruno est maintenant à la retraite et n’a plus de galerie, mais il est toujours collectionneur.

Aujourd’hui, vous travaillez avec le galeriste Thaddaeus Ropac. Avez-vous toujours été suivi par des marchands d’art très importants ?

Oui, et c’était aussi une bonne chose, parce que mes artistes préférés travaillaient également pour ces galeries. Leo Castelli représentait Andy Warhol, Jasper Johns, Roy Lichtenstein. J’étais très fier d’être en aussi bonne compagnie. Chez Bischofberger, j’ai retrouvé Andy Warhol, Jean-Michel Basquiat, Francesco Clemente, Julian Schnabel et David Salle. Ce qui est différent chez Thaddaeus, c’est que le nombre d’artistes est plus important. C’était bien quand nous étions une petite dizaine.

Trouvez-vous qu’il y a trop d’artistes aujourd’hui ?

Je ne pense pas qu’il y en ait trop, c’est juste la façon dont les choses se passent. Avant, nous nous rencontrions dans les bars, mais maintenant les artistes se voient dans les galeries et après dans les fêtes.

Avez-vous beaucoup d’amis artistes ?

Oui, toujours, mais à plus de 60 ans je sors moins qu’avant. Dans les années 80, j’étais dehors tous les soirs. Même si je n’étais pas un grand buveur, je rentrais vers 5 ou 6 heures du matin. La vie nocturne à Paris était extraordinaire. C’est la ville où je me sens le mieux, celle où je vis vraiment. Je passe beaucoup de temps à Barcelone, à New York, même à Madrid et à Londres, mais je n’y reviens jamais comme à Paris. C’est une ville très littéraire. J’aime aller dans la rue et reconnaître la librairie que Stendhal fréquentait, l’immeuble où Madame Récamier a vécu. C’est un endroit chargé de souvenirs, partout, et j’aime beaucoup ça.

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