N° 141 - Été 2023

Michelangelo Pistoletto dans le miroir

Acteur majeur de l’Arte povera, l’artiste italien cherche à réveiller la créativité tapie en chacun de nous. Comment ? Grâce à ses oeuvres, son école, sa fondation et à cette « formule de la création » qu’il a mis plus de vingt ans à théoriser.

Michelangelo Pistoletto dans son installation exposée à l’ancienne usine Pastiglie Leone de Turin.
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(Giorgio Persano Gallery)
Pour l’artiste, art et science sont indissociables. Ici, dans son installation exposée à l’ancienne usine Pastiglie Leone de Turin.

Il est l’un des principaux acteurs de l’Arte povera, ce mouvement artistique italien de la fin des années 60 qui préconisait l’utilisation de matériaux simples pour répondre à la frénésie du Pop art américain. Michelangelo Pistoletto, 89 ans, artiste du miroir, jouit toujours d’une grande influence sur la scène artistique. En 1998, il fondait Cittadellarte, un laboratoire d’art et de créativité dans une usine textile désaffectée à Biella, dans le Piémont transalpin. Son but ? Ouvrir à toutes et à tous les portes de la créativité. Inventeur du « Troisième Paradis », celui qui reste persuadé que l’art peut changer le monde, publiait l’année dernière son livre Formula della Creazione. Rencontre avec un artiste qui appelle à une nouvelle responsabilité envers nous-mêmes, envers les uns et les autres et envers cette nature dont nous faisons partie.

Metarmofosi, 1976-2018.
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(Courtesy Galleria Continua / Photo : Alicia Luxem)
Metarmofosi, 1976-2018.

Comment définiriez-vous votre nouveau livre La Formula della Creazione et pourquoi l’avez-vous écrit ?

Je suis un artiste. Je travaille avec la création, mais pas seulement. Je veux connaître son processus. J’ai ainsi passé ma vie à en chercher la formule pour que chacun puisse prendre conscience de sa responsabilité créatrice. Quant à ce livre, je l’ai commencé il y a vingt-deux ans, lorsqu’on m’a demandé de construire une chapelle à l’hôpital oncologique Paoli-Calmettes de Marseille. Il fallait que ce soit un lieu pour toutes les religions, car dans cette ville portuaire, les gens viennent de partout. J’ai créé un espace structuré autour d’un cube d’un mètre carré constitué de miroirs sur ses faces internes. Installé au centre de la pièce, ce cube remplit la fonction d’autel. Ses miroirs donnent la possibilité d’élargir la vision à l’infini, mais un infini enfermé dans le cube. Cette réflexion qui se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur de la forme, vous permet de réfléchir avec votre esprit sur ce que peut être la spiritualité. Et c’est fantastique. À l’époque, on m’avait demandé d’écrire un petit livre pour expliquer le sens de l’œuvre. Il m’a fallu plus de vingt ans pour le terminer.

Dans votre livre, vous parlez de votre vie en termes d’art et de religion, et comment en 1977 vous avez mis un miroir sur l’autel de l’église de San Sicario, un village dans les montagnes où vous habitez de temps en temps, au lieu de la figure du Christ. Utilisez-vous le miroir de différentes manières ?

Oui, aussi bien en termes d’art et de religion que de science et de société, et aussi de politique. Le miroir est mon fil rouge. Au début, je savais seulement que je devais devenir artiste, parce que mon père était artiste et que l’art était comme mon pain quotidien. Quand j’ai découvert l’art moderne et contemporain, j’ai compris que l’art pouvait réutiliser le passé pour proposer quelque chose de nouveau pour l’avenir. Pour moi, c’était la possibilité de découvrir le monde à travers moi-même, car l’art m’offrait la perspective d’être totalement libre et autonome dans ce que je voulais être. Mais pour me connaître, je devais me découvrir. Je l’ai fait à travers l’autoportrait, car il est traditionnel pour l’artiste de se représenter. Je me suis alors demandé comment faire mon autoportrait sans imposer mon image selon mon système artistique. Je voulais découvrir ma véritable identité : savoir qui je suis, pourquoi je suis et pour quelle raison je suis dans le monde.

Que vous a appris ce travail sur l’autoportrait ?

J’ai découvert que le miroir était essentiel. Sans miroir, vous ne pouvez pas vous voir ou vous reconnaître. Vous pouvez reconnaître le monde entier, mais pas vous-même. J’ai donc compris que le vrai pouvoir était dans le miroir. J’ai peint une toile en noir que j’ai recouverte de nombreuses couches de vernis. J’ai ensuite représenté mon visage sur cette surface réfléchissante. C’est là que j’ai réalisé que la toile était la représentation du monde, que ce n’était pas seulement une image peinte isolée et statique de moi-même. Les gens autour de moi étaient aussi dans ce « miroir », tout comme l’espace, le jour, la nuit, les animaux, la végétation et le temps qui passe. Ce qui fait que mon présent n’est jamais le même, que je suis une personne différente à chaque minute. Et que c’est l’infini.

Un jour, votre père vous emmène voir La Flagellation du Christ de Piero della Francesca. Vous dites avoir eu une révélation devant ce tableau. Quelle était-elle ?

Pour moi, cette peinture est à l’origine de la perspective et de la science. La Flagellation de Piero della Francesca n’est pas seulement une peinture représentative avec des images et un système de point de fuite, c’est l’invention de la photographie et du regard mathématique sur la nature. Piero della Francesca a été à l’origine de toute cette évolution depuis la Renaissance jusqu’à Galilée et Giordano Bruno.

Fourth Generation, 2022.
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(Photo Blaz Gurman / MGML)
Fourth Generation, 2022.

Diriez-vous que l’art a ouvert la voie à la science moderne ?

Oui, et pour moi, il était très important de comprendre s’il était possible, à l’époque moderne, d’ouvrir une nouvelle perspective pour l’avenir de l’humanité, comme cela se faisait à la Renaissance. Au XXe siècle, nous nous sommes retrouvés bloqués. Mondrian a fait un tableau qui ressemblait au plan d’une ville. Et puis Fontana a essayé de faire un trou dans ce « mur » que Mondrian avait créé. Moi qui me trouvais coincé dans cette boîte de la modernité, j’ai voulu savoir s’il existait, au-delà, une autre perspective. La peinture-miroir m’a emmené de l’autre côté du mur. Tout était devant mes yeux, mais en même temps, par ce passage, par cette porte du miroir, je pouvais voir tout ce qui était derrière. Le miroir ne projetait pas quelque chose devant moi, mais reflétait quelque chose qui se trouvait derrière moi. Finalement, la perspective était doublée : j’ai pu tout voir devant moi et en même temps voir mon avenir derrière moi.

Après cette toile vernie noire, vous avez fait des peintures avec de véritables miroirs, associées à des images photographiques.

Le miroir en métal poli me permet de placer sur cette grande surface réfléchissante une image photographique d’une personne, d’un objet ou de moi-même. Mais ce que je fixe dessus est l’image d’un instant, ce bref moment saisi par la photographie. La mémoire de ce moment figé cœxiste avec tous les autres moments, tous aussi fugaces mais différents, qui se reflètent dans le miroir.

Dans votre livre, vous faites souvent allusion au hasard, et notamment au travail de Jackson Pollock. Pourquoi ?

On peut dire que tout existe par hasard. Le monde et l’univers lui-même en sont les fruits. Le hasard permet à différents éléments de se combiner et de créer quelque chose qui n’existait pas auparavant, sans que rien ne soit déterminé à l’avance. Pollock a fait couler les couleurs sur la toile et la composition du tableau est venue par hasard. Ce n’était pas prévisible, mais au moment où le travail a été fait, il a été figé pour toujours. Au contraire, dans la peinture-miroir, l’image fixe s’oppose toujours au hasard, toujours vivant et en mouvement.

Vous êtes une figure clé du mouvement Arte povera apparu à la fin des années 60 qui s’opposait alors au Pop art. Pourtant, vous avez appartenu à ce dernier.

J’ai appartenu un moment au Pop art, en effet. En représentant une boîte de soupe Campbell ou une bouteille de Coca-Cola, les artistes pop produisaient un art objectif que chacun pouvait comprendre. Mais pour moi, cette objectivité avait trop à voir avec la société de consommation américaine. Je cherchais l’objectivité de l’univers, pas celle du système américain. La naissance de l’Arte povera est venue après une série d’œuvres que j’ai faites et qui s’intitulaient Minus Objects. Je voulais faire des objets sans style reconnaissable, sans cette sorte d’étiquette « Pistoletto » qui m’aurait lié à un mécanisme consumériste, justement. Il est important de noter que « povera » ne signifie pas pauvre dans le sens de ne pas avoir d’argent, mais essentiel. Car chaque travail, chaque moment de votre vie est essentiel.

Parallèlement à la période de l’Arte povera, vous avez également créé Le Zoo, composé de personnes issues de différentes disciplines artistiques telles que la musique, la littérature, le théâtre et les arts visuels.

Le Zoo c’est Michelangelo Pistoletto qui n’est plus un seul animal, mais plusieurs animaux. Dès ma première peinture-miroir, j’ai abandonné l’idée de l’autoportrait en intégrant les images de tout et de tous. Je n’étais pas seul dans l’œuvre, j’étais avec les autres. Cela a été la découverte de mon identité. Mon identité est l’autre.

Two Less One colored, 2014.
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(Michelangelo Pistoletto)
Two Less One colored, 2014.

Est-ce pour cela que vous avez ensuite créé Cittadellarte ?

Cittadellarte a été créée pour que non seulement les différents domaines de l’art  – tels que la musique, le théâtre, les arts visuels, le cinéma, la sculpture, etc.  – mais aussi la politique, l’économie, la religion et la science soient connectés. Ils font tous partie de la société, en sont le moteur. L’humanité est créative. Le rôle de l’art est de mettre en œuvre cette capacité que la plupart des gens ignorent avoir. Lorsque vous avez étudié pour devenir avocat, médecin ou ingénieur, vous avez assimilé une technique, appris à utiliser des matériaux. Il faut ensuite apprendre à utiliser ces savoirs dans la société pour continuellement la réinventer. J’attache beaucoup d’importance à l’école, en commençant de manière très simple pour que les enfants apprennent à progresser, sachent qu’on a toujours besoin des autres pour construire des choses : eux avec leurs amis, eux avec leurs pères, leurs mères, leurs frères. Je pense qu’il faut inculquer cela à la jeunesse d’aujourd’hui qui n’accepte plus ce qui se passe. Greta Thunberg représente la nécessité de trouver une autre façon de se relier, une autre façon de créer un rapport avec le monde, avec les gens, avec tout. Mais vous ne pouvez pas simplement porter des accusations. Si quelque chose ne marche pas, il faut trouver un moyen d’apprendre à faire des propositions.

Vous avez été élevé dans la religion catholique et dites être attiré par la vie monastique et la figure du Christ. Êtes-vous très religieux?

Le mot italien religione signifie « rassembler », mais il peut aussi signifier « bannir ». La religion n’est pourtant pas censée être sectaire; elle est destinée à réunir les gens de manière ouverte. Nous avons besoin de nous retrouver, de nous apprécier mutuellement et de comprendre la manière d’être ensemble.

En quoi croyez-vous ?

Je crois au besoin de connaissance et de découverte. C’est pourquoi la science est très importante dans mon travail, car elle est un moyen de savoir et pas seulement d’imaginer. Je n’exclus ni l’émotion ni le rationnel, mais la science me permet de vérifier comment ces deux-là peuvent s’accorder.

Le « Troisième Paradis ».
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(Michelangelo Pistoletto)
Michelangelo Pistoletto dessinant le symbole du « Troisième Paradis ».

Est-ce pour cela qu’il y a quelques années, vous avez créé le symbole du « Troisième Paradis » ?

Tout a commencé par la transformation de l’idée de l’infini créé par le miroir en une science. Plus particulièrement à travers le symbole mathématique de l’infini qui est une ligne qui se croise et dont le point d’intersection, le point de l’infini, est si petit qu’on ne peut pas l’atteindre. Pour comprendre l’infini, nous devons avoir en tête que nous vivons dans l’infini, pas dans le fini. Mais que cet infini se transforme en fini dans la vie physique. C’est pourquoi j’ai franchi deux fois la ligne de l’infini. Et ce dessin est devenu le symbole du concept de « Troisième Paradis ».

Expliquez-le-nous comme vous le faites avec les enfants, en prenant l’exemple du football.

Le football représente la capacité physique de vie que ce symbole active et les cercles chacune des deux équipes. Dans l’espace du milieu se trouve le ballon qui est l’objectif. Il est au centre et chaque équipe essaie de le ramener de son côté. Ce jeu qui fait intervenir le hasard, point d’attraction de toutes les différences, et des particularités de chaque participant, c’est celui de la vie. Dans la Rome antique, le jeu était la vie elle-même. Le gladiateur gagnait en tuant son adversaire. Aujourd’hui, le ballon est une évolution de cette idée. Même s’il ne s’agit plus d’éliminer quelqu’un mais de marquer un but, ce jeu de la vie et de la mort est toujours présent dans notre société.

Au lieu de nous entretuer pour nous divertir, nous jouons avec un ballon et c’est un progrès. C’est ce que vous enseignez dans votre école Cittadellarte ?

À Cittadellarte, vous apprenez à utiliser votre créativité. Vous devez savoir que chaque action que vous entreprenez dans votre vie est liée aux autres. La conclusion est que je peux changer le monde avec l’art, c’est-à-dire trouver un équilibre et une harmonie. L’harmonie est ce que je pense que devrait être le concept d’humanité. Si vous regardez le symbole du « Troisième Paradis », vous voyez deux entités, comme dans le football, qui sont en conflit. À vous de trouver le moyen de transformer cette situation en concorde. Et ça, c’est l’art, c’est quand vous réussissez à réunir deux éléments qui créent de l’harmonie. Je pense que c’est le désir fondamental de tout le monde. Pour que nous puissions, tous ensemble, inventer une grande œuvre d’art.

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