Manga: à longueur d'éditoriaux, les représentants de l'élite culturelle dénoncent l'invasion des
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Manga: à longueur d'éditoriaux, les représentants de l'élite culturelle dénoncent l'invasion des "japoniaiseries" qu'ils ne sont pas loin de voir comme un Pearl Harbor culturel. © iStockphoto/akiyoko
N° 119 - Printemps 2016

La folie des mangas

Le manga a conquis le monde en offrant à ses multiples catégories de lecteurs l’insolence que n’ont jamais osée la bande dessinée européenne et les comics américains.

Namazu est un poisson. Un poisson-chat. Un énorme poisson-chat. Ses flancs sont si vastes, si puissants qu’ils portent sans effort toutes les îles du Japon.

Kashima, le dieu, maintient Namazu immobile, mais il arrive que le monstrueux poisson se libère de son étreinte. Alors, la terre tremble. L’océan fait rouler ses tsunamis vers les îles. Les villes sont englouties, anéanties. Le monde des humains sombre dans le chaos. Mais bien vite, Namazu est maîtrisé par son gardien. Les hommes reconstruisent leurs cités, relèvent les ruines de leurs maisons. La vie reprend en attendant les prochains frissons de Namazu.

La légende de Namazu n’est qu’une expression parmi des milliers d’autres du cycle catastrophe, destruction, renaissance qui est le fondement de la culture populaire japonaise. C’est dans cette mémoire cataclysmique, bien plus que dans les œuvres du génial Hokuzai, qu’il convient d’aller chercher les racines de la culture manga. Certes, le peintre des Ukiyo-e, ces « images du monde flottant », fut le premier à utiliser le mot « manga » pour désigner les « images sans importance » qu’il avait rassemblées dans ses carnets de croquis, mais cela ne suffit pas à faire de lui l’origine de cette industrie du divertissement de masse qui s’est répandue sur la planète.

Ce qui fonde le manga, c’est le sentiment de l’inéluctable retour des cataclysmes. Le manga, c’est une angoisse exprimée à travers une variation à l’infini des histoires de survivants, de rescapés, de sauveurs et de damnés précipités dans le chaos.

Aux origines

C’est pourtant dans l’art d’une période paisible de l’histoire du Japon que le manga va trouver le moyen d’illustrer l’éternel affrontement des puissances. L’ère Edo (1603-1867) est un temps de paix et de relative prospérité qui permet au Japon de reprendre son souffle après des siècles d’anarchie sanglante. Une classe moyenne apparaît. Ce bouleversement sociologique génère une forte demande pour des produits culturels où s’exprimerait l’âme nippone sous des formes accessibles au plus grand nombre. Le théâtre Kabuki naît à ce moment. Cet art de la scène méprise le réalisme, fait triompher l’outrance. C’est le théâtre de l’exagération. Ses acteurs s’expriment par des grimaces, des roulements d’yeux, des postures improbables. Ils versent des torrents de larmes, hululent leur amour, grognent leur fureur. L’outrance est la norme, l’excès le canon. Les histoires mises en scène sont incroyablement complexes. C’est un enchevêtrement inextricable de trahisons, d’histoires d’amour, de fourberies qui se dénouent par une hécatombe d’assassinats et de suicides. La complexité des intrigues et leur morbidité sont caractéristiques du théâtre Kabuki dont les auteurs de manga – les mangakas – ont fait l’essence de leurs productions.

Au cœur du manga, c’est l’angoisse, le retour inéluctable des survivants, des damnés.

L’art de l’estampe

L’art de l’estampe est l’autre forme d’expression artistique de la période Edo qui va exercer une forte influence sur l’univers manga. Ces gravures sur bois sont produites en masse pour être vendues à une clientèle passionnée. Pour satisfaire la demande, les artistes gagnent du temps en créant des personnages peu réalistes. On ne dessine pas les ombres, on ignore la perspective. Sur des visages qui ne sont que des ovales blancs, les sentiments ne sont exprimés que par les yeux et la bouche. Cette économie de moyens dans l’exposition des sentiments des personnages dessinés est devenue l’une des caractéristiques du manga.

Mais l’influence des estampes de la période Edo sur le manga contemporain ne se limite pas à ce dessin simplifié à l’extrême. En héritage des maîtres de l’estampe, les mangakas ont reçu une passion pour le sexe. La période Edo fut une ère de liberté sexuelle comme l’humanité en a peu connue. Des milliers de prostituées s’offrent sans contrainte à une foule de clients à Yoshiwara, le plus grand quartier de prostitution de la planète. La vie intime de ces courtisanes inspire la corporation des artistes et des éditeurs qui produisent d’énormes quantités de Shunga – des « images de printemps » – érotiques et très souvent pornographiques. Le Japon d’alors ne respecte aucun interdit en matière de représentation de la sexualité humaine. Même dans les formes les plus extrêmes. Les Miza-e – les « images atroces » – qui exposent des actes de torture, d’humiliation et de sadisme sont diffusées sans que quiconque y trouve rien à redire. Ce fond érotique brutal n’a jamais cessé de nourrir l’inspiration des mangakas. Mais pour que les techniques et les thèmes d’inspiration hérités de la période Edo se cristallisent et donnent naissance au manga, il aura fallu un cataclysme d’une ampleur exceptionnelle.

Le « dieu du manga »

Jusqu’en 1947, le Japon baigne dans ce que les spécialistes du genre appellent le « proto-manga ». Les magazines illustrés connaissent dès le début du XXe siècle d’énormes tirages. La science-fiction, les revendications sociales mais également les déviances sexuelles inspirent les auteurs qui s’épuisent à la tâche pour fournir leurs planches en temps et en heure aux éditeurs. Avant même d’avoir acquis son identité visuelle définitive, le manga est devenu une industrie à l’intérieur des frontières du Japon. C’est le bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki qui va véritablement faire naître le manga. En 1947, Osamu Tezuka pose les principes élémentaires du graphisme manga en publiant sa Nouvelle Ile au Trésor. Il se vend 400 000 exemplaires de cette histoire dans un Japon ruiné, affamé, qui ne sait pas encore définir ses priorités pour entreprendre la reconstruction d’un pays dévasté. Cinq ans plus tard, celui que l’on ne saurait désormais appeler autrement que le « dieu du manga », publie Astro Boy, qui conte les aventures d’une sorte de Pinocchio de l’ère atomique. Astro Boy apporte un message humaniste et optimiste aux enfants qui ont subi la guerre au Japon. Mais d’autres auteurs profitent du succès de la bande dessinée japonaise pour raconter des histoires beaucoup plus noires où les enfants découvrent, très jeunes, ce que sont l’amour, le désir, l’abandon, la trahison et la mort.

Heureuses ou ténébreuses, les histoires développées par les mangakas ont toutes en commun d’être longues et complexes. Les rebondissements se multiplient à l’infini. Le public de plus en plus nombreux est captivé, fasciné. Dès sa naissance, le manga est pensé pour créer une véritable addiction que les auteurs entretiennent en allant chercher leurs personnages et les histoires qu’ils leur font vivre au plus intime de la mémoire culturelle populaire du Japon. Une foule d’êtres surnaturels a été exhumée par les mangakas. Lutins, monstres, morts vivants, esprits et magiciennes se bousculent pour occuper le devant des cases. Quand le filon des Yōkai, ces monstres aussi terrifiants qu’espiègles, s’épuise, les mangakas inventent un chien télépathe, un œil monté sur une paire de jambes. Ils convoquent sans vergogne vampires roumains, dieux nordiques et titans grecs à tenir un rôle dans des histoires qui se déroulent, interminables, aux confins des galaxies.

Une offensive de crétinisation générale de la jeunesse occidentale.

Des histoires pleines de bruit et de fureur

Mais cette dictature de l’irrationnel sur l’univers manga ne bâillonne pas les auteurs. Au contraire : en les affranchissant des contraintes scénaristiques, elle les autorise à aborder tous les thèmes, à condition toutefois qu’ils gardent le cap, entre les balises de l’excès et de l’outrance. Derrière son écran de fumée délirant, le manga est libre d’être un iconoclaste sans entraves. Les mangakas prennent d’assaut toutes les institutions. Ils piétinent les traditions. Le bon goût, la réserve et la discrétion élevés au rang de valeurs suprêmes par les élites culturelles japonaises ou occidentales ne sont, à leurs yeux, que des baudruches qu’il convient de faire éclater en provoquant le plus grand tumulte possible. Le happy end presque obligatoire dans la bande dessinée européenne et les comics américains n’est, pour les mangakas, qu’une convention aussi ridicule qu’hypocrite. Le monde va mal et il court vers sa perte. Chaque nouvelle catastrophe rend un peu plus illusoire l’espoir en une autre renaissance. Ce pessimisme nourrit l’œuvre des auteurs de Manga Gekiga – « histoires dramatiques » – dont les protagonistes sont des hommes déclassés et des femmes qui se vendent pour se nourrir dans un monde dévasté, gouverné par la violence et la mort. Le Manga Gekiga est – théoriquement – réservé aux adultes qui, au début des années 1960, fournissent un effort surhumain pour faire du Japon une puissance économique sans avoir pris le temps de panser toutes les plaies de la guerre. Chaque jour, des régiments de « salary men », qui s’entassent docilement dans les métros pour aller se tuer à la tâche dans leurs entreprises, dévorent ces histoires pleines de bruit et de fureur. Inévitablement, le pessimisme du Manga Gekiga a contaminé le manga destiné aux enfants et aux adolescents.

Avant même de commencer sa conquête de l’Occident à la fin des années 1970, le manga a produit quelques puits de ténèbres vers lesquels des millions de jeunes Japonais se précipitent avec délectation chaque semaine. Les histoires qu’on leur propose les persuadent que les adultes qui leur doivent amour et protection ne sont que des êtres faibles, lâches ou pervers. Au mieux, dépressifs et absents. En 1968, Gō Nagai, le créateur de Goldorak, publie L’Ecole impudique, un établissement dont élèves et professeurs sont tous des obsédés, des crétins, des nymphomanes et des bons à rien. Tensai Bakabon connaît un énorme succès en racontant les aventures d’un père abruti et de son fils, juste un peu moins stupide. En 1972, L’Ecole emportée grave dans les têtes des écoliers japonais qu’ils ne devront jamais compter sur leurs professeurs et leurs parents quand une catastrophe frappera à nouveau leur pays. Les adultes fuiront, se suicideront ou se transformeront en prédateurs. Le même thème sera développé de façon encore plus brutale, à la fin des années 1990, dans GTO, un manga où les adultes sont transformés en pantins obscènes par la force de pulsions malsaines qu’ils ne savent pas contrôler.

Les mangas, un divertissement de masse.
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© Jean Marie Hosatte
Les mangas, un divertissement de masse.

A la conquête de l’Occident

Quand le manga commence sa conquête de l’Occident, il envoie ses héros les moins sulfureux en avant-garde pour prendre pied dans ces pays où la bande dessinée est depuis longtemps considérée comme un art vénérable, qui se doit d’être respectueux des bonnes mœurs, de l’innocence des enfants et de la pureté des jeunes filles. Quand Goldorak débarque en France, suivi d’une cohorte hétéroclite et tonitruante de héros torturés, défigurés, travestis, instables, ridicules, les élites s’offusquent de cette invasion de monstres sur les terres de Tintin et de Blake et Mortimer. A longueur d’éditoriaux, les représentants de l’élite culturelle – française en particulier – dénoncent l’invasion des « japoniaiseries » qu’ils ne sont pas loin de voir comme un Pearl Harbor culturel. On accuse les Japonais de vouloir prendre leur revanche de 1945, en lançant une offensive de crétinisation générale de la jeunesse occidentale. Mais tant d’inquiétude exprimée avec tant de conviction ne font rien à l’affaire. En quelques années, la vague manga balaie ses concurrents. Akira, l’enfant mystérieux, assigne Astérix à résidence au fond de son petit village gaulois.

Les tirages de mangas, en France en particulier, atteignent des chiffres astronomiques. Le manga représente désormais 45 à 50 % des ventes de bandes dessinées en France où 15 millions de volumes sont distribués chaque année. Mais ce succès n’est pas celui d’un art et d’une communauté de créateurs ; c’est avant tout celui d’un produit industriel, fabriqué en grandes quantités, parfaitement adapté à ses marchés.

Le manga s’adresse à des publics que les éditeurs européens n’ont jamais cherché à séduire, celui des jeunes femmes en particulier. Les éditeurs de mangas ont été les premiers, et les seuls, à proposer de la bande dessinée réalisée par des femmes, parfois des jeunes filles, à une clientèle féminine de tous les âges. En s’affirmant, ce Shōjo Manga s’éloigne à la vitesse de la lumière des poncifs du roman-photo. Les héroïnes se revendiquent libres de se perdre dans l’amour physique sous toutes ses formes, jouissent de torturer psychiquement des amants qui ne sont jamais à la hauteur de leurs espoirs et de leurs fantasmes. Au Japon, la terrible crise des années 1990 a détruit l’image des hommes, ces vaincus de la récession. Les femmes profitent d’une « révolution douce » dont les valeurs et les fantasmes se déclinent presque exclusivement au féminin.

La hardiesse amoureuse et érotique des scenarios séduit autant les Japonaises que les Européennes. Mais en Occident, aucun éditeur n’aurait pris le risque de publier les aventures de Sato, écolière sage et prédatrice sexuelle. Qui aurait parié un euro sur le succès de Ravina, la sorcière kawai (mignonne) qui vit dans une décharge et complète sa formation de méchante fée en enchaînant les aventures torrides ? Candy, à l’optimisme inébranlable, insupportable de béatitude, a été chassée à grands coups de fouet du monde manga par Marie, bisexuelle, rebelle, qui trouve son plaisir dans le chaos et l’humiliation des machos.

Ils convoquent sans vergogne vampires roumains, dieux nordiques et titans grecs.

Le manga a conquis le monde en lui offrant ou en lui vendant à très bas prix d’innombrables histoires de transgression. La bande dessinée japonaise a triomphé parce qu’aucune forme d’expression artistique contemporaine n’a su se montrer aussi iconoclaste. Les mangakas n’ont respecté aucun tabou.

Ils ont parlé crûment de sexe aux enfants. Ils ont créé des femmes au corps de fillette et à l’âme de soudard assoiffé de sexe et de sang. Les professeurs ont été humiliés, les parents moqués dans ces milliers et ces milliers de pages qu’une armée de stakhanovistes de la plume et du feutre ont livrées chaque semaine. Les timides tentatives de la censure pour maîtriser ce flot sans cesse plus abondant de tonitruantes loufoqueries n’ont servi à rien, ni au Japon, ni en Occident. Le manga est une créature indomptable que ses innombrables métamorphoses commencent à épuiser. La bête s’essouffle. Elle peine désormais à repousser ses limites. En devenant un pilier essentiel de la culture du Japon, le manga commence à rentrer dans le rang. Il est plus poli, plus conventionnel, infiniment moins dérangeant qu’il ne le fut entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début des années 2000.

Cool Japan

En lançant le slogan Cool Japan pour améliorer l’image du pays écornée par le souvenir des atrocités commises pendant la guerre, la brutalité de la société nippone envers ses vieux et ses exclus, les scandales financiers, les faillites et la catastrophe de Fukushima, le Gouvernement japonais a inoculé le virus de l’amabilité au manga. Les nouveaux mangakas se contentent de copier, en plus suave, en moins féroce, ce que la génération précédente avait inventé dans la rage et la fureur. La courbe des ventes commence à s’infléchir vers le bas. Le manga est vieux, aussi fatigué que le peuple qui l’a tant aimé pendant septante ans. Dans dix ans, un tiers des Japonais auront plus de 65 ans. Ce n’est pas un âge convenable pour lire des histoires folles. Encore moins pour en inventer.

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