N° 134 - Printemps 2021

Je suis un forçat des lettres

Entre couvre-feu et reconfinement qui inscrivent la liberté d’aller dehors sur la liste des paradis perdus, j’ai osé sortir mon 67e* et dernier (c’est juré !) livre. Plusieurs raisons expliquent cette décision tardive. D’abord, n’ayant plus rien à dire, je crois avoir épuisé toutes les façons de me répéter, fut-ce avec d’autres mots ; ensuite, le métier d’écrivain ou assimilé implique la contemplation d’un nombril dont j’ai terminé depuis longtemps la découverte ; enfin, tout ce qui précède une publication relève des travaux forcés. Ajoutez à cela que nombre d’auteurs de chef-d’œuvre se sont contentés d’un seul bouquin.

Tout commence par la recherche d’un sujet puis d’un éditeur. Lorsqu’on fait carrière depuis plusieurs décennies dans les librairies, conscient d’encombrer davantage les bibliothèques que de meubler les esprits, on a eu plusieurs éditeurs. Il convient d’éliminer ceux avec lesquels on s’est fâché, ceux qu’on soupçonne de minorer le nombre d’exemplaires vendus et ceux qui considèrent que la promotion ne concerne que les petits pois. L’accord peut se conclure au cours d’un déjeuner plus ou moins gastronomique mais dont l’éditeur règlera toujours l’addition. Entre les escargots et le paris-brest, on discute les conditions. À savoir, le nombre de pages, la date de parution, le pourcentage sur les ventes ainsi que l’à-valoir qui peut aller du simple remboursement du papier noirci à une petite fortune et la couverture (avec photo si l’on a déjà montré le bout de son nez à la télé). Dans cette perspective, toutes les options sont possibles : caricature, portrait datant de la première communion, image plus récente mais bien retouchée. Certes, le sort réservé aux « précédents ouvrages du même auteur » constitue l’élément déterminant du traitement ainsi que l’importance du tirage en fonction des succès passés sachant que la réimpression n’interviendra que si l’on a fait bonne impression. Je n’oublie pas l’appréhension qu’à 91 ans, on accouche d’un bébé mal formé. Les spécialistes affirment que le titre contribue aux ventes à hauteur de 50%. Il peut n’avoir aucun rapport avec l’histoire qu’il raconte mais il ne doit pas avoir été précédemment utilisé. Il est donc recommandé de consulter son entourage avant de le choisir.

Sur la table de la salle à manger ou au bout du monde

Après quoi, on se met au travail. Avec un vieux stylo ou un ordinateur de la dernière génération. Sur sa table de salle à manger, dans son bureau ou dans un local extérieur loué pour ne pas être dérangé. Il est également permis de s’en aller tartiner à l’autre bout du monde si l’on est certain de pouvoir faire assimiler les dépenses de voyages et de séjour à des frais professionnels. Si par facilité ou par lassitude on a renoncé à l’écriture, on a le choix entre la dictée à une secrétaire ou à un appareil. Mais l’enregistreur est beaucoup moins sexy. En s’imposant une production quotidienne ou en ne tenant compte que de son inspiration et de son courage, au bout d’un mois, il est loisible de garder secret le début de son manuscrit ou de donner à quelques proches lecture des passages estimés les plus réussis. Les semaines passent. L’éditeur s’impatiente. On le rassure en lui adressant copie d’un chapitre. Le premier si l’on n’a pas été plus loin. Rappel du big boss quelques jours plus tard pour solliciter la participation à « une réunion de commerciaux ». On se trouve alors en face d’une trentaine de représentants très disponibles si l’on est le premier à prendre la parole, au bord de la sieste si l’on intervient très tard. On dispose d’une dizaine de minutes pour évoquer avec enthousiasme une tâche imposée par la quête d’un revenu ou d’un complément de ressources. Puis on remercie chaleureusement de leur attention ces intermédiaires qui, avant la parution, communiqueront à l’éditeur les « notés » recensant les intentions d’achat. Quand l’écriture est achevée, on n’échappe pas aux relectures de ce qu’on nomme très justement des épreuves. Elles exigent beaucoup de vigilance, un sens critique évitant l’autosatisfaction et une collection de dictionnaires. Il s’agit de traquer les redites d’anecdotes et les répétitions de vocable, les fautes de syntaxe, les impropriétés. La suppression des passages inutiles ne va pas sans le risque de transformer un gros livre en petit fascicule. Heureusement, on dispose du secours des correcteurs en chair et en os beaucoup plus savants que leurs homologues de l’informatique. Ces censeurs ne laissent pas plus passer une erreur de date qu’un à-peu-près scientifique. Ils n’ont pas leur pareil pour conseiller l’élimination des phrases auxquelles on tenait le plus. Voire pour ajouter quelques lignes de leur façon. Les avocats ont aussi leur mot à dire car tous les éditeurs appréhendent les procès. L’auteur montre davantage d’indulgence pour son jus de crâne et se contente de s’en gargariser. Or, la meilleure méthode – mais il l’ignore – consisterait à reprendre le gueuloir à l’aide duquel Flaubert appréciait à l’oreille un texte destiné aux yeux.

En maison de corrections

C’est généralement au moment où l’on commence à prendre en grippe son ouvrage que se présente l’attachée de presse. Une dame d’expérience qu’on n’impressionne pas car elle a connu Mauriac et Simenon. Ou une demoiselle que l’éditeur a engagée moins pour sa compétence que pour sa minijupe. Il existe cinq catégories de communicants : ceux qu’on ne voit qu’une fois parce qu’ils sont en train de rédiger un roman infiniment plus passionnant que le vôtre ; ceux qui ne jurent que par la télévision et auxquels la raréfaction des critiques littéraires semble donner raison ; ceux qui font appel à de vieux copains et sont incapables d’en contacter de nouveaux ; ceux qui parviennent à décrocher la couverture en couleurs d’un grand magazine ; ceux qui font valoir comme un exploit d’avoir obtenu dix lignes dans un quotidien de province. L’auteur leur doit les interviews qui expliqueront, prolongeront ou dénatureront son propos et qui, eux, n’émaneront que de quatre espèces de questionneurs : les très occupés qui, n’ayant pas lu le livre, n’interrogent l’auteur que sur des faits d’actualité ; les indiscrets qui s’intéressent davantage à la vie privée de l’auteur qu’à l’existence de ses personnages ; les méchants qui n’hésitent pas à dire à l’auteur le peu de plaisir qu’ils ont pris à sa fréquentation ; les faux gentils qui prédisent « ça peut se vendre puisqu’aujourd’hui on achète n’importe quoi ». À la manière dont le présentateur attrape le bouquin et surtout le repose, le téléspectateur le moins futé comprend qu’il ne l’a parcouru que pour nourrir une petite famille. Avant de l’affronter, il a fallu subir le supplice du maquillage et l’intermède du selfie au côté du pompier de service.

LE MÉTIER D’ÉCRIVAIN IMPLIQUE LA CONTEMPLATION D’UN NOMBRIL DONT J’AI TERMINÉ DEPUIS LONGTEMPS LA DÉCOUVERTE.

À l’époque où la distanciation physique n’avait pas encore été instaurée, on n’échappait pas à la séance d’autographes. Souvent chaperonné par une amie chargée d’épeler le patronyme des acheteurs. Deux situations se présentent alors : ou bien il y a foule devant le stand et l’auteur use de deux ou trois formules très courtes et peu lisibles, ou bien il n’attire qu’un seul client et dans ce cas, il engage avec lui une interminable conversation afin de ne pas paraître trop seul. Les solliciteurs de paraphe émettent parfois d’étranges requêtes. Je me souviens d’un brave homme qui m’avait demandé de calligraphier sur la page de garde « À ma petite femme chérie ». Comme je lui faisais remarquer que son épouse n’était pas la mienne, il avait tourné les talons en me privant ainsi d’une recette de deux euros et trente-cinq centimes.

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