N° 143 - Printemps 2024

ChatGPT4 : vers le « grand remplacement » ?

C’est le débat qui agite aujourd’hui tous ceux qui s’intéressent aux progrès de l’intelligence artificielle (IA). À en croire certains, les IA génératives, et en particulier leur fleuron actuel, ChatGPT4, seraient en voie d’engendrer une nouvelle forme de « grand remplacement », non pas celui dont parlent les mouvements d’extrême droite, mais bel et bien celui de l’humanité pensante tout entière par des logiciels.

De fait, on n’en finit pas de découvrir avec sidération ce dont les LLM (large language models) sont aujourd’hui capables. Il faut avoir soi-même échangé avec ChatGPT4 pour voir que nous avons franchi un cap. Non seulement cette fichue machine passe haut la main le fameux test de Turing (il est difficile, voire impossible de savoir si c’est avec un humain ou avec une machine qu’on discute), mais depuis qu’elle est dotée de la parole et de la vision, elle décrypte des photos et des images mieux et plus vite que 90% des humains.

LE PAPE ET LA SALIÈRE

On lui a tout récemment demandé ce qui pouvait y avoir de drôle dans une image du pape François en train de prier, l’air recueilli, les yeux fermés, soulevant, non pas un calice ou une hostie comme on aurait pu s’y attendre, mais une ridicule petite salière en papier. Avec beaucoup de finesse, ChatGPT a compris tout seul, sans qu’on lui indique la moindre piste, que le comique résidait dans l’opposition entre la profondeur d’un recueillement spirituel et le côté dérisoire de l’objet profane. Si on ajoute que les créations de Dall-E et de Midjourney, les équivalents picturaux de ChatGPT, sont parfois aussi belles qu’originales, on comprend que ce n’est pas seulement dans le domaine de la connaissance que les humains peuvent s’inquiéter, mais bel et bien dans celui de la création qu’on pensait jusqu’alors spécifiquement humaine.

Certains tentent de se persuader que l’IA n’est pas créative au motif qu’elle apprend à partir d’œuvres humaines déjà existantes. Le problème, c’est que les humains procèdent exactement de la même manière. Je ne connais aucun peintre, aucun compositeur ou écrivain qui n’ait pas commencé par étudier les œuvres de ses prédécesseurs de sorte que cette stratégie de « rassurement » s’avère finalement assez peu convaincante.

LA FIN DU TRAVAIL ?

C’est la question que tout le monde se pose. On se demande si de nombreux emplois ne vont pas être supprimés par ces LLM. Une récente étude commanditée par la banque Goldman Sachs a prétendu que, dans ce contexte inédit, au moins 300 millions d’emplois seraient remplacés dans la décennie qui vient par des IA. En 2020, le Forum économique mondial annonçait tabler « seulement » sur des dizaines de millions, ajoutant cependant qu’autant, voire davantage d’emplois pourraient être créés par l’IA : data scientistes, cyber-criminalistes, développeurs de logiciels et tant d’autres dont nous n’avons pas encore l’idée. Il est vrai qu’il faut éviter de raisonner exclusivement en termes malthusiens comme le faisaient les canuts ou les luddites du XIXe siècle qui pensaient que la machine à tisser détruirait leurs emplois sans en créer d’autres.

Mais il y a plus : il est crucial dans ce débat de ne pas confondre tâches et métiers comme le font la plupart des théoriciens de la fin du travail. Il est évident qu’une grande quantité de tâches seront rendues superflues par les progrès de l’IA, ce qui, dit au passage, n’est pas forcément une mauvaise nouvelle s’il s’agit de tâches fastidieuses, répétitives et sans grand intérêt. Que les métiers dans lesquels elles prennent place disparaissent pour autant est, dans la plupart des cas, peu probable. Par exemple, de nombreuses tâches de secrétariat seront accomplies par un logiciel, mais les secrétaires n’en resteront pas moins indispensables pour des activités plus utiles, plus difficiles, mais aussi plus intéressantes et plus humaines.

L’IA, MÊME GÉNÉRALISTE, RESTERA TOUJOURS UNE IA FAIBLE, DÉNUÉE DE CONSCIENCE ET D’ÉMOTIONS, DU MOINS TANT QU’ELLE NE SERA PAS HYBRIDÉE AVEC DU VIVANT.

Même chose pour les médecins, les avocats ou les experts-comptables, dont les missions de conseil seront plus essentielles encore. Au demeurant, quoi qu’en disent certains, les nouvelles IA génératives restent des IA faibles, c’est-à-dire des machines totalement dénuées de conscience et d’émotion.

ChatGPT4 semble comprendre tout ce qu’on lui dit, mais en réalité, il ne comprend rien, strictement rien, et c’est justement ça qui est bluffant : il raisonne à merveille, mais sans pourtant avoir jamais la moindre conscience de ce qu’il nous dit ! Certes, des quantités d’activités intellectuelles sophistiquées vont désormais être accomplies par des IA généralistes (AGI) ; reste que le choix entre des systèmes de valeurs opposés

– démocratie ou totalitarisme, racisme ou antiracisme, gauche ou droite, art moderne ou art classique, etc.
– ne sera jamais le fait d’une machine, sauf si elle est programmée par des humains.

Qu’on parvienne un jour à une IA généraliste supérieure à nous dans presque tous les domaines de l’intelligence pure, une IA qui pourra en outre simuler parfaitement des émotions dans un dialogue avec un humain, est plus que probable. Il est donc clair que ce n’est plus l’intelligence logicomathématique qui nous distinguera des IA, mais, comme l’avait déjà compris Rousseau de manière géniale, notre différence spécifique qui se situe ailleurs, dans la conscience au double sens du terme, intellectuel (conscience de soi) et moral (rapport aux valeurs), associée à la liberté entendue comme la faculté de choisir, des qualités qui n’ont que peu à voir avec l’intelligence pure.

POST-HUMANITÉ

Comme l’écrit à juste titre Daniel Susskind, chercheur à Oxford spécialisé en IA : « Les nouveaux systèmes d’IA génératives réfutent l’idée que l’IA doit ‹ penser › pour résoudre des tâches qui requièrent de la ‹ créativité › et du ‹ jugement ›. » De fait, l’AGI n’a nul besoin pour fonctionner de « penser » comme un humain, c’est-à-dire de façon réfléchie (consciente et émotionnelle) pour parvenir à des résultats extraordinaires. Les intérêts et les émotions supposent du « ressenti » et, par suite, un organisme vivant, biologique, de sorte que si on parvient un jour à créer une IA forte, c’est-à-dire une machine dotée de conscience et d’émotions, ce ne pourrait en toute hypothèse être qu’en fabriquant des chimères, des humanoïdes hybridés, des cyborgs ou des « animat ». C’est du reste dans cette voie d’une « post-humanité » que s’oriente Neuralink, l’entreprise créée par Elon Musk. Si la peur, comme toujours, est mauvaise conseillère, il n’en reste pas moins qu’il est grand temps d’arrêter de nous voiler la face, d’essayer de nous rassurer en nous moquant des ratés des premiers pas de ChatGPT3. Ce n’était encore qu’un bébé, la nouvelle version est des milliers de fois supérieure, et dans dix ans, on rira moins, car il nous dépassera dans une infinité de domaines scientifiques ou logiques.

Il est donc urgent, plutôt que de céder à la peur face à une lame de fond qu’en toute hypothèse personne ne pourra arrêter, d’imaginer avec lucidité les moyens d’éviter que l’humanité ne devienne sa première victime. Dans le monde scolaire, il va falloir revaloriser les métiers qui seront les moins impactés, ceux qui associent la tête, le cœur et la main : le spécialiste en médecine, par exemple le radiologue, sera plus impacté que le généraliste, et ce dernier plus impacté que l’infirmière. Jardinier, cuisinier, directeur d’hôtel sont parmi tant d’autres, des métiers qui ne disparaîtront pas de sitôt. Il faudra bien sûr opérer une régulation (il y a une urgence absolue touchant les deepfake…), mais cela ne suffira pas.

Il faudra dès que possible organiser la complémentarité entre l’humain et l’IA, afin qu’elle soit pour nous une aide et non l’instrument d’une mort annoncée. Je suis convaincu que c’est possible, le vrai problème étant de savoir si les spécificités humaines (le choix des valeurs, l’intelligence émotionnelle, la conscience de soi et le libre arbitre) ne constitueront plus qu’une petite niche, ou si au contraire elles deviendront, pourvu du moins qu’on les développe et les valorise enfin dès l’école, plus importantes que jamais, tant dans le monde de la création artistique et littéraire que dans celui de l’entreprise et du travail.

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