N° 137 - Printemps 2022

Un problème de place

C’est un espace vide qui met de la vie dans la ville. Élément phare de l’urbanisme, la place conjugue activités commerciales et divertissements. Mais à Genève, existe-t-elle encore vraiment ?

À force de la voir se multiplier dans nos villes, elle a fini par perdre un peu de son identité. En urbanisme, la définition de la place est précise. Elle est un espace vide qui sert à l’activité économique et au divertissement. C’est sur elle que s’organisent des rassemblements temporaires (des foires, des marchés) tandis que tout autour s’agglutinent des lieux permanents d’échange et de loisirs (théâtres, cinémas, bars et restaurants). « À part chez les Romains pour qui la place servait à la fois de lieu de rassemblement et de défense et qu’ils installaient au cœur des villes, la place s’établit plutôt en périphérie, explique Olivier Boesch, architecte chez Buro à Genève et à Paris. Historiquement, elle se trouvait aux portes des cités. C’était l’endroit qui accueillait les marchandises et les échanges commerciaux une fois passé les murailles. Il fallait donc quelque chose de suffisamment grand et libre de tout obstacle. Bref, il fallait de la place. »

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(AFP)
L’Alexanderplatz de Berlin, le modèle de la place moderne conçue par Peter Behrens en 1932.

DENRÉE RARE

À Genève, l’une des dernières en date a été inaugurée à Lancy. Sauf qu’avec son banc et ses quelques arbres, la place de Pont-Rouge n’en est pas vraiment une, du moins pas selon les critères communs. Il faut dire qu’à Genève, contrairement à Paris, la place est une denrée rare. On repère celles de Longemalle et du Molard. « Pour la première, ce n’est plus vraiment le cas. La seconde pourrait, en effet, remplir cet office. Il faut savoir qu’autrefois, le lac mouillait ces places qui servaient de quais sur lesquels les bateaux débarquaient leurs marchandises », reprend Olivier Boesch qui constate qu’avec son Grand Théâtre, son conservatoire de musique, son musée Rath et son parc des Bastions « la place de Neuve est une place culturelle, certes, mais qui sert surtout de carrefour aux voitures avec la statue équestre du Général Dufour pour indiquer la bonne direction ». La Plaine de Plainpalais ? Ses marchés, ses cirques, son skatepark et ses commerces alentour pourraient faire d’elle une bonne place. Sauf que non. « C’est un cas particulier, reprend l’architecte genevois. À l’origine, le lieu était une île enserrée par les méandres de l’Arve et servait à l’armée pour ses exercices. Certains de ces méandres ont ensuite été comblés, la rivière canalisée dans son lit actuel et l’espace baptisé du nom de ‹ plaine ›. Pour autant, il ne s’agit pas d’une place, mais plutôt de ce qu’on appelle un foirail, qui se rapprocherait du caravansérail. Et puis la plaine n’a pas d’adressage. Vous n’habitez pas au numéro 12, plaine de Plainpalais. Alors que les habitations autour des places sont toutes adressées. »

La Piazza Navona à Rome
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(DR)
La mise en scène monumentale de la Piazza Navona à Rome.

ESPACE THÉÂTRAL

Au XIXe siècle, au moment où dans toute l’Europe les villes explosent sous la pression démographique et étouffent dans les fumées des usines, certains vont essayer de savoir si dans l’histoire les cités ont toujours été aussi dures avec ceux qui les habitent. C’est le cas de l’architecte et théoricien Camillo Sitte dont le livre L’Art de bâtir les villes, publié en 1889, est toujours une référence. Il a étudié les plans du Moyen Âge et de la Renaissance. Il a notamment dressé une typologie des places à travers le temps pour analyser leurs points de vue, la position des divers éléments qui les constituent, leur théâtralité. Car la place est aussi un lieu symbolique, un lieu de mise en scène du pouvoir. « Regardez la Piazza Navona à Rome. Sa forme elliptique rappelle qu’elle se trouve sur l’ancien emplacement du stade de Domitien qui date du Ier siècle. Vous y accédez par des ruelles assez étroites et vous découvrez cet espace gigantesque avec ses fontaines monumentales. C’est prodigieux. »

La place du marché à Carouge
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(David Wagnières)
La place du marché à Carouge, construite par des architectes piémontais au XVIIIe siècle, est la seule vraie place de Genève.

TROTTOIR ÉLARGI

Les architectes modernes vont être fascinés par les écrits de Sitte que Le Corbusier cite d’ailleurs abondamment dans son ouvrage La construction des villes. Pour autant, ils vont petit à petit abandonner la place au profit des transports et notamment de l’automobile. « La place va devenir kitsch. On va en faire des pastiches, sans contexte historique ni épaisseur. Réalisée en 1932 à Berlin par Peter Behrens, l’Alexanderplatz est, pour moi, la dernière vraie place de l’architecture moderne. » Dans les années 90, Genève a eu quelques velléités de faire des places en rendant aux piétons des espaces pris par les voitures. Dans le quartier de Saint-Gervais, la place Simon-Goulart a ainsi été transformée. On a remplacé le parking par des tables et des arbres pour accueillir les étudiants de l’école des arts appliqués qui se trouve juste en face. « Mais là non plus ce n’est pas vraiment une place. Disons que c’est un trottoir très bien élargi. »

Pour trouver une vraie place à Genève, il faut aller à Carouge. La ville a été cédée au royaume de Sardaigne au moment de la signature du Traité de Turin en 1754. Le roi Victor-Amédée III fit venir des architectes piémontais pour transformer le hameau en cité confortable qui prendrait bientôt le titre de Ville royale. Le Sud s’y connaissant plutôt bien en matière de places, il va donner à la Cité sarde ce cachet méditerranéen unique dans le canton. « La place du marché coche toutes les cases : elle accueille des foires, des marchés et les habitants l’investissent l’été. Tout autour se trouvent un cinéma, des commerces, des bars et des restaurants, énumère Olivier Boesch. Une place où il fait bon vivre. »

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